Chapitre 1 :

Du type épique au héros romanesque

L’auteur de l’Entrée d’Espagne ne livre pas son nom et se contente de donner des indications sur sa ville natale1002. Ce goût du mystère, qui interdit aux médiévistes l’identification précise du Padouan1003, est le signe d’une volonté de respecter l’esprit des épopées souvent anonymes que le trouvère retranscrit ainsi que celui d’une importance moindre accordée à sa propre individualité. A l’inverse, Nicolas de Vérone signe ses textes et en revendique très nettement la paternité non seulement par des vers consacrés à dévoiler son identité, mais encore par l’inscription d’un acrostiche qui se développe sur plus de la moitié de la Pharsale 1004.

Le soin particulier porté à cette double signature s’accompagne d’une prétention d’originalité qui n’est pas sans quelque humour de la part de qui s’inspire précisément de textes préexistants :

‘Und pri li giugleors qe cantent orendrois
Qe de ce ne se vantent, e feront cum cortois.
Qar dit le proverbe, cum vous oï avois :
Qi d’altruy drais se vest, se devest mante fois ;
Und chascun deit vestir suen cors de ses hernois,
S’il ne vout qe les giens facent de lui gabois.
E qui le vout canter si doit doner le lois
A cil qi le rima, soit zentil ou borçois1005.’

Le trouvère considère donc la mise en vers d’une chronique en prose comme une véritable œuvre de création littéraire de même que le développement des aventures espagnoles de l’armée française lui semble propre à l’affirmation de son talent artistique. Assurément, le poète véronais témoigne d’un individualisme profond et d’une conscience aiguë de soi1006. C’est qu’il fait preuve d’un sentiment plus fort que son prédécesseur de ce qui fait l’unicité de chacun.

Ce désir d’individualisation s’inscrit dans ce que les critiques ont appelé la « nuova epopea rinascimentale »1007, cette production franco-italienne au sein de laquelle « l’argomento epico-cavalleresco »1008 s’est adapté à la société bourgeoise de la Vénétie et de la Lombardie. La notion d’umanesimo cavalleresco, chère à R.‑M. Ruggieri et G. Folena1009, se définit comme l’attrait ressenti par les intellectuels de Padoue, Vérone ou Ferrare pour le monde chevaleresque et l’univers féodal français. La sympathie qu’ils témoignent pour les œuvres des siècles passés se manifeste au travers de l’assimilation de ces textes par l’aristocratie des Libres Communes.

La matière de Bretagne n’a pas connu de gloire comparable en Lombardie et en Vénétie1010 mais l’esprit du roman courtois s’est cependant bien intégré aux mœurs courtisanes et s’il n’existe pas d’Arthur franco-italien, « les philtres du roman breton ont exercé leur pouvoir »1011 sur Roland qui devient fou d’amour chez Boiardo et l’Arioste. A cet égard, l’Entrée d’Espagne apparaît à P. Renucci comme le premier essai de synthèse entre les deux genres et « annonce le poème chevaleresque de la Renaissance italienne où les héros du cycle carolingien, affinés et embellis se meuvent dans une atmosphère de sensualité courtoise »1012. Ainsi, les poèmes franco-italiens se définissent comme le chaînon manquant entre les chansons de geste primitives et les cantari de l’époque ultérieure.

Leur particularité tient à ce statut d’intermédiaire qui ne doit pas pour autant occulter leur « valutazione intrinseca, libera dalle pastoie dei precarrimenti o delle filiazioni postume »1013. En effet, le cadre strictement humain des aventures vécues par les protagonistes de la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion modifie profondément l’idéal épique des anciennes chansons où le surnaturel révélait le sens du destin des héros. Privés de toute intervention divine, les guerriers de Nicolas de Vérone sont confrontés à ce que les romantiques appelleront la « solitude métaphysique »1014.

Dans un contexte épique, les liens des hommes entre eux sont par essence conflictuels et l’individu ne peut se définir qu’en opposition à une altérité forcément dangereuse. En outre, le chevalier ne s’épanouit qu’en société et il est défini par rapport au groupe social auquel il appartient. Les notions de lignage, de communauté, de vie au sein d’un ensemble constitué sont capitales pour la compréhension de l’être humain tel qu’il est envisagé dans les chansons de geste : « Plus qu’un individu, le parfait chevalier est le résultat de l’exercice de l’amor socialis : l’esprit de groupe et de corps »1015. Tel est le sens de l’image chère aux Templiers des deux chevaliers sur une seule monture. Telle est également la leçon de la Chanson de Roland où les sentiments d’amitié fraternelle culminent dans le couple épique formé d’Olivier et de Roland. Mais on a vu de quelle façon le Véronais s’affranchissait des contraintes génériques dans la présentation des duos de protagonistes, alliés ou rivaux.

C’est que la notion même d’épanouissement personnel induit de fait la possibilité d’une individualisation des personnages plus forte qu’elle n’était auparavant. A ce titre, les différents héros de la Pharsale, de la Prise de Pampelune et de la Passion font preuve d’un indéniable désir d’autonomie et d’indépendance. Confrontés à des conflits entre intérêts individuels et intérêts collectifs, ils vivent des aventures personnelles qui se doublent d’une découverte de soi et d’une forme d’introspection totalement inédites dans l’univers épique.

Notes
1002.

L’Entrée d'Espagne, v. 10973-10982.

1003.

A. de Mandach a cependant proposé de reconnaître Giovanni di Nono derrière ce Padouan. Voir à ce sujet « Sur les traces de la cheville ouvrière de l’Entrée d’Espagne : Giovanni di Nonno », art. cit., p. 62 et « L’Entrée d’Espagne : six auteurs en quête d’un personnage », art. cit., p. 165-177.

1004.

Au sujet de l’acrostiche de la Pharsale voir C. Cremonesi, « A proposito del Codice Marciano Fr. XIII », art. cit., p. 96.

1005.

La Pharsale, v. 1938-1945.

1006.

A.‑J. Gourevitch explique en effet que la conscience de soi se traduit par l’habitude que prennent peu à peu les auteurs de signer leurs textes. Cette tendance s’oppose à l’anonymat prétendu des œuvres les plus anciennes du Moyen Age et date, pour le critique, du XIIe siècle. Voir à ce sujet La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Paris, Seuil, 1997, p. 184-186.

1007.

A. Limentani, « L’epica in lengue de France », art. cit., p. 338.

1008.

R.‑M. Ruggieri, « Temi e aspetti della letteratura franco-veneta. », art. cit., p. 156.

1009.

G. Folena, « La cultura volgare e l’umanesimo cavalleresco nel Veneto », art. cit., p. 141 ; voir également P. Renucci, L’Aventure de l’humanisme européen au Moyen Age, op. cit., « La translatio studii franco-italienne », p. 138-158, en particulier p. 144-148 pour la caractérisation de cette littérature comme marque d’un humanisme précoce.

1010.

Au siècle dernier, P. Rajna expliquait ce phénomène par une impossible assimilation des héros arthuriens par la culture italienne : « La materia di Bretagna non è stata importata perché il ciclo brettone non poteva diventare vero e proprio cittadino d’Italia », P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane », art. cit., p. 178. De fait, le cycle breton est pratiquement inconnu de la littérature franco-italienne. Voir à ce sujet J.‑C. Vallecalle, « Le monde du Graal et ses héros dans l’épopée franco-italienne », Les Personnages autour du Graal, éd. C. Lachet, Lyon, CEDIC, Université Jean Moulin, 2008, p. 181-183.

1011.

P. Renucci, L’Aventure de l’humanisme européen au Moyen Age, op. cit., p. 146.

1012.

P. Renucci, L’Aventure de l’humanisme européen au Moyen Age, op. cit ., p. 144.

1013.

G. Folena, « La cultura volgare e l’umanesimo cavalleresco nel Veneto », art. cit., p. 144.

1014.

H. Taine, Les Philosophes français du XIX e siècle, Paris, Hachette, 1860, p. 127 ; J.‑P. Sartre, M. Leiris, Baudelaire, Paris, Gallimard, 1947, p. 61 ; A. Philonenko, La Philosophie du malheur, Paris, Vrin, 1998, p. 204 ; L. Cherlonneix, Nietzsche : santé et maladie, l’art, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 112.

1015.

F. Cardini, « Le guerrier et le chevalier », L’Homme médiéval, éd. J. Le Goff, Paris, Seuil, coll. Points Histoire, 1989, p. 95.