3) Les songes

La littérature épique est riche de songes ou de visions, ou de toutes formes d’apparitions qui permettent aux personnages d’entrevoir leur avenir. Elément surnaturel du merveilleux chrétien, le songe fait partie de la chanson de geste sans y jouer pourtant, la plupart du temps, de rôle dans l’intrigue919 . Artifice rhétorique, il permet à l’auditoire une certaine prescience des événements mais ne permet pas aux personnages qui ont été informés de ce qui les attend de changer le cours de ce qui a été fixé920 . Le rêve épique se distingue par deux caractéristiques essentielles : tout d’abord, il signifie aux personnages la présence de Dieu, s’inscrivant ainsi dans la problématique de la manifestation des puissances supérieures et du sens à donner à cette présence du surhumain dans l’épopée. Ensuite, le rêve a une fonction prophétique : il précède toujours l’événement, qu’il s’agisse d’un ordre que Dieu adresse directement à ses sujets, comme peut l’être par exemple la reconquête de l’Espagne, imposée à Charlemagne, ou d’un avertissement préalable, d’une vision de ce qui arrivera921. Enfin, A.‑J. Dickman souligne que « l'explication immédiate des songes est assez rare » et précise que les rèves sont « généralement compris à la lumière des événements qui suivent »922 .

Dans une certaine mesure, l’Entrée d’Espagne conserve au songe la place qui était la sienne dans l’épopée traditionnelle puisque Charlemagne, ayant réuni le conseil, pose le problème de l’expédition en Espagne et évoque saint Jacques qui lui est apparu en songe à trois reprises923 . En revanche, la Prise de Pampelune, pièce la plus épique des trois textes de Nicolas de Vérone, est totalement dépourvue de rêve ou de vision, comme si le poète, qui maintient dans la Pharsale et dans la Passion les songes de Pompée, de Cornélie, de César et de ses guerriers et de la femme de Pilate, réservait ces visions à des personnages païens, par pur respect des sources utilisées, au détriment de toute interprétation merveilleuse chrétienne possible.

Notes
919.

Tel est le cas par exemple de la vision de la femme de Pilate dans la Passion de Nicolas de Vérone (v. 691-695) qui est totalement inopérante puisqu’elle ne change en rien le sort de Jésus : malgré la demande de son épouse, Pilate laissera condamner le Christ.

920.

Au sujet de la thématique du songe dans la chanson de geste voir entre autres : H. Braet, Le Songe dans la chanson de geste au XII e siècle, op. cit., p. 103-109 (« Nature et fonction de l’annonce prophétique ») ; A.‑J. Dickman, Le Rôle du surnaturel dans les chansons de geste, op. cit., p. 200-201; J.‑C. Vallecalle, « Les formes de la révélation surnaturelle dans les chansons de geste », art. cit., p. 80-90 ; M. de Combarieu du Grès, L’Idéal humain et l’expérience morale chez les héros des chansons de geste, op. cit., t. II, p. 511-515. Comme outils de travail, parce qu’ils listent et recensent différentes catégories de songes dans de nombreuses épopées, les ouvrages de M. de Combarieu du Grès et A.‑J. Dickman sont particulièrement précieux. On consultera également avec profit J. Le Goff, Un Autre Moyen Age, op. cit., p. 687-751 : « Les rêves ».

921.

Voir par exemple le songe prophétique de Charlemagne dans Girart de Vienne où Roland livre un combat à Olivier avant que les deux adversaires ne finissent par se lier d’amitié : Girart de Vienne, éd. W. Van Emden, Paris, Didot, coll. Société des Anciens Textes Français, 1977, v. 4752-4765. L’empereur est rassuré par ce « songe mirabilleus et fier », v. 4754.

922.

A.‑J. Dickman, Le Rôle du surnaturel dans les chansons de geste, op. cit., p. 119.

923.

L’Entrée d'Espagne, v. 66-80.