1/ La volonté d’anéantissement de l’ennemi

A l’époque des Croisades, la rédaction des premières chansons de geste a permis aux auteurs de poétiser l’impératif religieux des chevaliers de la foi. Dans les œuvres du cycle du roi et du cycle de Guillaume, la lutte contre les Sarrasins sert de toile de fond à toute représentation héroïque. Les guerriers tentent d’imposer leurs idées par le combat et recherchent la disparition définitive de leurs opposants, soit par la conversion, soit par la mort. Cette vision du monde, propre aux récits carolingiens, participe de la définition de l’épopée et s’applique aussi bien à la Prise de Pampelune qu’à la Passion ou à la Pharsale.

Dans la Prise de Pampelune et conformément à la tradition rolandienne, le mépris pour le Sarrasin est de rigueur. Pour l’armée française, il s’agit de réduire la « puite giant »1018 ou les « glos de pute lois »1019. Roland est profondément déçu quand il apprend que Maozeris est défait mais vivant :

‘Roi Maoçeris estoit cacé e vencu,
Mes mieus auroit amé q’il fust mort remanu1020.’

Cette réaction se comprend à la lumière de l’attitude du roi païen tout au long de l’œuvre : d’abord estimé et apprécié de Charlemagne pour sa vaillance et sa bravoure, Maozeris aurait dû se convertir, et l’armée française eût été ainsi solidement épaulée par un nouveau guerrier valeureux. Ce schéma classique est celui qui préside à la conversion d’Ysorié, paladin loyal et précieux pour les troupes de l’empereur dont il a embrassé la religion. Mais son père a refusé le baptême, écartant une des deux possibilités qui lui étaient offertes après sa défaite, la conversion ou la mort. Il est ainsi logique que Roland regrette de n’avoir pu lui infliger la seconde. Le neveu de Charlemagne exhorte ses compagnons au combat en leur demandant :

‘« Che vous ni aiés de nul [ne] pieté ne merçi,
S’il ne guerpist Macon »1021.’

Cette volonté d’éradication de l’ennemi règle alors logiquement l’attaque que mènent les chevaliers français :

‘« Si gardier l’alier dou val fondu,
Q’il ne poüst pasier Païen grand ne menu
Che ne fust detrencié, s’il ne fust recreü
De la loi Macomet e a Yesu rendu »1022.’

L’animosité envers l’Infidèle explique la férocité des assauts parce qu’elle est le fondement même de l’entreprise de Reconquête.

C’est que le déchaînement de la violence s’entend comme une conséquence stricte d’une orientation idéologique. Dans la Passion, les grands prêtres considèrent que Jésus a blasphémé et qu’il est donc « dign de morir »1023. Après l’avoir arrêté au jardin des Oliviers, les Juifs présentent leur prisonnier à Pilate qui leur demande pourquoi ils ne jugent pas eux-mêmes Jésus. Leur réponse montre clairement que les opposants du Christ attendent sa mort à l’exclusion de tout autre sentence : « A nous n’est convenable d’oucir home terrin »1024. Par la suite, leur insistance à réclamer la mise en croix est significative de leur haine à l’encontre du prophète. Alors que le gouverneur romain tente d’innocenter Jésus et propose de le faire s’amender puis de le libérer en lieu et place de Barabbas, la foule et les hauts dignitaires réclament sa mise à mort par cinq fois:

‘« Il doit etre crucifiés par toy ».
*
« Crucifiés doit etre ».
*
« Crucifier se doit, car bien savons par qoi ».
*
« Crucifie, crucifie luy, car nous le volons ».
*
« Prend le, e luy crucifie man a man »1025.’

La requête est présente dans chacun des quatre Evangiles mais jamais elle n’apparaît aussi soutenue : les textes ne font mention que de deux demandes de crucifixion1026. L’acharnement à vouloir la disparition de l’autre est donc propre au poème de Nicolas de Vérone et évoque le souhait d’éradication de toute opposition à un système de pensée considéré juste. Ainsi, les Juifs de la Passion franco-italienne ont un comportement en tous points comparable à celui des guerriers épiques pour qui

‘l’homme n’est qu’un pion, d’abord voué à se battre. La vie n’a pas de valeur, surtout celle de l’adversaire, qui ne mérite de survivre que s’il oblitère sa différence. Qu’il perde son identité de Païen s’il veut qu’on l’épargne : se convertir ou disparaître, telle est la destinée réservée aux Musulmans1027.’

Comme Jésus refuse de se rétracter, il ne peut qu’être crucifié.

Parallèlement, le cadre formel de la chanson de geste choisi par le trouvère pour narrer la bataille de Pharsale induit une modification essentielle du texte source pour ce qui concerne la peinture du personnage de César. Après le combat, une fois le conflit achevé et Pompée retiré de la mêlée, Nicolas de Vérone précise :

‘Cesar remist au çans qar bien le gaagna.
Une part des sconfis sor le poy s’arota,
Qe seroient scampé ; mais Cesar se pensa
Qe, se ceus scampassent, daomaje i en vera,
Qe la nuit poroient ferir l’ost por de là.
Lor jure a ses diés qe nul n’i remandra
Ou ha veü ces homes ; autemant escria,1028
E dist : « Ferons cestor qe çe voy por de çà !
Qar la couse est çaude, ond mielz se ferira ;
Quand l’om est ao desus, demorer non deit za
A tuer suen enemi, car pois peis en aura ».
Celor otrierent tot ce q’il comanda :
Sor ceos se ferirent qe Cesar li motra,
Tretuit li derompent qe gair ne in scampa1029.’

Le désir d’anéantir l’ennemi s’affirme peu à peu et la possibilité de sortir du combat sain et sauf est de plus en plus improbable pour les Pompéiens ce qui est stylistiquement exprimé par le passage du conditionnel « seroient scampé » au subjonctif hypothétique « se scampassent » puis à l’affirmation narrative « gair ne in scampa »1030. César n’accorde aucune miséricorde aux vaincus. L’enjeu n’est plus seulement la victoire, mais encore l’écrasement définitif de l’opposant. Après le combat, il n’importe plus que de parfaire son succès, et donc de se battre encore, comme en témoigne l’insistance sur le verbe « ferir ». En même temps que les adversaires voient leurs chances de salut s’amoindrir, les hommes de César sont encouragés à frapper de nouveau : « Ferons » ordonne le chef d’armée, « mielz se ferira » prophétise-t-il avant que le narrateur ne commente : « sor ceos se ferirent »1031.

Or, cette volonté d’exterminer toute force de résistance est totalement absente des Fet des Romains :

‘Cesar vit que li soen avoient fete si grant occision de privez et d’estranges que les armes et les charoignes des ocïs nooient ou sanc et que Pompees et li senaz granz partie s’estoient mis a la fuie. Lors se pensa que il retreroit ses homes et les leroit meshui reposer. Assez en avoient ocis ; ne li chaloit mes se cil remananz de menue gent qui estoient remes en champ en eschapoit vis et chascuns se pooit garantir1032.’

La où la compilation historique insiste sur la fuite de Pompée, elle fait de César un chef de guerre raisonnable et mesuré qui permet à ses hommes de se reposer après le combat. Au contraire, aucun répit n’est envisagé dans l’épopée franco-italienne où César « autement escria »1033 et somme ses guerriers de se battre encore, alors que le texte source est très clair sur son envie de baisser les armes. Se considérant comme vainqueur de la bataille, il laisse à ceux qui ont pu sauver leur vie l’opportunité de « soi garantir », puisque « assez en avoient ocis »1034. Et si la suite du paragraphe 50 des Fet des Romains envisage une réaction qu’il faut avoir « à chaud »1035, il s’agit uniquement d’éviter que les adversaires ne se rassemblent et ne constituent une force d’attaque armée.

Dans la chronique française, cette raison motive l’occupation du campement des vaincus par les troupes de César1036. Les Fatti di Cesare, qui connaissent ce détail, n’en donnent pas le mobile :

‘Cesare abandonò tutti gli arnesi alli suoi cavalieri. Entraro li cavalieri di Cesare per le tende di loro adversari : gli arnesi rimasero a loro senza niuno contradetto. La notte venne, e’l giorno si partì. Li cavalieri si colcavano per le tende de’loro adversari1037.’

Plusieurs projets stratégiques différents coexistent donc dans la légende de César, depuis la simple appropriation des biens ennemis jusqu’au désir d'extinction de l’opposant en passant par un souci, spécifiquement militaire, d’éviter que les belligérants adverses ne reconstituent leurs forces.

Adaptant le contenu des Fet des Romains aux normes et habitudes d’écriture épique, Nicolas de Vérone choisit de faire de César un fanatique proche des héros des chansons les plus anciennes, qui souhaite tuer ses adversaires jusqu’au dernier alors même que la victoire lui est acquise.

Ainsi, César, les chevaliers chrétiens de la Prise de Pampelune et les Juifs de la Passion poursuivent un même but : la disparition radicale et définitive de leur opposant. Leurs ambitions ne tolèrent pas de demi-mesure et leur soif de pouvoir semble inextinguible.

Cette brutalité caractéristique des chansons de geste parcourt l’œuvre de Nicolas de Vérone parce que les trois textes présentent une forme de relation à l’autre. A travers la peinture d’un univers héroïque cruel, le trouvère met en scène des rapports humains conflictuels.

De la sorte, la « haine inexpiable pour tout ce qui n’est pas chrétien »1038 des épopées de croisade se mue en agressivité viscérale envers l’autre, qui représente, quoi qu’il arrive, un péril et mérite donc de mourir. Le monde n’est plus simplement organisé de façon manichéenne autour de l’opposition fondamentale entre la chrétienté et la païenie, il se fait plus complexe et l’altérité, toujours dangereuse, prend plusieurs visages1039. Mais le désir de voir disparaître l’autre s’explique dans tous les cas parce que l’ennemi n’est pas considéré comme un homme.

Notes
1018.

La Prise de Pampelune, v. 2165.

1019.

La Prise de Pampelune, v. 4601.

1020.

La Prise de Pampelune, v. 2092-2093.

1021.

La Prise de Pampelune, v. 2042-2043.

1022.

La Prise de Pampelune, v. 2105-2108.

1023.

La Passion, v. 491. Voir aussi le v. 663.

1024.

La Passion, v. 525.

1025.

La Passion, v. 608, 610, 620, 658 et 699.

1026.

Matthieu, 27, 22-23 ; Marc, 15, 13-14 ; Luc, 23, 21 et 23 ; Jean, 19, 6 et 15.

1027.

J.‑C. Payen, « Une poétique du génocide joyeux », art. cit., p. 233.

1028.

Nous préférons pour ces v. 1914-1915 la ponctuation portée par H. Whale qui nous semble plus cohérente : le démonstratif « ces homes » renvoie aux adversaires que César aperçoit et qu’il envisage de tuer. Le pronom « nul » se lit donc par rapport à un groupe bien défini. La version de F. di Ninni, qui propose un point à la fin du v. 1914 et une virgule à l’hémistiche du v. 1915, fait de « nul » un pronom indéfini plus vague dans le sens où aucun référent n’est pris en compte :

« Lor jure a ses diés qe nul n’i remandra.

Ou ha veü ces homes, autemant escria, »

Ponctués ainsi, ces vers font de la prise de parole de César une conséquence du fait d’avoir vu « ces homes ». Mais on comprend mal, dès lors, le démonstratif 

1029.

La Pharsale, v. 1909-1922.

1030.

La Pharsale, v. 1911, 1912 et 1922.

1031.

La Pharsale, v. 1916, 1917 et 1921.

1032.

Les Fet des Romains, p. 540, l. 23-29.

1033.

La Pharsale, v. 1915.

1034.

A l’époque du texte, il semble que le terme « assez » ait le sens moderne de « suffisamment », et non plus comme au début du Moyen Age de « en très grande quantité ».

1035.

On retrouve le même proverbe dans le texte en prose et dans la version en rime : « tant com la chose est chaude » et « qar la couse est çaude », respectivement, les Fet des Romains, p. 540, l. 33 et la Pharsale, v. 1917.

1036.

Les Fet des Romains, p. 541, l. 1-2 : « ançois que il se ralient alons en lor tentes et en lor paveillons ».

1037.

Les Fatti di Cesare, livre VI,  XIX, p. 223.

1038.

J.‑C. Payen, « Une poétique du génocide joyeux », art. cit., p. 233.

1039.

Au sujet du thème de l’altérité dans l’épopée franco-italienne voir J.‑C. Vallecalle, « Le Barbare dans le miroir : réflexions sur l’image de l’autre dans l’épopée franco-italienne », Mélanges barbares, hommage à P. Michel, éd. J.Y. Debreuille, P. Regnier, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001, p. 15-22 et « Marmora dans la chanson de geste franco-italienne d’Ogier le Danois », Provinces, régions, terroirs au Moyen Age, de la réalité à l’imaginaire, Actes du colloque international des rencontres européennes de Strasbourg, Strasbourg, 19-21 Septembre 1991, Strasbourg, Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 253-261.