a/ Vision surnaturelle et discours rationnel

La femme de Pilate n’apparaît que très brièvement dans la Passion pour demander à son mari de ne pas condamner le Christ. La façon dont elle légitime sa requête est révélatrice du fait que dans l’univers créé par Nicolas de Vérone, le songe ne peut, à lui seul, influencer les personnages :

‘E sa fame a dir li envoia landeman,
Che Jesu il ne fist soufrir mort ne achan,
Qar mesfeit ne li avoit ne a nul home terran ;
E en vision pour lu avoit eü grand afan
Und che ancour de peour avoit le cuer tout plan924.’

Le poète suit le texte de Matthieu,27, 19, dont la leçon correspond également à celle de Luc925. Dans les deux Evangiles, la demande de clémence est justifiée par le seul rêve de la nuit précédente :

‘Sedente autem illo pro tribunali misit ad illum uxor eius dicens : « Nihil tibi et iusto illi multa enim passa sum hodie per visum propter eum »926.’

A l’inverse, dans son texte, Nicolas de Vérone superpose une autre justification à cette vision nocturne de Procula927 : l’épouse du procurateur insiste sur le fait que Jésus n’a jamais causé de tort à quiconque et ce vers 693 explicite le terme « juste » des Evangiles.Or, dans le discours, cet argument de justice intervient avant la mention du rêve. Dans la Passion franco-italienne, l’innocence du Christ prime et la raison est première par rapport au songe, irrationnel, qui n’intervient qu’en second plan.

Cet épisode révèle un sens tout différent dans la Passion d’Auvergne où il est largement développé928. Le personnage, qui s’appelle ici Percula, est effrayé d’un cauchemar fait la nuit. Couleuvres, serpents et autres bêtes féroces lui sont apparus en vision et des menaces ont été proférées à l’encontre du gouverneur romain et de sa famille. C’est donc par strict intérêt personnel, motivé par sa propre peur, que la femme prie son mari de ne pas condamner le Christ, et non par goût de justice, au nom de l’innocence de Jésus. Ce n’est pas le cas dans le texte de Nicolas de Vérone. Dans sa chanson de geste, les hommes n’agissent pas conformément à telle ou telle forme de surnaturel qui s’impose à eux ; ils font d’abord confiance à leur raisonnement humain929.

Notes
924.

La Passion, v. 691-695.

925.

Luc, 23, 13-25.

926.

Matthieu, 27, 19.

927.

Ce nom de la femme de Pilate, que Nicolas de Vérone ignore, vient du texte apocryphe de Nicodème.

928.

La Passion d’Auvergne, fragment B, v. 1912-1951.

929.

Au sujet de l’épisode de la femme de Pilate voir C. Thiry, « Une avocate inspirée ? Procula dans les Passions françaises », Le Moyen Français, 11, 1982, p. 54-88. Dans la Passion Notre Seigneur, la famille de Pilate inervient en la faveur de Jésus, mais il n’est nullement question d’un songe quelconque, v. 2163-2164.