a/ Le modèle antique

Dès qu’il aborde le thème de la magie noire dans son texte, l’auteur des Fet des Romains porte un jugement sur la nécromancie d’Erichto. Sextus est un homme vil et faible qui a peur de la mort et redoute l’issue du combat. Il veut connaître sa destinée.

‘Mes il ne l’enquist pas en la maniere que Appius avoit fet. Plusors manieres estoient d’augures et d’enchantemenz por quoi li ancien enqueroient des choses à venir856.’

Suit alors une longue digression sur les arts prophétiques antiques dans la chronique en prose857. Deux façons de prédire l’avenir existent : l’une noble, autorisée, consiste à lire les augures, interpréter les signes dans le ciel. C’est ce à quoi César a recours lors du passage du Rubicon. Dans les Fet des Romains, cet art, proche de l’astronomie, est l’apanage du vainqueur de la guerre civile, à deux reprises858, et les deux fois le jugement porté par l’auteur est positif. Cette science est licite, liée à Dieu859. A l’opposé, la « nigromance » -le terme est rappelé trois fois dans la digression qui précède la rencontre de Sextus et d’Erichto860- relève du « deable »861 et doit être condamnée. Cette distinction est strictement identique à celle que Lucain opère entre la divination officielle et la magie illicite862. Dans le texte français, c’est parce qu’il a entendu parler de cet art de « nigromance » que Sextus veut y avoir recours. De la même façon dans la Bible, la consultation des revenants est condamnée863 et Saül meurt parce qu’il interrogé ceux qui consultent les morts : « pythonissam consuluerit »864.

L’introduction de l’épisode d’Erichto est totalement différente dans la chanson de geste de Nicolas de Vérone. Certes, Sextus est toujours effrayé à l’idée de perdre le combat, et il veut connaître ce que l’avenir lui réserve. Mais dans la Pharsale, son désir de prophétie ne lui fait pas préférer tel ou tel art : il veut savoir, peu importe la manière. Alors seulement la réputation des sorciers de Thessalie s’impose à lui. Selon cette lecture, la coïncidence est heureuse d’avoir suivi César dans cette terre étrangère. D’une certaine façon, le futur vainqueur porte donc la responsabilité du choix d’un pays maléfique puisqu’il a lui-même désigné, par sa fuite, le lieu de l’affrontement final : « Il ala en Tesaille, e Pompiu man a man / Après luy segonda »865. Sextus se contente de chercher un moyen d’entrevoir sa destinée, sans avoir prémédité de consulter les revenants :

‘E Sextus por peor tant fist e tant queri
Qe pour ceus dou païs li fu dit e geï
Qe tot le mond n’estoit de sorciers si garni
Comant estoit Thesaille, selon qe ont hoï :
Tant estoient celor de les ars reampli
Ch’i fesoient mervoilles en cil païs anti866.’

La longue digression explicative des Fet des Romains disparaît et aucun jugement de valeur n’est énoncé : Nicolas de Vérone se garde de tout départ entre augure et nécromancie, entre Dieu et diable. En outre, à ce point de la narration, le terme « nigromance » est totalement absent. L’auteur conserve le thème du sorcier867 -et comment pourrait-il en être autrement ?- mais toute idée de sorcellerie est écartée de son poème.

De fait, lorsqu’Erichto commence ses charmes, elle divise le ciel en deux moitiés pour pouvoir révéler l’avenir de Sextus868 et la répartition spatiale et géographique qu’elle opère n’est pas sans évoquer l’art licite et autorisé de la lecture des augures, puisque le côté gauche est lié à un funeste présage. Tout se passe donc comme si Nicolas de Vérone superposait deux divinations bien différentes : la lecture des augures et la nécromancie qui prend, dans son texte, des allures de science exacte.

Lorsque Sextus et ses hommes rencontrent Erichto, elle utilise sa magie pour que la bataille se déroule précisément dans la plaine de Thessalie au détriment de tout autre lieu possible car elle envisage d’envoyer des corps de guerriers à Pluton869. Les Fet des Romains présentent cet enchantement dans une longue description qui occupe 11 lignes dans l’édition moderne :

‘Disoit iluec charmes et sorceries, et mesloit venins et jus d’erbes ensamble, et enchantoit le leu au mielz qu’ele pooit […] car grand esperance avoit es charoignes des nobles homes qui morroient ou champ : lors porroit ele choisir de quel part qu’ele voudroit sanc et ners et moeles por presenter as baillix d’enfer […] Cil d’enfer en feroient grand joie […] En avoit conmenciez a fere ses enchantemenz870.’

Le champ lexical de l’épouvante et de la sorcellerie est largement développé et l’auteur de la chronique semble se complaire dans des descriptions macabres et sordides.

En revanche, Nicolas de Vérone ne détaille pas les actes d’Erichto et réduit considérablement cette présentation des faits puisque deux vers lui suffisent pour évoquer les activités de sa protagoniste :

‘Iluec ovroit ses ars e formant se penoit
A ce qe la bataille fust en cil destroit871.’

Outre la neutralité du verbe ovrer, l’ambiguïté du terme ars, qui peut tout aussi bien renvoyer à des sortilèges de type maléfique qu’à des sciences autorisées, confère aux activités de la sorcière un certain statut dont est exclue toute idée de diablerie. Le poète insiste sur la peine et les efforts qu’Erichto fournit et l’évocation de cette ardeur fait du personnage un être louable dont le travail est méritant872. Par ailleurs les « charoignes »873 disparaissent et seuls sont évoqués les « cors romains »874 que la magicienne envisage de remettre à son maître. Plus sobre, l’expression est là pour atténuer le côté diabolique, et par là même condamnable, du dessein d’Erichto.

Lorsque l’enchantement lui-même débute, le texte en prose est encore largement amputé : des 32 lignes875 pleines de sorcelleries, « venin », « espices », « cerveles », « pestilences » et autres « ielz dou dragon »876, Nicolas de Vérone ne garde que quelques vers. Le laconisme et la concision stigmatisent l’efficacité même des charmes d’Erichto dont les effets sont immédiats :

‘Heriton feit ses sors, li dyables conzure :
Plus de X mil vienent877.’

La juxtaposition des deux propositions indique qu’aussitôt convoqués, les diables se mettent au service de la sorcière. De la même façon, au moment de la description du personnage, le poète se contente d’affirmer : « Asés fesoit mervoilles que je ne say nomer »878, résumant ainsi 31 lignes des Fet des Romains 879 et signifiant son désintérêt pour l’aspect fantastique de l’épisode.

L’économie narrative et descriptive dont le trouvère fait preuve montre de façon certaine que la sorcellerie ne l’intéresse pas. R. Specht avait déjà souligné la discrétion de Nicolas de Vérone et son peu d’engouement pour la littérature de l’horreur, les envoûtements et les diableries880. Bien plus, il semble que dans l’esprit du poète, Erichto soit plus magicienne que sorcière dans le sens où « la magie est la science de ceux qui savent ; la sorcellerie, l’approximation de ceux qui voudraient savoir »881. De fait, le personnage en impose par ses connaissances et son art, qui n’est ni jugé ni condamné. Erichto est alors présentée de façon laudative. Alors qu’il était bien présent dans le texte en prose, le surnaturel lié à la magie noire disparaît, ou du moins s’estompe considérablement, dans la chanson de geste. La réécriture de Nicolas de Vérone est loin d’une servilité aveugle à la source utilisée : elle est guidée par une vision cohérente du monde au sein de laquelle les personnages positifs ne croient pas aux « arts magiques ».

Ainsi, et à la différence de ce qui se passe dans les Fet des Romains, Pompée ne fait pas de sacrifice avant le combat, alors que César est soupçonné d’y avoir eu recours. Lorsque Nicolas de Vérone décrit les présages qui précèdent la bataille, il introduit une lamentation de Lucain déjà présente dans la chronique française882 :

‘« Ce ne say », dit Lucan, « se Cesar le çornaus
Avoit fet sacrifice as diés ou a li faus
Qe fortuna mostra tant signaus por engaus »883.’

L’équivalence entre les deux antonymes « diés » et « faus », qui remplace les « deables » du texte en prose884, est la même que celle qui montre César faisant armer « li buens e li maovais »885 ou interdisant à tous, « bon e pir »886, d’offrir une sépulture aux défunts. Elle souligne l’absence totale de modération du personnage qui, incapable de trouver un juste milieu, confond le Bien et le Mal et, sans morale aucune, se sert de tous les moyens pour parvenir à la fin qu’il s’est fixée. Plaçant ses actions sous la tutelle d’une force supérieure, quelle qu’elle soit, César n’hésite pas à s’en remettre au sacrifice, quand bien même ce dernier serait voué au diable.

Or, et c’est là un choix de Nicolas de Vérone particulièrement révélateur, cette coutume propre aux Anciens du sacrifice avant un engagement armé ne s’applique, dans la version rimée, qu’au personnage de César. Dans la chronique en prose, les deux généraux suivent les rituels de libation, même s’il est précisé que Pompée ne parvient pas à faire offrande comme il l’aurait souhaité :

‘Uns tors que Pompee vost sacrifier, si con costume estoit as Romains quant il entroient en bataille, s’en eschapa de l’autel ou l’en le devoit offrir et s’en foï jusque ou champ ou la bataille fu887.’

L’auteur de la chronique met sur le même plan, du moins en intention, les deux guerriers et justifie la nécessité du sacrifice par une tradition culturelle. A l’inverse, Nicolas de Vérone passe sous silence la tentative de sacrifice de la part de Pompée et fait du héros vaincu de la guerre civile un personnage qui s’en remet exclusivement à sa stratégie guerrière au détriment de toute aide magique, surnaturelle ou superstitieuse.

Notes
856.

Les Fet des Romains, p. 495, l. 25-27. Cette précision disparaît dans le texte de Nicolas de Vérone.

857.

Les Fet des Romains, p. 495, l. 27 - p. 496, l. 8.

858.

César y a en effet recours lors du passage du Rubicon et lors de la bataille de Durazzo.

859.

Les Fet des Romains, p. 496, l. 8.

860.

Les Fet des Romains, p. 496, l. 3, 6 et 8.

861.

Les Fet des Romains, p. 496, l. 8.

862.

Lucain, De Bello civili, VI, v. 423-434.

863.

Lévitique, 19, 31 ; 20, 6 et 20, 27.

864.

I, Chroniques, 10, 13.

865.

La Pharsale, v. 49-50.

866.

La Pharsale, v. 82-87.

867.

Nous trouvons le terme lui-même au vers 84.

868.

La Pharsale, v. 193-195 :Veant le fil Pompiu elle fist oscurir

Les airs devers senestre, cum fust nuit por dormir,

E devers destre pars fist le soleil luisir.

869.

La Pharsale, v. 153-157 ; les Fet des Romains , p. 498, l. 18-26.

870.

Les Fet des Romains, p. 498, l. 15-26.

871.

La Pharsale, v. 153-154.

872.

Dans la chronique en prose, la peine qu’Erichto se donne est bien présente mais elle arrive en fin de description des différents maléfices effectués de sorte qu’il faut comprendre que la sorcière fait tout ce qui est en son pouvoir pour accomplir ses sorts diaboliques.

873.

Les Fet des Romains, p. 498, l. 19.

874.

La Pharsale, v. 156.

875.

Les Fet des Romains, p. 500, l. 29 à p. 501, l. 26.

876.

Les Fet des Romains , respectivement, p. 500, l. 30 et 31, p. 501, l. 13 et 15, p. 501, l. 4 et 5, p. 501, l. 17 et p. 501, l. 10-11.

877.

La Pharsale, v. 221-222.

878.

La Pharsale, v. 128.

879.

Les Fet des Romains, p. 497, l. 10 – p. 498, l. 9.

880.

R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 130-132.

881.

G. Bechtel, La Sorcière et l’Occident, op. cit., p. 50.

882.

Les Fet des Romains, p. 510, l. 9-11.

883.

La Pharsale, v. 607-609.

884.

Les Fet des Romains, p. 510, l. 10.

885.

La Pharsale, v. 679.

886.

La Pharsale, v. 2026.

887.

Les Fet des Romains, p. 510, l. 6-9.