b/ Des songes non interprétés

De fait, lorsque César rêve, il ne cherche ni à analyser les images oniriques qui se sont imposées à lui ni à les associer à une quelconque intervention divine. Après le combat,

‘Miesme Cesaron non dormoit a leixir,
Ains li estoit avis qe le Pompiu empir
E tous li senators q’il avoit feit perir
Tenisent li lor brains sor lu por grand aïr,
Cum si li vousistent toz li membres tolir ;
E une layde forme sembloit a luy venir,
Qe le voloit tuer, ond se prist a spoentir930.’

La « layde forme » dont il est question est déjà présente dans les Fet des Romains 931, mais il est intéressant de remarquer que le poète franco-italien laisse le lecteur deviner ce dont il s’agit. Aucune précision supplémentaire n’est donnée sur l’origine et la signification de cette vision, alors que la chronique française évoque « unes ledes formes […] qui resembloient deable »932. Nicolas de Vérone choisit de ne pas faire de cette apparition une intervention diabolique et laisse donc Dieu totalement étranger aux actions de son personnage. Dans la Pharsale, le vainqueur de la lutte armée n’est pas condamné par le Ciel. Dès lors l’épouvante ressentie par le guerrier s’interprète davantage comme un sursaut de la conscience individuelle que comme une réaction face à une manifestation divine.

Immédiatement après la mention du diable, les Fet des Romains précisent : « n’estoit pas merveille : assez le pooit sa conscience reprendre des mals qui lors et autres foiz avoient esté fet par lui »933 mais Nicolas de Vérone ne parle pas non plus explicitement de l’éventuel remords de son protagoniste. Les vers 2009-2015, qui reprennent ce passage, n’évoquent qu’un malaise de César. Tout se passe alors comme si le poète franco-italien interprétait la chronique dans le sens de l’émergence d’un sentiment de culpabilité sans que ce dernier ne soit lié au Diable. De la sorte, le jugement divin n’est plus nécessaire au jugement des hommes et la conscience individuelle remplace les puissances surnaturelles.

Le même processus psychologique du remords implicite se retrouve dans la description de l’attitude des hommes de César après le combat :

‘Après s’en veint couçer(e) ceschuns de dans le lit
Qe fu de suen parant, qi qe l’ait in despit.
Mes faus repois avoit ceschun soz suen carpit,
Qe dormant nul n’avoit seçor ne respit,
Ançois li ert avis qe l’estor fust eslit
Par combatre da cef, ond ceschun ert aflit934.’

Après une lutte aussi injuste que la guerre civile menée par César, les guerriers ne peuvent littéralement pas envisager de se reposer sereinement. Retardé dans un premier temps par l’acharnement même du meneur d’hommes à vouloir éliminer définitivement le moindre survivant935, l’apaisement est ici compromis par la prise en considération, a posteriori, de l’horreur du conflit. Le « faus repois »936 traduit l’impossible sommeil réparateur. Les soldats ne parviennent pas à trouver le repos :

‘Ceus ne porent la nuit in nul repos dormir,
Qar dormant cuidoient lor nemis invaïr
E [qe] la zant Pompiu li venist asailir.
Tuit se demen(t)oient e pristrent a braïr
E çetoient lour brais cum deüsent ferir.
Il sembloit qe la terre prendist soz eus gemir
E che foldres e trons li vol[s]isent oncir
E che les airs serens prendisent a scurir.
Lor parans veoient, q’avoient feit morir :
Envers lour venoient por tuer e coupir937.’

Tourmentés, agités par des cauchemars tenaces, les hommes de César sont confrontés au sursaut de leur sens moral. L’étude des rimes de cette laisse est particulièrement intéressante : au « dormir »938 qui représente l’activité qui aurait dû être celle des personnages s’opposent les infinitifs « invaïr », « asailir », « braïr », « ferir », « gemir », « oncir », « scurir », « morir », « coupir »939. La lutte armée du jour a laissé la place à un conflit interne que chaque guerrier vit individuellement.

De plus, de la même façon que ces hommes ne parviennent pas à trouver le sommeil, leur manière d’appréhender l’adversaire évolue : s’ils pensent d’abord à leur « nemis »940, ils envisagent progressivement, et ce n’est pas un hasard, la « zant Pompiu » puis leurs « parans »941, comme s’ils prenaient conscience de l’horreur des crimes commis, une fois le combat terminé. Leur désarroi se manifeste visiblement par une agitation nocturne qui évoque celle de Maozeris la veille de sa conversion et qui s’oppose, bien évidemment, à la tranquillité de Pompée la nuit qui précède sa défaite942.

Avant que ses hommes ne s’arment pour aller combattre et après la visite de Sextus à Erichto, Pompée est rasséréné par le songe qu’il a fait :

‘Quand l’aube fu crevee e le çorn esclaris,
A la tende Pompiu sont venu943 – ce m’est vis-
Qar le prince levoit durement esjoïs
D’un ensogne ch’il fist quand il ert endormis :
En vision li fu q’il ert a grand delis
En la cité de Rome e suen cors ert asis
En la plus aute sieçe là ou il [fu jadis],
Quand il oit les vitoires desour ses enemis
D’Espagne e d’Egit e des strances devis :
E ce fu en l’aaçe de trente ans complis.
Environ luy furent tretuit ses buens amis,
Li rois, li senators, li princes, li marchis,
E portoient son nom trosque les airs seris,
E tout le mond entier sembloit a lui souzmis944.’

Ce songe de Pompée est heureux. Le poète explique plus tard la vanité de ce rêve mais le personnage jouit d’une vision toute positive et concrète : « la plus aute sieçe » dont il est question945 désigne la première place de Rome, la fonction la plus importante que le prince a occupée jadis.

Cependant, par intertextualité, elle renvoie à l’image d’Arthur, assis sur la roue de Fortune946, comprenant que « ses sieges estoit li plus hauz »947. Dans le roman français, Arthur est levé de terre, mis sur la plus haute montagne au sommet de laquelle il y a une roue. La verticalité l’emporte et l’on ne peut faire autrement que d’attendre la chute. Cette dernière est imminente puisque Fortune, qui apparaît sous les traits d’une « dame », « la plus bele que [le roi] eüst onques mes veüe el monde »948, fait tourner sa roue et vient le faire « trabusch[er] a terre »949. Cette représentation de la roue de Fortune est une allégorie conventionnelle et banale au Moyen Age : la gloire arthurienne est soumise à la loi universelle de la destruction des empires. Cette loi qui régit les caprices de la Fortune répond au dessein impénétrable de Dieu. Mais Pompée se réveille avant d’avoir été mis à bas.

Ainsi, le songe de Pompée perd ses caractéristiques allégoriques puisque le personnage n’interprète pas les signes qu’il a vus la nuit. C’est bien le poète, en tant que narrateur, qui donne la clé d’interprétation de la vision dans la troisième et dernière partie de la laisse :

‘Mes ce fu faus ensogne – par voir je’l vous plevis-,
Che mais ne revit Rome, ne Rome luy neïs.
Bien la cuidoit veoir – de ce soiés toz fis-
E Rome luy ausi, q’avant q’il fust partis
Se seroient ensamble baisé et acoilis.
Les dames, les pulcelles, li jounes, li flouris
Le cuidoient ancor veoir sans et aitis,
E ch’il deüst sa vie fenir en cil païs :
Qar bien i auroient feit tel honour, tel servis
Com ferent au duch Brutus, cil qe Tarquin maomis.
Bien l’auroient veü, se fortune vousis,
Mes tant li fu contraire qe a mort le tramis
En le païs estrançe das culvers maleïs.
Ce fu mout grand daumaçe, quand le pople remis
D’un si buen condutor orfanin e mendis950.’

Le rêve de gloire de Pompée n’est pas l’annonce d’une chute à venir ; c’est un simple mensonge. Le vocabulaire de l’irréel s’impose et il s’applique non seulement à Pompée, destinataire de la vision, mais aussi à d’autres personnages nullement concernés par la narration, « les dames, les pulcelles, li jounes, li flouris »951 par exemple, demeurés en Italie : le héros « cuidoit veoir »952 sa ville et les habitants de Rome « le cuidoient ancor veoir »953. Cette illusion réciproque est dénoncée par le poète qui emploie de nombreux conditionnels et subjonctifs imparfaits : « se seroient ensamble baisé », « il deüst sa vie fenir », « bien i auroient fet », « bien l’auroient veü »954. Les oppositions sont multiples entre Rome et l’étranger, la gloire et la défaite, la vie et la mort955.

La laisse suivante est entièrement construite autour du problème de la vérité et de la révélation. Dans l’esprit de Pompée la bataille n’est pas encore perdue parce que le songe lui ment et parce que Sextus et ses hommes ne veulent pas lui révéler ce qu’ils ont appris grâce à Erichto

‘Alour proie celour q’avoient ce entis
Ch’il n’en dient noiant a nul dou segle vis.
E celour respondrent : « Nen soiés esbaïs,
Qe ja ne le saura pour nous grand ne petis »956.’

Pompée est donc le seul à ne pas se rendre compte de ce qui est en train de se jouer. Il est comme Arthur ignorant au sommet de sa roue, mais à la différence de ce qui se passe pour le grand roi du royaume de Logres, personne ne vient expliquer à Pompée ce qui l’attend. Au moment d’engager le combat le héros sait cependant qu’il sera vaincu, mais cette prescience ne s’explique pas par une intervention surnaturelle : le héros en a intimement et personnellement la conviction.

Dans la version des Fet des Romains, le rapport de Pompée à Fortune est plus direct : la chronique en prose qualifie d’emblée « l’avision Pompee » de « vaine et decevable »957. Le personnage n’a pas même le temps d’être « esjoïs »958. Le texte français fait plus explicitement référence à la « roe » que « fortune » fait « torner »959 et multiplie les connecteurs : il s’agit d’une démonstration d’une logique implacable.

A l’inverse, Nicolas de Vérone met en scène une tension entre deux moments antagonistes : dans un premier temps, le poète décrit le songe, puis seulement il en dévoile la fausseté, et si Fortune est dénoncée comme « contraire »960 par le narrateur qui juge, elle disparaît du rêve. Seul le « sieçe »961, qui remplace la gloire de Pompée à Rome en un théâtre962, permet d’y renvoyer par l’intertextualité et l’intermédiaire du songe d’Arthur. Pompée ne s’explique pas le rêve qu’il vient de faire. La nuit calme et tranquille qu’il passe s’oppose à l’univers hostile et tourmenté que le poète a présenté quelques laisses auparavant lors de l’épisode d’Erichto. Décrivant l’attitude du héros la veille de l’engagement et privant son rêve de toute manifestation effective du surnaturel, il laïcise ce qui a été pendant toute la tradition épique l’une des manifestations les plus classiques de la présence de Dieu. Pompée n’analyse pas son rêve comme des signes annonciateurs de la défaite prochaine, mais comme un simple souvenir de la gloire passée, et cette seule vision suffit à le rendre « zoiant »963.

En outre, la narration du rêve est faite d’un point de vue objectif et rétrospectif. Le poète situe son action au lever du jour, « quand l’aube fu crevee e le çorn esclaris »964. C’est là une différence majeure par rapport à la scène de la Mort Artu : Pompée est réveillé quand le narrateur rapporte le songe965 alors qu’Arthur le vit en même temps que le lecteur le découvre966. La structure choisie par le poète franco-italien permet d’inscrire le rêve dans une temporalité bien définie et révolue, celle de la « nuit »967, moment du sommeil968. Il semble dès lors difficile que la vision puisse jouer un quelconque rôle prophétique ou puisse avoir la moindre influence sur l’avenir, puisqu’elle est présentée comme un fait passé et par là même accompli.

C’est également le cas dans la vision qui empêche les hommes de César de se reposer sereinement où le plus-que-parfait « q’avoient feit morir »969 rappelle que le rêve intervient après l’événement, une fois le combat achevé. L’action vue en rêve est antérieure au songe lui-même et est bien réelle, elle a effectivement eu lieu. C’est que le rêve s’affirme comme souvenir et non pas vision prophétique.

Notes
930.

La Pharsale, v. 2009-2015.

931.

Les Fet des Romains, p. 542, l. 16. Dans ce texte, il y a plusieurs « ledes formes ».

932.

Les Fet des Romains, p. 542, l. 16.

933.

Les Fet des Romains, p. 542, l. 16-18.

934.

La Pharsale, v. 1993-1998.

935.

La Pharsale, 1909-1922.

936.

La Pharsale, v. 1995.

937.

La Pharsale, v. 1999-2008.

938.

La Pharsale, v. 1999.

939.

Respectivement à la rime des vers 2000, 2001, 2002, 2003, 2004, 2005, 2006, 2007 et 2008.

940.

La Pharsale, v. 2000.

941.

La Pharsale, v. 2001 et 2007.

942.

La Pharsale, v. 359-361.

943.

Le sujet du verbe est Sextus et ses hommes.

944.

La Pharsale, v. 330-343.

945.

La Pharsale, v. 336.

946.

La Mort le roi Artu, § 176, p. 226, l. 61.

947.

La Mort le roi Artu, § 176, p. 226, l. 64.

948.

La Mort le roi Artu, § 176, p. 226, l. 57-58.

949.

La Mort le roi Artu, § 176, p. 227, l. 76.

950.

La Pharsale, v. 344-358.

951.

La Pharsale, v. 349.

952.

La Pharsale, v. 346.

953.

La Pharsale, v. 350.

954.

Respectivement v. 348, 351, 352 et 354.

955.

Voir par exemple les vers 354-356.

956.

La Pharsale, v. 326-329.

957.

Les Fet des Romains, p. 504, l. 26-27.

958.

La Pharsale, v. 332.

959.

Les Fet des Romains, p. 505, l. 7.

960.

La Pharsale, v. 355.

961.

La Pharsale, v. 336.

962.

Les Fet des Romains, p. 504, l. 27-28.

963.

La Pharsale, v. 359.

964.

La Pharsale, v. 330.

965.

La Pharsale, v. 332 :« le prince levoit ».

966.

La Mort le roi Artu, § 176, p. 226, l. 57.

967.

La Pharsale, v. 360.

968.

La Pharsale, v. 333 : « endormis ».

969.

La Pharsale, v. 2007.