Conclusion de la première partie

L’œuvre de Nicolas de Vérone est traversée par de puissants principes d’unité aussi bien thématiques et rhétoriques qu’idéologiques malgré l’incontestable hétérogénéité des sujets traités. Inscrits chacun dans des traditions littéraires bien définies, ils mettent tous en scène une même violence épique caractéristique de l’univers héroïque. Au-delà des apparences, Pharsale, Prise de Pampelune et Passion forment donc un tout homogène où le poète donne une vision du monde globale et cohérente. L’unité de l’œuvre, formelle, se comprend nécessairement par le sens, commun, que Nicolas de Vérone a voulu donner à ces représentations héroïques.

L’écriture épique célèbre un héros et les premiers vers des épopées sont tout à fait représentatifs de l’esprit dans lequel les poètes envisagent les rapports des êtres humains avec leur destinée héroïque. L’outrance et l’hybris du personnage sont les deux présupposés essentiels qui permettent la compréhension de l’Iliade mais « la colère d’Achille »984 est remplacée par les hauts faits guerriers dans l’Enéide: Arma virumque cano nous dit Virgile985. A l’extrême fin du Moyen Age, l’Arioste se propose quant à lui de chanter « le donne, i cavalieri, l’audaci imprese, gli amori »986. De l’épopée homérique à l’Orlando furioso, la démesure du héros épique a été remplacée par les amours des chevaliers et des dames.

Dans ce processus de modification de l’épopée, l’œuvre de Nicolas de Vérone occupe une place essentielle : elle situe l’homme au premier plan et lui accorde une importance nouvelle. Le poète franco-italien fait le choix de figures historiques et non pas légendaires. La Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion ne sont pas sans quelque fondement événementiel, parce que la vision de l’épopée du Véronais implique un souci constant d’authenticité. Au moyen des légendes épiques qu’il retranscrit, le trouvère cherche à dire une vérité sur l’homme et cette dernière est garantie par la présentation de personnages réels bien que largement enjolivés par le style même de la chanson de geste. De la sorte, le héros qu’il dépeint n’est pas totalement fictif.

Au moment où l’Eglise et l’Empire se déchirent et où il faut choisir son camp entre les Guelfes et les Gibelins, Nicolas de Vérone refuse de célébrer César, devenu le symbole de l’impérialisme, au profit de Pompée. Ainsi, il n’hésite pas à prendre position et à faire du vainqueur de la guerre civile un être vil et bien peu recommandable. C’est là un trait tout à fait original de la Pharsale : le héros de l’épopée est Pompée puisque le texte, qui s’ouvre à la veille de l’engagement de la bataille décisive, s’achève à la mort du vaincu, ou plus précisément, à son inhumation. De la même façon, dans la Prise de Pampelune, le poète fait l’apologie de l’indépendance des Libres Communes italiennes en présentant Désirier comme l’homme par qui ont été conclus les pactes de Constance. Enfin, rédigeant une Passion, il propose un modèle à suivre mais le protagoniste qu’il décrit s’apparente au Jésus de l’histoire et la narration cesse quand les faits ne sont plus vérifiables ou attestés. En revanche, Judas apparaît comme l’archétype littéraire du traître.

C’est que les chansons de Nicolas de Vérone utilisent le motif du couple épique en lui donnant un sens nouveau. Dans la Chanson de Roland, les deux compagnons, bien que différents, sont complémentaires. A l’inverse, dans les poèmes franco-italiens, les divergences de caractère s’accompagnent d’une rivalité idéologique : l’apôtre et le prophète de la Passion se distinguent de façon aussi catégorique que César s’oppose radicalement, en tout et pour tout, à Pompée. Le duo formé de Charlemagne et de Désirier nuance quelque peu cette vision puisque l’empereur et le roi lombard ne s’affrontent que temporairement. Il en résulte une complexification de l’univers héroïque et des rapports humains au sein de laquelle les motifs rhétoriques eux-mêmes sont profondément modifiés.

Incontestablement, le poète est influencé par des habitudes formulaires de jongleur et de nombreux clichés stylistiques sont présents dans ses textes : un démon vient emporter l’âme de Judas, les guerriers ont une force hors du commun et Erichto pratique la nigromance. Mais il existe un infléchissement fondamental de l’esprit épique dans le sens où ces formules sont précisément vidées de leur contenu sémique et idéologique ; simple ornement, elles ne font plus sens. C’est le cas des différentes manifestations extraordinaires, toujours motivées par un respect fidèle de la lettre : la plupart du temps, il s’agit de merveilleux de façade, d’effets de merveilleux plus que de merveilleux symbolique.

En effet, les trois sources dont Nicolas de Vérone s’inspire ont largement recours au surnaturel et il est alors logique que certains éléments merveilleux affleurent dans les chansons de geste franco-italiennes. Cependant, ils disparaissent dès lors qu’ils ne sont pas strictement nécessaires à la narration. Ainsi, la Passion, synthèse et traduction de Marc, Matthieu, Luc et Jean, fournit un récit exhaustif des derniers jours de la vie terrestre du Christ en laissant fort peu de place aux diverses manifestations des miracles divins et du démoniaque. Proche en cela des textes synoptiques, elle s’éloigne des mystères et privilégie une tonalité délibérément neutre et informative qui en fait une sorte, sinon de nouvel Evangile, du moins de chronique de la Passion.

Dans les deux autres poèmes, cette discrétion est relayée par une éviction totale de tout élément magique, féerique ou inexplicable. Les songes ne sont plus attribués qu’aux Païens, comme si le poète témoignait la plus grande méfiance pour cette possible expression de la transcendance. En outre, les différentes visions qui s’imposent aux personnages sont elles-mêmes vidées de leur contenu, en ce sens qu’elles n’influencent pas le cours des événements et ne sont pas interprétées. Elles restent donc sans effet et se limitent à des habitudes stylistiques régies par le respect du texte source, quand elles ne sont pas explicitement présentées comme une expression des sentiments humains.

Cela vient du fait que le monde dépeint par Nicolas de Vérone est un univers essentiellement terrestre. L’utilisation récurrente de certains termes est révélatrice de cette importance nouvelle accordée à la vie d’ici-bas : l’ « home mondan », que l’on retrouve aussi bien dans la Pharsale que dans la Prise de Pampelune 987, se préoccupe essentiellement de ce qui a trait à sa « vie terraine »988. De la même façon, le Padouan évoquait le « humain destroit »989 et opposait le « terans hon » au « citoien dou regne d’Aquilon »990. Ainsi, l’homme est valorisé et occupe une place unique dans le monde dont il est le centre991. Evoluant dans un univers d’où ont disparu les principales formes de surnaturel et toutes les manifestations d’une quelconque transcendance, il est à la fois créature et créateur992. Une « religion de l’homme » est en train de se substituer à une « religion de Dieu ».

L’unité de la vision du monde et des conceptions de Nicolas de Vérone ne dépendent donc pas des traditions de chacun des genres littéraires qu’il pratique ou du choix des sources, mais révèlent une interprétation cohérente de la vie. Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, les personnages demeurent dans le champ du possible et non pas de l’intangible et l’essentiel reste la vie terrestre : le regard se focalise sur l’humain de la même façon que les penseurs pré-humanistes du XIVe siècle placent l’homme au centre de leurs préoccupations.

Notes
984.

Homère, Iliade, I, v. 1 : « Chante, déesse, la colère d’Achille ».

985.

Virgile, Enéide, I, v. 1.

986.

L. Ariosto, Orlando furioso, éd. G. Paparelli, Milan, BUR, coll. I classici della BUR, 1991, v. 1-2.

987.

La Pharsale, v. 59, la Prise de Pampelune, v. 2833.

988.

La Pharsale, v. 2738.

989.

L’Entrée d'Espagne, v. 15044.

990.

L’Entrée d'Espagne, v. 14940-14941.

991.

S. Dresden,L’Humanisme et la Renaissance, Paris, Hachette, coll. L’Univers des connaissances, 1967, p. 16.

992.

Comme le rappellent M.‑E. Bély et J.‑R. Valette, « Si l’homme est créature de Dieu, il apprend à connaître sa nature à partir de l’expérience de ses limites », Entre l’Ange et la Bête. L’homme et ses limites au Moyen Age, éd. M.‑E. Bély, J.‑R Valette, J.‑C. Vallecalle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, p. 8.