Nicolas de Vérone, qui a vécu au XIVe siècle à la cour de Nicolas Ier d’Este, était peut-être, on le sait, professeur de latin ou maître de grammaire. A ce titre, il est possible de le qualifier d’humaniste dans le sens où l’humanisme fut d’abord une activité, un métier. En effet, dès le XIIIe siècle, le premier usage d’umanista désigne l’enseignant de langues anciennes avec une certaine connotation péjorative qui l’apparente au « grammairien », au « pédant ». La dévalorisation de ce titre n’a rien de surprenant à une époque où les deux modèles de perfection humaine étaient la sainteté et l’héroïsme militaire. Qu’avait-on besoin d’un obscur anachorète de l’intellect passant son existence à traduire et commenter de vieux textes oubliés de tous ?
Cependant, le poète ne s’est pas contenté d’exercer son métier, quel qu’il fût, et c’est précisément la raison pour laquelle il nous est connu puisque le trouvère n’a pas seulement transcrit des écrits antiques mais a lui-même composé des chansons de geste célébrant précisément un idéal humain qui renouvelle dans une large mesure les deux modèles connus jusqu’alors. Ses œuvres, d’inspiration différente, sont le reflet d’une culture littéraire importante et d’une volonté de vulgariser tous les savoirs, y compris religieux. Nicolas de Vérone rédige en franco-italien, cette langue hybride, une chanson carolingienne, une épopée antique et une Passion, et cherche à rendre accessibles à toute personne, quelles que soient ses origines ou sa catégorie sociale, aussi bien les légendes françaises que l’histoire romaine et la parole divine. Avec deux siècles d’avance sur les érudits de la Renaissance, il vise à diffuser plus amplement le message du Christ.
Mais l’érudition du Véronais ne se limite pas à la connaissance de traditions littéraires multiples. Ainsi, il traduit des passages entiers des Evangiles et lit le français des Fet des Romains parce qu’il connaît plusieurs langues étrangères de la même façon qu’il fait preuve d’un profond souci d’exactitude géographique. Les histoires de César, Cicéron, Caton lui sont familières et la persistance de l’héritage des Anciens dans son œuvre ainsi que ses connaissances variées sont le reflet de l’humanisme naissant du XIVe siècle : « Entre 1300 et 1350, l’érudition humaniste obtint à Vérone et Padoue des succès comparables à ceux qui couronnèrent un peu plus tard les recherches de la fameuse triade florentine »993.
C’est que l’enseignement discret des langues anciennes a suscité un intérêt sans cesse croissant pour les grands auteurs grecs et latins. L'Italie a constitué un parfait terreau d'éclosion et d'épanouissement d'un véritable mouvement de retour à l'antiquité, deuxième définition que l'on puisse donner à l'humanisme994. En effet, le développement d'élites urbaines, l'arrivée de Grecs fuyant l'avancée des Turcs et porteurs de manuscrits et de traditions exégétiques, puis la multiplication des traductions qui s'ensuivit, permirent à l'étude des langues anciennes, alliée à une exigence de pureté grammaticale nouvelle, de devenir systématique. Bien avant l'invention de l'imprimerie, le développement définitif des villes et la création massive d'universités contribuèrent à une diffusion accélérée de cette redécouverte des grands Anciens à laquelle participe Nicolas de Vérone995.
L’auteur de la Pharsale, de la Prise de Pampelune et de la Passion s’inscrit donc dans le mouvement pré-humaniste défini, au sens strict du terme, comme un enseignement des langues anciennes, une maîtrise des formes antiques et une grande érudition. A la même époque, Pétrarque introduit un bouleversement majeur dans l’Europe lettrée, tant par son travail d’humaniste que par son œuvre de poète996. Véritable pont entre le Moyen Age et la Renaissance, la cour pontificale d’Avignon permet au canzoniere de redécouvrir de nombreux manuscrits. Mais ce courant de pensée italien, qui atteint la France au début du XIVe siècle, a vu le jour à Padoue, dès la seconde moitié du XIIIe siècle et Lovato Lovati997, Geremia da Montagnone998, Albertino Mussato999 et Benvenuto Campesani1000 font figures de précurseurs. De fait, les cours italiennes sont des centres intellectuels, artistiques et politiques incontestables.
Le désir de lutter contre l’ignorance et le retour aux sources antiques, païennes et chrétiennes, engendrent un renouveau de la pensée qui, à son tour, fait naître un état d’esprit et un changement de perspective dans la perception que l’homme a de lui-même et du monde dans lequel il vit. Cette troisième définition de l’humanisme, la plus profonde et la plus durable1001, s’applique elle aussi parfaitement à l’œuvre de Nicolas de Vérone qui prône un idéal essentiellement terrestre et mondain, au sens premier du terme.
Ainsi, la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion s’inscrivent dans un processus de description de l’homme pré-humaniste d’où s’estompent les références explicites au divin. Sans doute, cette nouvelle vision du monde n’est pas sans amener nombre de modifications de l’univers épique pris comme référence par le poète. En effet, les modèles génériques du trouvère sont liés à la célébration du dépassement, qu’il s’agisse du dépassement de soi épique ou du dépassement chrétien vers le surnaturel. Les chansons de geste et les récits de Passion cherchent à donner un sens à la mort du héros et l’essentiel se situe toujours au-delà de la vie terrestre. Or, le cadre des aventures contées par le Véronais semble interdire de facto cette aspiration à un quelconque au-delà.
Assurément, cette première contradiction majeure fournit une clé de lecture essentielle à la compréhension de la vision du monde selon Nicolas de Vérone et conduit à interroger la notion même d’individualité. Il s’agit de chercher à définir ce qui fait précisément l’être humain, non seulement dans les rapports qu’il entretient avec sa destinée individuelle mais également dans sa relation à autrui. L’étude du projet politique contenu dans les textes franco-italiens est alors capitale pour préciser l’originalité du point de vue du trouvère par rapport aux sources dont il s’inspire. L’esprit épique est désormais tempéré par un idéal moral nouveau et la fortitudo des héros des légendes françaises est peu à peu remplacée par une exigence humaniste de prudence.
P. Renucci, L’Aventure de l’humanisme européen au Moyen Age, IV e -XIV e siècles, Saint-Brieuc, Belles Lettres, 1953, p. 162. Le critique évoque ici Pétrarque, Boccace et Saluti.
Voir à ce sujet J. Frappier, « Remarques sur la peinture de la vie et des héros antiques dans la littérature française du XIIe et du XIIIe siècle », art. cit., p. 53 ; J. Monfrin, « Humanisme et traduction au Moyen Age », art. cit., p. 246.
Au sujet du développement précoce de l’humanisme lié au développement des centres urbains et universitaires, voir E. Gilson, « L’humanisme médiéval et la Renaissance », Les Idées et les Lettres, Paris, Vrin, 1932, p. 176-182 ; S. Dresden, L’Humanisme et la Renaissance, op. cit., p. 13-106 ; R. Avesani, « Il preumanesimo veronese », art. cit., p. 112-117 ; G. Billanovich, « Il preumanesimo padovano », art. cit., p. 119-110, « Il preumanesimo a Padova e a Verona », art. cit., p. 127-134et « L’humanisme médiéval et les bibliothèques des humanistes italiens au XIVe siècle », art. cit., p. 195-203 ; C. Garibotto, « Per la storia della cultura a Venezia », art. cit., p. 155-175 ; G. Araldi, « Le origini dello Studio di Padova », art. cit., p. 388-431.
Sur le lien entre humanisme et littérature franco-italienne, voir plus précisément P. Renucci, L’Aventure de l’humanisme européen au Moyen Age, op. cit., p. 138-158.
Sur l’humanisme de Pétrarque voir G. Billanovich, « La bibliothèque de Pétrarque », art. cit., G. Voigt, A. Le Monnier(trad), Pétrarque, Boccace et les débuts de l'humanisme en Italie, op. cit., p. 69-92.
1241-1309.
1255-1321.
1262-1329.
1255-1323.
Sur cette définition syncrétique de l’humanisme, voir A. Renaudet, « Autour d’une définition de l’humanisme », Bibliothèque d’humanisme et de Renaissance, VI, 1945, p. 7-49 et Dante humaniste, Paris, Belles Lettres, coll. Les Classiques de l’humanisme, 1952, p. 17-30 ; E. Gilson, « L’humanisme médiéval et la Renaissance », art. cit., p. 175 ; H.R. Jauss, L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XII e au XIV e s. , op. cit., p. 52 ; J. Frappier, « Remarques sur la peinture de la vie et des héros antiques dans le littérature française du XIIe et du XIIIe siècles », art. cit., p. 26 ; A. Forest, « La tradition humaniste et la pensée médiévale », Quelques aspects de l’humanisme médiéval, conférences données dans le grand amphithéâtre de la faculté des Lettres de Montpellier, Mars-Avril 1943, Association Guillaume Budé, section de Montpellier, Paris, Belles Lettres, 1943, p. 40 ; S. Lefèvre, « Humanisme, pré-humanisme et humanistes : un singulier pluriel », Trente ans de recherches en langue et en littérature médiévales, éd. J.‑R. Valette, Perspectives médiévales, numéro jubilaire, 2005, p. 303-318.