Le Pompée de la Pharsale est alors comparable au Roland de la Prise de Pampelune qui n’a jamais recours au merveilleux, à la différence de ce qui se passe dans les autres récits des combats de l’armée française au delà des Pyrénées.
En effet, les textes italiens de la matière espagnole n’hésitent pas à avoir présenter une certaine forme de surnaturel païen, essentiellement caractérisé par l’utilisation de la magie ou d’autres arts qui s’y rapportent. Les épisodes qui font apparaître esprits, grimoires et démons, sans doute véhiculés par le folklore oral, par la légende des aventures de Charlemagne en Espagne et par la tradition du Roman d’Alexandre 888, sont nombreux et font partie intégrante par exemple de l’Entrée d'Espagne du Padouan : Marsile pratique l’hydromancie889, l’influence des planètes est déterminante dans l’explication de certains caractères890, l’art de la physionomie est très développé891 et la « nigromance » ponctue le texte de façon récurrente892. Dans l’article qu’il a consacré au sujet, A. Limentani remarquait à juste titre, que « le linee di demarcazione fra astronomia, astrologia, negromanzia e varie arti non sono effettuate con segno netto, così come manca una chiara distinzione fra arti lecite e illecite »893. L’Italie du XIVe siècle montre un goût très prononcé pour l’astrologie et la magie.
Mais Nicolas de Vérone, dans la Prise de Pampelune tout comme dans la Pharsale, ôte de ses textes toute référence ou allusion à des pratiques surnaturelles au sujet desquelles il aurait à porter un jugement. Dans les Fatti de Spagna, après avoir fait le récit de son voyage en Orient, Roland demande des nouvelles de l’armée française, mais comme toute liaison est coupée avec la France, il est inquiet. Il consulte alors un esprit, qui est toujours à sa disposition et qui est désigné par le terme de foletto 894. C’est ainsi que le héros de Roncevaux apprend les noirs desseins et la trahison d’Anseïs resté à Paris :
‘Rolando bene sapeva tuto lo conveniento, ch’el suo folleto li aveva dito tuto el fato de Ansuyxe. Rolando disse al foleto : « Yo voglio che tu el faza savere a Karlo tuto el fato de Ansuyxe. » Respoxe el foleto : « Voluntera. » Atanto se parte el foleto da Rolando : con uno vento se leva, molte grande e rabioxo, che tendie, lanze e paviglione faxeva tremare, e lli cavalli faxeva inzenogiare in terra895.’Cet esprit, présent aussi dans le Roland à Saragosse 896,est totalement absent de la chanson de geste de Nicolas de Vérone, alors que, dans les textes italiens, c’est sur le dos de ce foletto que Charlemagne se rend ensuite à Paris :
‘Arivò al paviglione de Karlo et era in del primo sogno quando ziaschaduno deva possare, e disse : « Karlo, Karlo, Karlo, se tu demori fin al terzo zorno, tu seray vergogniato della Regina, ché Ansuyxe la prenderà per spoxa, e in quella note prenderà matrimonio insiema ». Respoxe Karlo : « Como dezo io fare ? » Respoxe el foleto: « Se tu non voy anominare el tuo Dio, io te portarò, anze che sia meza hora, a Parixe, e faray guastare quello tal matrimonio ». Disse Karlo : « Quello faray voluntera » ; e Karlo ge montò suxo spalle, e’l foleto se leva in ayro, e vassene a Parixe.897 ’Aucun de ces éléments ne figure dans la Prise de Pampelune.
Nicolas de Vérone s’éloigne donc de la tradition légendaire et évite toute intervention surnaturelle et toute mention d’un quelconque art magique ou illicite. Le poète élimine de ses textes les aspects diaboliques de la magie noire, tout en portant un jugement négatif sur ceux qui ont recours à ces superstitions et « arts magiques ». Il propose ainsi une sorte de nouveau Code théodosien puisqu’il fustige la faiblesse de l’homme sans condamner la pythonisse dans la Pharsale. Selon le code rédigé à Constance en 357, cinq grands crimes, dont la sorcellerie, ne peuvent mériter le pardon898 et si le mage est fautif, celui qui le consulte le devient aussi899. A l’inverse, Nicolas de Vérone condamne Sextus, qui consulte la sorcière, sans accabler la magicienne et les héros des chansons de geste tels que Pompée, Charlemagne ou Roland se passent totalement d’adjuvants merveilleux. Dans son œuvre, il n’y a plus de nette distinction entre magie condamnable et science autorisée.
Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, éd. L. Harf-Lancner, E.‑C. Armstronget alii, Paris, Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1994.
L’Entrée d'Espagne, v. 400-414 et en particulier v. 403-404 : « En la loi Saracine fu Marsille saçans / D’art et d’astrologie, e fu bon nigromans ».
L’Entrée d'Espagne, v. 2365-2372.
L’Entrée d'Espagne, v. 6282-6289.
L’Entrée d'Espagne, par ex., v. 2181-2182.
A. Limentani, « Astronomia, astrologia e arti magiche nell’Entrée d’Espagne », art. cit., p. 142.
Voir à ce sujet M. Stanesco, « Le follet de Roland », Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval, éd. B. Guidot, Besançon, Paris, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1995, p. 79-92.
Les Fatti de Spagna, XL, p. 87.
Dans ce texte, l’esprit est au service de Charlemagne. Voir Roland à Saragosse, v. 12.
Les Fatti de Spagna, XL, p. 87. Le récit est similaire à celui que l’on trouve dans la Spagna, XXI, 38-XXII, 9, vol. 2, p. 311-318.
Il s’agit de l’homicide, de l’adultère, du viol, de l’empoisonnement et de la sorcellerie.
Codex Theodosianus, éd. G. Olms, New-York, Hildesheim, 1975, IX, 16, 4 / 16, 2 (319) / 16, 4 (357) : « Que personne ne consulte… ». Au sujet de l’importance de ce code dans la condamnation de la sorecellerie, voir G. Bechtel, La Sorcière et l’Occident, op. cit.,p. 33-40 : « le temps des codes ».