Conclusion

Les personnages de Nicolas de Vérone sont fort peu confrontés au divin ou au diabolique. Les rares passages où le surnaturel affleure encore sont des « passages obligés » des textes sources : épisode de l’oreille de Malchus dans la Passion, visite de Sextus à la sorcière Erichto dans la Pharsale. Lorsque l’inspiration du poète n’est pas guidée par un texte préexistant suivi à la lettre, Nicolas de Vérone exclut toute manifestation du surnaturel. Le merveilleux se réduit dans ses textes au minimum, par respect des sources utilisées. Il disparaît dès lors qu’il n’est pas narrativement nécessaire. A ce titre, nombre de développements légendaires et apocryphes, aussi bien au sein de la matière espagnole que de la tradition religieuse, disparaissent de ses chansons de geste.

Là où l’auteur utilise le surnaturel, celui-ci apparaît comme une simple forme rhétorique qui ne contribue pas à la constitution du sens à donner à l’œuvre. Les choix de Nicolas de Vérone se retrouvent d’un texte à l’autre de façon cohérente et s’attachent à présenter un monde exempt de toute manifestation de la transcendance divine au profit de la peinture d’un univers humain. Cette forme est commune aux trois chansons de geste de Nicolas de Vérone et le cadre des aventures vécues par les héros y est comparable : il s’agit d’un monde strictement humain, parce que l’univers dépeint est exclusivement terrestre. Par là, le poète franco-italien s’éloigne de l’esprit des épopées plus anciennes à la géographie indéterminée980 au sein desquelles le merveilleux est partie prenante du sens et de la vérité de l’œuvre. A l’inverse, Nicolas de Vérone conçoit l’épopée comme une possible conciliation de la vérité légendaire et de données géographiques précises981. Sans doute cela est-il lié à l’importance nouvelle accordée à la géographie, que l’on commence à enseigner dans les écoles secondaires et les universités au XIVe siècle982. C’est également le signe que, pour Nicolas de Vérone, l’héroïsme s’épanouit dans un univers familier et accessible : le monde dans lequel évoluent les personnages de ses textes est tout humain, terrestre.

Lorsque le merveilleux affleure dans l’œuvre du poète, il est plus, pour reprendre une analyse d’A.‑J. Dickman au sujet du surnaturel dans les épopées tardives, « un moyen d’exciter l’intérêt du public qu’un moyen d’édification »983. Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, il n’y a pas de points de passages possibles entre le monde terrestre et le monde céleste et c’est là une grande modification des sources dont le poète s’inspire. Les héros ne sont pas des créatures douées de pouvoirs extraordinaires et Nicolas de Vérone fait le choix d’une épopée résolument humaine : dans un monde privé des manifestations outrancières du surnaturel, les personnages vivent en gardant toujours conscience de leur finitude.

Notes
980.

Au sujet de la géographie dans les chansons de geste, voir J.‑C. Payen, « Encore le problème de la géographie épique », IV e Congrès International de la Société Rencesvals, Heildelberg, 29 Août-2 Septembre 1967 : Actes et mémoires, Studia Romanica, 14, Heidelberg, C. Winter, 1969, p. 203-230 ; B. Guidot, Recherches sur la chanson de geste au XIII e siècle, op. cit.,t. II, p. 670-698 ; J. Subrenat, Etude sur Gaydon, chanson de geste du XIII e siècle, Aix-en-Provence, Editions de l’Université de Provence, Paris, diffusion Ophrys, coll. Études littéraires, 1, 1974, p. 118-122 et J. Lanher, Préface à la traduction de Garin le Lorrain par B. Guidot, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, Editions Serpenoise, 1986, p. 6-7.

981.

Sur la géographie de la Prise de Pampelune, voir R. Specht, « Nicolas de Vérone, la Prise de Pampelune et le chemin de Saint Jacques », art. cit., p. 469-474 ; J. Bédier, « La Prise de Pampelune et la route de saint Jacques de Compostelle », art. cit., p. 805-817 ; Les Légendes épiques, op. cit., p. 120-152. Dans ce même ouvrage, voir pour des observations sur l’Entrée d'Espagne les p. 115-120. On consultera également avec profit Le Guide du pèlerin de saint-Jacques de Compostelle. Texte latin du XII e siècle, édité et traduit en français d’après les manuscrits de Compostelle et de Ripoll, éd. J. Vielliard, 3e édition, Mâcon, 1963. Les études de Bédier sur la géographie dans la Prise de Pampelune ont été reprises par A. Limentani, « L’epica in lengue de France », art. cit., p. 366-367. Pour les questions de géographie dans le Pseudo-Turpin, voir J. Bédier, « La Chronique de Turpin et le pèlerinage de Compostelle », Archéologie Médiévale, XXIII, 1911, p. 425-450 et XXIV, 1912, p. 18-48, ainsi que Les Légendes épiques, op. cit., p. 41-114.

982.

Voir à ce sujet, G. Billanovich, « L’humanisme médiéval et les bibliothèques des humanistes italiens au XIVe siècle », art. cit., p. 198.

983.

A.‑J. Dickman, Le Rôle du surnaturel dans les chansons de geste, op. cit., p. 160.