c/ La tradition religieuse

Cela s’explique sans doute parce que le démoniaque a lui aussi totalement disparu du monde que présente Nicolas de Vérone dans ses poèmes, qu’il s’agisse de la Pharsale, de la Prise de Pampelune ou de la Passion. Dans cette dernière épopée, la présentation du personnage de Judas est tout à fait révélatrice des choix et orientations de lecture effectués par le trouvère puisque le traître meurt comme n’importe quel Païen et que le diable emporte son âme en Enfer900. Mais le texte biblique est traduit en style épique sans pour autant laisser de place à une quelconque surenchère spectaculaire comme c’était la coutume dans les Passions dramatiques.

Dans le texte de la Passion Notre Seigneur par exemple, pas moins de 55 vers sont consacrés à la scène de la pendaison de Judas901 auxquels il faut certainement ajouter des effets scéniques. Lorsque Judas expire, il invoque les Puissances infernales et s’en remet aux démons :

‘« Hé ! Mort felonnesse et obscure,
Pren moy ; je suis faulz et trahistes !
A cent dyables je me rent quites.
Quant j’ay osé mon seigneur vendre,
Sanz remede je me vois pendre.
Diables, prenez mon esperit ! »902

G.‑A. Runnalls, éditeur de ce mystère, introduit à ce moment du texte la didascalie : « Des diables sortent de l’Enfer pour prendre le corps et l’âme de Judas » et cela ne doit pas surprendre. En effet, la pièce est riche de diableries et de manifestations merveilleuses903, autant de preuves visibles de l’aspect divin et/ou diabolique des personnages dont l’histoire est représentée.

Moins visuel, puisque poème narratif, le texte du Livre de la Passion manifeste cependant lui aussi un goût certain pour le surnaturel. Narrant le même épisode, l’auteur dit de Judas :

‘Et puis s’en ala au seür pendre.
Le ventre li creva par mi ;
Par la son esperit issy,
Que por la bouche n’issi mie
Pour tant qu’il en avoit besie
La bouche Nostre Sauveur904.’

La mention de ce corps qui s’ouvre en deux, qui se retrouve plus tard dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban905, est tirée des Actes906 et de l’Histoire scolastique de P. Comestor :

‘Et suspensus crepuit medius. Et diffusa sunt viscera ejus, sed non per os ejus ut sic parceretur ori, quo Salvatorem osculatus fuerat. Non enim tam viliter debuit inquinari, quod tam gloriosum, scilicet os Christi, conrigerat907 .’

Elle participe d’une donnée légendaire selon laquelle le pécheur est puni par où il a péché. Judas ne peut mourir comme un homme, son âme ne peut s’échapper de son corps par sa bouche qui a commis un si horrible forfait. Condamné à mourir comme une bête, à perdre ses entrailles, Judas est damné, et son âme est logiquement vouée au diable.

Cette tradition trouve une autre expression dans la Passion des Jongleurs où le suicide de celui qui a vendu Jésus, tout aussi diabolique, est accompagné de l’épisode curieux du coq et du chapon908 : Judas rentre chez sa mère qui lui reproche sa trahison. Il répond que le chapon en train de rôtir chantera avant que Jésus ne ressuscite. Se lève alors tout d’un coup le chapon qui va chantant dans la maison. Convaincu de son péché, Judas se suicide de désespoir. Cette légende paraît fort ancienne, des versions similaires se trouvent dans un texte latin du XIIe siècle et dans certains manuscrits grecs de Nicodème publiés par Tischendorf 909 mais pas dans la Passion de Nicolas de Vérone.

Dans ces textes, la mort de Judas est d’autant plus spectaculaire que le personnage acquiert une importance considérable. De fait, si l’on exclut le texte de la Passion du Christ, où le protagoniste est réduit à sa plus stricte nécessité narrative910, toutes les Passions présentent un Judas fort complexe, animé par l’appât du gain, fondamentalement mauvais depuis toujours et pour toujours911.Le texte du Livre de la Passion est peut-être celui qui analyse le plus précisément la personnalité de Judas.

Dans ce poème, le traître acquiert une évidente épaisseur narrative, héritée des données légendaires, qui fait de lui un être totalement noir, un « personnage » au sens littéraire du terme. Menteur et dissimulateur dès le début de l’œuvre, il feint d’être en désaccord avec le geste de Marie Madeleine qui vient d’oindre le Christ, à cause de la valeur perdue de l’onguent qu’il eût mieux valu répartir aux pauvres. En fait, le narrateur explique plus loin :

‘Judas n’avoit des povres cure,
Les mos out dit por couverture.
Larron estoit et usurier.
Nostre Sauveur l’eut fait boursier.912

Les motivations de l’usurier sont moins nobles et plus personnelles : elles se résument à une simple avidité913. A ce premier vice s’en ajoutent d’autres, tous développés dans l’œuvre qui présente une véritable biographie de Judas914 : abandonné à la naissance par sa mère915, recueilli et nourri par une « fame » dont il tua le fils916,

‘Deables qui en luy se bouta
Fit tant que il tua son pere
Et si prinst a force sa mere
Et puis vendi le roy de gloire […]
Le diable bien le tenoit,
Qui dedens son cuer se fu mis.917

Le personnage est accusé de tous les crimes, fratricide, parricide, inceste et trahison comme si l’auteur du poème narratif avait voulu transformer Judas en type même du mal. En effet, dans son portrait se reflètent des images aussi bien bibliques que mythologiques, les figures aussi bien de Caïn que d’Œdipe. Enfin, Judas est également voleur : il profite de l’inattention de Jésus lors de la Cène pour lui dérober son poisson918. Ce motif, assez répandu dans la tradition, annonce la trahison.

Or, aucun de ces éléments ne se retrouve chez Nicolas de Vérone, qu’il s’agisse des détails de la vie de Judas ou des anecdotes qui entourent son trépas. Point de dispersion des entrailles, point de chapon qui ressuscite, point de diabolisation à outrance du personnage. La présentation de Judas se limite à ce qu’elle est dans les Evangiles, même si le poète franco-italien relit les textes bibliques à la lueur de sa culture épique. Les aspects proprement démoniaques du surnaturel disparaissent de sorte que la frontière entre magie noire et merveille devient poreuse.

L’œuvre de Nicolas de Vérone se caractérise par une absence remarquable des éléments surnaturels, en dépit des sources ou traditions légendaires utilisées. La création littéraire du poète ne dépend pas de tel ou tel texte pré-écrit, de telle ou telle anecdote oralement véhiculée, mais est régie par une vision globale strictement terrestre de l’univers dépeint. Si le merveilleux, la magie et le surnaturel font partie intégrante du récit que le trouvère propose, alors ils se retrouvent dans la Pharsale, la Prise de Pampelune ou la Passion. Lorsqu’ils ne sont pas strictement nécessaires au déroulement de l’action, ils disparaissent purement et simplement.

Notes
900.

La Passion, v. 724-725.

901.

La Passion Notre Seigneur, v. 1680-1725 : remords et suicide de Judas.

902.

La Passion Notre Seigneur, v. 1720-1725.

903.

G.‑A. Runnals, éd., Introduction, « La mise en scène », p. 82-84 ; voir aussi F. Mone, Schauspiele des Mittelalters, Karlsruhe, 1846, vol. II, pour une description de la mise en scène du Donaueschiger Passionspiel, mystère allemand qui ressemble de près à la Passion Notre Seigneur.

904.

Le Livre de la Passion, v. 970-975.

905.

Arnoul Gréban, le Mystère de la Passion, v. 22009-22023.

906.

Actes, 1, 18.

907.

Pierre Comestor, Petri Comestoris Scolastica Historia, éd. A. Sylwan, Turnhout, Brepols, coll. Corpus Christianorum. Contunatio mediaevalis, 191, 2005.

908.

La Passion des Jongleurs, v. 984-1043.

909.

Voir A.‑S. Nappier, History of the Holy Rood Tree, London, Trübner, Early English Text Society, 103, 1894, p. 68-70. Voir également A.‑J. Amari-Perry, éd., Introduction, p. 37.

910.

Il apparaît au vers 60, trahit le Christ, et disparaît de la diégèse. Aucune préméditation, aucun repentir, pas de suicide, le personnage ne jouit d’aucune épaisseur dans cette Passion du Christ et ne nous intéresse donc pas ici.

911.

Sur la légende de Judas au Moyen Age voir P.‑F. Baum, « The medieval legend of Judas Iscariot », Publications of the Modern Languages Association of America, 31, 1916, p. 481-632 et P. Lehmann, « Judas Iscariot in der lateinischen Legendenüberlieferung des Mittelalters », Studi Medievali, n° 2, 1929, p. 289-346.

912.

Le Livre de la Passion, v. 305-308.

913.

Le Livre de la Passion, v. 308-328.

914.

Le Livre de la Passion, v. 331-383.

915.

Le Livre de la Passion, v. 333-334.

916.

Le Livre de la Passion, v. 335-339.

917.

Le Livre de la Passion, v. 340-343 et 382-383.

918.

Le Livre de la Passion,v. 440 : « Judas son poisson li embloit ».