c/ La confusion des catégories ontologiques

En même temps que le danger se fait tout humain et qu’Erichto propose son aide pour écarter la menace de tout « home que mais nasquist »829, la nuit change de statut dans l’œuvre du trouvère franco-italien. Moment privilégié des divinations, charmes et autres sorcelleries, laps de temps pendant lequel les revenants peuvent se manifester, la nuit est le lieu privilégié d’une séance effrayante de magie noire, dans les Fet des Romains. Le texte en prose précise d’ailleurs qu’au moment de commencer ses sorts, Erichto rend les ténèbres plus profondes : elle « fist un poi la nuit oscurir par son enchantement »830.

Mais dans la chanson de geste de Nicolas de Vérone, le cadre nécessaire à l’évocation du mort est bien différent. La magicienne

‘Veant le fil Pompiu elle fist oscurir
Les airs devers senestre, cum fust nuit por dormir,
E devers destre pars fist le soleil luisir831.’

Le ciel est scindé en deux moitiés strictement opposées : comme il se doit le côté gauche, « senestre », est celui des ténèbres, alors que le droit est celui de la lumière. Cette répartition bi-polaire est révélatrice de la duplicité et de l’ambiguïté du personnage d’Erichto, mi-sorcière, mi-femme, consultée en tant que pythonisse. Ce que Sextus attend d’Erichto, c’est bien qu’elle éclaircisse, qu’elle mette à jour une vérité qu’il ne peut voir pour l’instant. Le vocabulaire est symbolique : à proprement parler, Erichto doit faire la lumière sur ce qui est d’ordinaire obscur : l’avenir, la destinée de Sextus832.

De fait, si la partie sombre des « airs » s’obscurcit « cum fust nuit por dormir »833, la nuit perd son caractère effrayant pour se résumer au seul moment du repos. Au cœur même de la scène la plus noire de toute son œuvre, une scène de nécromancie, Nicolas de Vérone considère la nuit sans lien symbolique avec une peur quelconque. Le surnaturel disparaît de son royaume de prédilection. A ce titre, il est significatif que la rencontre entre les deux personnages principaux de cet épisode consacré à la révélation de l’avenir n’ait pas lieu de nuit.

Certes, tout comme dans les Fet des Romains, Sextus et ses hommes partent à la recherche de l’enchanteresse « en la mie nuit »834, mais là où la chronique indique : « tant la quistrent […] que il la virent »835, Nicolas de Vérone opère une modification essentielle en concluant la laisse VI sur la rencontre elle-même : « Troverent Heriton qand le solaus leva »836. Symboliquement, l’arrivée d’un jour nouveau marque l’achèvement d’un itinéraire de l’ignorance à la connaissance, de la bassesse et vilenie des hommes de Sextus à la renommée d’Erichto.

Ce parti pris est tout à fait net et la confrontation des laisses VI et VII montre bien le dédain du poète pour celui qui « non fu pas digne […] de etre le fil Ponpiu »837 :

‘Qar de la mort se dote cum l’en qe vil cuer ha.
Lour prist de ses barons ou il plus se fia :
Ce furent des plus fobles qe en l’ost se trova.
Por trover Heriton o soy li amena;
Droit en la mie nuit das suens se desevra.
Tres por mi li sepolcres – si com l’en li conta-
E por mi li carners vont cercant za e là.
Sor une roce antie ou nul ne conversa,
Ou devoit la bataille etre che non boisa,
Troverent Heriton, qand le solaus leva838.’

Il semble s’agir d’un véritable parcours initiatique : les personnages, décrits sans complaisance aucune et accusés explicitement, sont totalement condamnables aux yeux de Nicolas de Vérone. Pour parvenir à ses fins, Sextus doit affronter les ténèbres, la solitude, le silence et évoluer dans un univers hostile.

A l’opposé, Erichto, dont on sollicite la parole et que l’on rencontre au petit matin, jouit de la sympathie du poète. Au moment même où elle entre dans la narration, le soleil se lève, les multiples « sepolcres » et « carners » traversés se réduisent à un « petit cimitire »839. La « roce antie » perd elle aussi ses caractéristiques effrayantes. Le contraste est donc total quand s’ouvre la laisse VII :

‘La roce fu petite ou Heriton estoit,
Un petit cimitire pres desouz terre avoit840.’

Si le gigantisme est souvent le signe du monstrueux et du diabolique, la petitesse semble signifier l’humanité de la sorcière. De la même façon que dans l’Entrée d'Espagne, la description du géant Feragu minimise ses aspects monstrueux841, l’adjectif « petit » est répété deux fois dans la Pharsale là où les Fet des Romains ne mentionnent que la « roche »842. Il joue le rôle d’un hypocoristique et donne un caractère attachant au portrait de la Thessalienne. Dès lors, les bienfaits du jour peuvent remplacer les maléfices de la nuit.

Cette nuit n’est redoutable que lorsqu’elle est en lien avec des personnages négatifs de la Pharsale : c’est le moment où Sextus abandonne le camp de son père, et donc symboliquement la possibilité d’une accession à l’héroïsme843, et où César est susceptible d’attaquer844. Erichto, qui désormais ne règne plus sur les ténèbres, profite du moment réservé ordinairement au sommeil845 pour tenir ses promesses et respecter la parole donnée :

‘E quand sourvint la nuit, qe l’aire se scurist,
Heriton p[r]ist le cors, de dans un feu le mist.
Quand tretot fu bruslé, la poudrere reprist
E ao vent la jeta, cum a l’arme promist846.’

De cette façon, l’esprit qu’elle a convoqué et fait revenir parmi les vivants ne pourra être tourmenté par qui que ce soit847. Proposant de brûler le corps du défunt, et le brûlant effectivement, la sorcière d’hier s’affirme comme digne de confiance et comme un personnage enclin à aider autrui, à lui porter secours. L’image noire, néfaste et diabolique semble définitivement révolue.

A l’instar des sorcières de Thessalie, Erichto est toujours maîtresse de la temporalité ; elle peut inverser l’ordre des éléments naturels, chronologiques ou géographiques, mais la capacité à changer le jour en nuit, et réciproquement, n’est plus qu’une preuve, parmi d’autres, de sa puissance, et non pas de sa sorcellerie :

‘Le fesoient le çorn sembler tant oscuri,
Cum fust da mie nuit, quand plus est enbruni,
E la nuit fesoient sembler çorn esclari848.’

Le jour et la nuit, qui alternent au sein d’un chiasme parfait, se réduisent à de simples unités chronologiques849.

Figure archétype de ce que F. Dubost appelle les « grandes deablies »850 du Moyen Age, Erichto représente et incarne à elle seule le mythe de la sorcière. Nicolas de Vérone ne pouvait faire l’économie d’un tel passage obligé de la Pharsale : le moment où Sextus, fils aîné indigne de Pompée a recours à la sorcellerie et à la nécromancie pour connaître l’issue du conflit. Mais cet épisode, malgré les apparences, n’est pas d’une fidélité exemplaire au texte des Fet des Romains.

En effet, le poète franco-italien y propose une nouvelle interprétation de la « magie noire ». Les éléments du décor surnaturel sont respectés et le trouvère évoque sorcière, revenants, âme des défunts, cimetière et prophéties. Mais alors que Roland oppose « nigromancie » et art « raisnable » dans l’Entrée d'Espagne 851,les différents éléments évoqués par Nicolas de Vérone dans la scène de divination se résument précisément à un cadre, à des artifices rhétoriques dont la vocation est de donner une certaine couleur locale au texte : la Thessalie est connue comme une terre de sorcellerie. Cet art est réservé aux femmes et parmi les nombreux mages et magiciens, « sour touz en avoient les fames lous e cri »852.

Dans la chanson de geste, Erichto est la plus réputée de toutes ces sorcières, mais non pas la plus maléfique, et elle joue pour Sextus un rôle de bienfaitrice, de conseillère et de protectrice. L’entretien des deux personnages, tout empreint de courtoisie et de sociabilité en est le signe.

Le trouvère ne cache pas la laideur de son protagoniste merveilleux, et la peur qu’il peut inspirer. Il fait même d’Erichto une description tout à fait originale853, mais il insiste autant sur son humanité que sur sa noirceur. « La seule présence des sorcières ne fait pas le fantastique » écrit F. Dubost854 ; dans la Pharsale, la seule présence du fantastique ne fait pas la sorcellerie. Par une série de déplacements et de choix de lecture, le poète dédramatise ce qu’il semblait, à première lecture, retranscrire mot pour mot à partir de la chronique en prose. Le portrait de la sorcière est celui d’une noble dame et le surnaturel prend toutes les caractéristiques de l’humain.

Dans la Pharsale, comme dans l’œuvre du Padouan, le diabolique est humanisé. Mais Nicolas de Vérone accentue cette tendance, sans doute due à la date de rédaction tardive des textes, en ôtant à la nuit tout caractère effrayant ou diabolique et en faisant de César un être dangereux, néfaste, bien plus condamnable que peut l’être la magicienne thessalienne. De fait, l’épisode de la rencontre de Sextus et d’Erichto se lit plus comme une condamnation explicite de la noirceur de César et de la faiblesse du fils de Pompée que comme un réquisitoire à l’encontre de la sorcière ou de la sorcellerie.

Notes
829.

La Pharsale, v. 314.

830.

Les Fet des Romains, p. 499, l. 23-24.

831.

La Pharsale, v. 193-195.

832.

Le vers 171 va dans le même sens de cette symbolique du visible et de l’invisible lorsque Sextus demande à Erichto que « celé[e] ne [lui] soit » l’issue du combat.

833.

La Pharsale, v. 194.

834.

La Pharsale, v. 145. Ce vers reprend à l’identique le texte des Fet des Romains : « entor mie nuit », p. 498, l. 11.

835.

Fet des Romains, p. 498, l. 12 et 14.

836.

La Pharsale, v. 150.

837.

La Pharsale, v. 78-79.

838.

La Pharsale, v. 141-150.

839.

La Pharsale, v. 152.

840.

La Pharsale, v. 151-152.

841.

Voir J.‑C. Vallecalle, « Fierabras ou le gigantisme discret. Le rayonnement de Fierabras dans la littérature européenne », Actes du colloque international de la Société Rencesvals , 6-7 Décembre 2002, éd. M. Le Person, Lyon, CEDIC, Université Jean Moulin, 2003, p. 137-150. Cette peinture plus nuancée de géant sarrasin renvoie à celle dont parle B. Guidot au sujet de Loquifer dont certains comportements sont louables. Voir à ce sujet B. Guidot, « Le géant sarrasin de la Bataille Loquifer et quelques chansons de geste : une nouvelle peinture de l’Autre ? », Travaux de littérature, XVII, 2004, Les grandes peurs, 2 : La peur de l’Autre, p. 83-96.

842.

Les Fet des Romains, p. 498, l. 14.

843.

La Pharsale, v. 145.

844.

La Pharsale, v. 305, 310 et 311.

845.

La Pharsale, v. 194.

846.

La Pharsale, v. 300-303.

847.

« au mond n’est fou ne saze / Qe travailer te poise » avait assuré Erichto, la Pharsale, v. 256-257.

848.

La Pharsale, v. 89-91. Le sujet de ces verbes est « les sorcières de Thessalie ».

849.

C’est d’ailleurs le sens qu’il convient de donner au terme même de « nuit » dans la suite et fin de la Pharsale. Une fois le combat engagé, lequel ne durera finalement qu’une seule et même journée, Domice comprend que la lutte sera acharnée :Qar bien voit qe s’il vit jusqe a la noit serine,

Qe Cesar(on) nen aura cil zorn joie terine

Sor Pompiu ne sa zant ne anch victoire fine.(v. 1579-1581)

La nuit, et encore est-ce une « nuit serine », ne marque que la limite du jour, de même qu’elle se résume, un peu plus loin, à une simple unité de mesure quand les habitants de Mythilène demandent à Pompée, à deux reprises, de leur faire l’honneur de « demorer » parmi eux « une nuit » (v. 2381 et 2383) ou quand le narrateur précise que le héros vaincu « cil çorn e celle nuit fu de dans a Fasele » (v. 2583). Les treize occurrences du terme dans la Pharsale opèrent donc un glissement axiologique de la nuit ténébreuse et effrayante à la nuit strict parallèle du jour, mesure du temps qui passe. Le réalisme concret remplace le symbolisme et ce, dès l’épisode d’Erichto où se retrouvent la plupart des emplois du terme.

850.

F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, Paris, Champion, 1991, t. II, p. 632-709.

851.

L’Entrée d'Espagne, v. 3996.

852.

La Pharsale, v. 88.

853.

La Pharsale, v. 129-134.

854.

F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, op. cit., t. II, p. 659.