c/ Songe et émotion

Dans le cas du songe des guerriers césariens, le souvenir de l’action passée est teinté de remords et de peur, comme si le songe devenait le moment privilégié de l’expression des passions refoulées.

C'est sans doute de cette façon qu’il convient d’interpréter également le songe de la femme de Pompée que Nicolas de Vérone décrit dans son texte. Dans la Pharsale, Cornélie vit des nuits mouvementées au cours desquelles le sommeil, qu’elle trouve difficilement, est perturbé par des visions. Elle croit être avec son époux et son rêve tente de combler la solitude et le manque de l’être aimé. Il serait sans doute anachronique de parler de « manifestation de l’inconscient » mais la description de la douleur et de la peine de l’héroïne, tout inspirée des romans courtois, illustre un des principes fondamentaux du rêve tel qu’il a été analysé et compris par Freud et toute l’école psychanalytique. Il s’agit de parer, la nuit, aux insatisfactions et frustrations du jour :

‘Entroit en lit la dame, de biauté zastelaine :
Sour sa sponde gisoit, non bien cum buene vaine,
L’autre part a Pompiu laisoit entiere e saine
Cuidant li etre pres cum ja li fu prozaine.
Ceschune nuit dormoit en dolor e en paine :
Sovant zetoit suen brais la belle plus d’ayguaine
Por acoler Pompiu, le noble cevetaine,
Mes quand ne le trovoit, tote devenoit vaine970.’

Cette description psychologique de la douleur de l’absence est une originalité du texte de Nicolas de Vérone par rapport à la chronique en prose qui ne mentionne pas de manifestation visible de la souffrance de Cornélie971.

Cependant, la détresse de la femme délaissée connaît une large diffusion dans la tradition italienne depuis le poème l’Intelligenza jusqu’aux Fatti di Cesare :

‘Cornilla v’è dipinta propriamente,
Come piagnea la notte il su’ signore.
Credealo avere in sue braccia sovente,
Poi si svegliava e morìa di dolore;
Come’n proda del letto era piangente,
Lasciando l’altro per segno d’amore:
Il dì, salìa su la rocca a vedere,
Se’nsegne, o legni vedesse venire,
E’l cuor le battea forte di timore972.

Cornelia la quale giorno e notte dimorava in pianto, e svegliandosi si credea trovare Pompeo intra sue braccia, poi non trovava niente, e sempre istava nella sponda del letto, e lasciava per Pompeo la sua parte. Il giorno istava in sulla roccia973.’

A ce moment de la narration, la leçon des Fatti di Cesare répète la scène de l’émoi de Cornélie au moment de la séparation des deux époux, avant la campagne de Durazzo :

‘La notte appresso si svegliò la donna, e sì come forsennata gittò le braccia, credendo trovare Pompeo lato a sé. Non trovandolo, rimase trista e dolorosa e fredda, e con quello dolore apprese giacere sola ; e lasciava la parte di suo letto a Pompeo, e colcavasi sì in preda di suo letto sospirando e piangendo ; e se ella avesse preso lo miluogo del letto, sì sperava che fusse malvagio segno, con disperanza che già mai Pompeo non vi dovesse giacere974.’

En dehors de la chronique française qui ignore cet épisode, le désir amoureux se mue en agitation nocturne et le rêve est directement lié au sentiment et à l’état d’esprit du personnage dans la Pharsale franco-italienne.

Les songes sont très discrets dans l’œuvre de Nicolas de Vérone : aucune manifestation surnaturelle ne vient émailler d’une tonalité sacrée le récit de la Prise de Pampelune 975 et les rêves que le poète rapporte dans la Passion et dans la Pharsale ne sont plus explicitement liés à Dieu. Ils perdent également leur fonction prophétique parce qu’ils interviennent non plus avant, mais après les événements et parce que le message délivré par la vision n’est pas ou est mal compris par les personnages. Nicolas de Vérone réinterprète et laïcise le songe en en faisant l’expression d’un désir ou d’une passion refoulée : là où Cornélie souhaite la réunion de son couple, Pompée voit sa gloire d’hier et César et ses hommes prennent conscience de l’atrocité des forfaits qu’ils ont commis.

Ainsi, le motif rhétorique de la vision, qui permettait aux auteurs de rendre compte visiblement de l’intervention de Dieu dans le devenir terrestre des hommes, prend une signification totalement nouvelle. Le songe devient le lieu privilégié de l’expression de soi et non plus de la transcendance divine. De la sorte, l’individu acquiert une place centrale et prépondérante dans l’univers dépeint par le poète franco-italien.

***

*

Dans la Pharsale, la discrétion de Nicolas de Vérone lorsqu’il décrit les sortilèges d’Erichto s’accompagne d’un changement de point de vue majeur : les « carmens »976 de la sorcière deviennent « merveilles »977. Ce terme est identique à celui utilisé pour qualifier ordinairement les miracles du Christ ou les interventions surnaturelles dans les épopées. Du reste, c’est le terme usuel, et par là même, neutre, pour désigner tout phénomène étonnant, quel que soit le contexte. Il est aussi bien utilisé dans la Passion et la Prise de Pampelune. Cette sobriété de la description se retrouve dans les trois épopées de Nicolas de Vérone et les différentes catégories du surnaturel, traitées avec la même économie, y sont interchangeables. Cette superposition est possible parce que magicus, miraculosus et mirabilis sont des manifestations d’un surnaturel auquel Nicolas de Vérone n’adhère plus.

Le poète conserve la scène d’Erichto, car il respecte la source qu’il utilise, mais il l’adapte de façon à la rendre la moins diabolique possible. Le merveilleux se réduit à une simple formule ou à un artifice rhétorique comme c’est le cas dans la Prise de Pampelune où les combats font rage et où la violence des coups rappelle « l’hiperbólica espadada » épique dont parle R. Menéndez-Pidal au sujet de la Chanson de Roland 978 sans que le merveilleux n’intervienne davantage dans l’action. Les guerriers remercient le Ciel, le prennent à témoin ou s’en remettent à lui ; Charlemagne est aidé au mont Garcin par l’arrivée providentielle de Désirier à qui l’empereur avait envoyé un messager lui demandant de l’aide mais ces interventions du merveilleux dans le texte ne sont que des topoi épiques : le poète se conforme à un style, sans adhérer à la lettre de ce qu’il écrit. Les manifestations surnaturelles qui subsistent sont le fait d’habitudes rhétoriques, de déclics formulaires979. Les expressions du merveilleux sont vidées de leur contenu.

C’est ce qui explique que le surnaturel affleure parfois dans la Passion à des endroits où les Evangiles n’en mentionnent pas. Judas meurt comme n’importe quel traître épique et son âme est emportée par le diable. Mais Nicolas de Vérone traite ce fait avec la sobriété des chansons de geste sans se conformer aux développements légendaires au sujet de Judas que l’on retrouve dans les différentes Passions. L’écriture du trouvère franco-italien est guidée par des règles oratoires, des formules poétiques, sans que l’aspect merveilleux de l’évocation ne soit développé.

Nicolas de Vérone traite le merveilleux de la même façon dans ses trois chansons : réduit à de simples motifs épiques, comme peuvent l’être par exemple les appels à l’auditeur ou les marques d’oralité des textes, il appartient à l’arsenal stylistique dont dispose l’auteur pour faire de ses chansons de véritables épopées. Il ne s’agit que d’une technique littéraire parmi d’autres et le surnaturel en est réduit à un artifice formulaire, vidé de son sens. Il ne contribue pas à l’élaboration de la signification. Dans la Pharsale, l’auteur se garde de condamner l’art divinatoire illicite de la sorcière Erichto et porte un jugement de valeur dépréciatif sur Sextus et ses compagnons. Il s’éloigne des Fet des Romains et s’intéresse essentiellement à l’humain. Il fustige l’homme qui a recours à la magie noire sans juger la magie noire elle-même, et inscrit par là les aventures de ses personnages dans un cadre strictement terrestre dépourvu d’interprétation surnaturelle.

Notes
970.

La Pharsale, v. 2225-2232.

971.

Voir à ce sujet F. di Ninni, éd., Note, p. 200.

972.

L’Intelligenza, poemetto anonimo del secolo XIII, éd. M. Berisso, Parme, Fondazione Pietro Bembo : U. Guanda, coll. Biblioteca di scrittori italiani, 2000, strophe 189. Au sujet de l’Intelligenza, voir E.‑G. Parodi, « Le storie di Cesare nella letteratura dei primi secoli », art. cit., p. 376-392.

973.

Les Fatti di Cesare, livre VI,  XX, p. 224.

974.

Les Fatti di Cesare, livre V,  XIV, p. 170. La scène est directement héritée de la fin du cinquième livre de Lucain.

975.

Au début du texte, Ysorié croit que son père rêve (v. 679-685), mais Maozeris n’est sujet à aucune vision.

976.

La Pharsale, v. 298.

977.

La Pharsale, v. 87, 184 et 191. Ce dernier exemple est particulièrement intéressant puisque la sorcière y promet à Sextus qu’il verra « mervoille sor li feit merveilous ».

978.

R. Menéndez-Pidal, « Lo irreal y lo maravilloso en la Chanson de Roland », art. cit., p. 198.

979.

Au sujet de ces habitudes de rédaction voir D. Boutet, La Chanson de geste, op. cit., « Ecriture et oralité », p. 60-98 ; J. Garel, « La chanson de geste », art. cit., « caractère de la chanson de geste », p. 99 ; J. Rychner, La Chanson de geste, op. cit., p. 127-150 ; F. Suard, La Chanson de geste, op. cit., « le style épique », p. 30-37 ; M. Wilmotte, L’Epopée française, op. cit., p. 200-215 : « La technique du vers et de la strophe » ; P. Zumthor, Essais de poétique médiévale, op. cit., annexe : « La chanson de geste », p. 432-465 ; J.‑P. Martin, « A propos du style formulaire dans les chansons de geste, définition et propositions », Victor Hugo. Pour un centenaire, Lez Valenciennes, 11, 1986, p. 144 ; A. Micha, « Le discours collectif dans l’épopée et dans le roman », De la chanson de geste au roman, Genève, Droz, p. 11-22, reprise de l’article publié dans Mélanges de langue et de littérature du Moyen Age et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, Genève, Droz, 1970, t. II, p. 811-821.