2/ Un ennemi systématiquement diabolisé

Dans les chansons de Nicolas de Vérone, les antagonismes usuels entre héros chrétiens et adeptes d’un autre culte ne sont qu’un exemple parmi d’autres des différents types de conflits entre groupes constitués puisque trois catégories de païens sont dépeintes par le poète franco-italien : les sarrasins, les juifs et les romains. Or, dans chaque texte, la représentation de ces personnages est simpliste et caricaturale : quelles que soient ses convictions, l’adversaire est privé de toute caractéristique humaine.

Dans la Prise de Pampelune, Maozeris est la figure archétypale de l’ennemi : « fort roi »1040, il est très souvent désigné par les mêmes qualificatifs. Opportuniste, menteur, traître et renégat, il est « faus »1041, « fel » ou « felon »1042, « mescreü »1043, « traïtour », « desloial », « sedutour », « afarous », « maleurous » ou « malestru »1044. Dans l’imaginaire collectif, le « Païen »1045 est irrémédiablement marqué du sceau de l’infamie et demeure à jamais « cellu che pour grand traïson / S’estoit partu da Zarlle »1046. Nicolas de Vérone construit une allégorie de la trahison en faisant de Maozeris un « maovés félon Judais »1047. L’expression est sans ambiguïté qui compare les deux personnages les plus noirs de l’œuvre de Nicolas de Vérone. Maozeris, comme Judas, se définit par sa félonie, sa cruauté, sa colère, son ire et son orgueil.

Il représente les puissances maléfiques. Méprisable, il mérite de mourir. Le trouvère se conforme ici à une tradition particulièrement sévère envers le Païen qui, dans un contexte de croisade et de lutte entre le Bien et le Mal, fait des Sarrasins de véritables stéréotypes littéraires, monstrueux, marqués de caractères animaux ou diaboliques1048.

Dans l’Entrée d’Espagne, Roland, qui ne parvient à convaincre Feragu du bien-fondé de ses arguments lors de la controverse religieuse qu’il a avec lui, voit son rival comme un diable et nie son humanité :

‘« Filz dou Diable, nescus de Diablie ! […]
Le cors me dit, se Diex me beneïe,
Che tu n’is home ne fais humane vie,
Mais un Diable que vers Diex contralie »1049.’

Le champion français s’étonne de ce que l’on puisse supporter ses coups sans succomber tout en refusant de reconnaître le dieu chrétien. A ses yeux, il ne peut s’agir que d’une marque diabolique. Malgré la réponse de Feragu, « Non sui Diable, home m’engenui »1050, son obstination en une croyance jugée erronée fait de lui une créature satanique, plus que son gigantisme en rien déconcertant pour le neveu de Charlemagne.

Ainsi, les légendes épiques assimilent aisément l’ennemi de la foi à Satan lui-même et Maozeris, roi « Arabis », « faus culvert Antecris »1051 n’échappe pas à cette règle. Le « faus culvert Satanais » est aussi noir que peut l’être la « giant desfaee », « pute giant malnee »1052 : comme elle, il fait preuve de cruauté, comme elle, il n’hésite pas à trahir, mentir, tuer1053. A l’image de son peule, de la païenie en général, Maozeris est un personnage démoniaque, un « roi diablous »1054.

Alors, les batailles où il intervient sont terrifiantes et diaboliques. Les « merveilleux assauts », les « grands estors » des chevaliers chrétiens cèdent le pas à une surenchère dans l’épouvante : « onque ne fu veüe / Bataille tant orible » dit Nicolas de Vérone1055 là où le public des chansons de geste est habitué à entendre un adjectif qui insiste uniquement sur l’aspect extraordinaire des combats en pareilles circonstances. Cette substitution d’univers axiologique n’est pas innocente de la part du trouvère qui sait, à dessein, utiliser l’adjectif « merveilleux » pour signifier la grandeur d’une attaque1056. C’est la marque d’un parti pris évident et de la subjectivité du poète : en effet, la bataille décrite est celle du mont Garcin et Charlemagne et les siens sont en fort mauvaise posture, malmenés par les hommes de Maozeris. De la même façon, les assauts que supporte Guron de Bretagne, honteusement trahi par Ganelon, sont qualifiés de « çapleïs / Fier e fort e orible »1057. Autant la guerre menée par les Chrétiens pour libérer le chemin de l’apôtre est juste, et le vocabulaire utilisé pour en décrire les assauts met en avant le côté grandiose de l’entreprise, autant le guet-apens du mont Garcin et la trahison que subit Guron sont méprisables, et le lexique employé souligne l’aspect démoniaque des combats.

De fait, c’est lors de l’embuscade tendue par Maozeris à l’armée française que les guerriers infidèles sont comparés à des créatures infernales :

‘Li dis mil Saracins, armés si estranjemant
Che diables da infern sembloient voiremant ;
E leverent un cri si orible e puant1058.’

Le rapprochement est classique depuis Aliscans où les troupes de Gorant « tuit sont cornu et derriere et devant »1059 jusqu’à l’épopée franco-italienne. Véritables « sectateurs de Satan »1060, les combattants en ont les attributs et semblent sortis des profondeurs de l’Enfer. Il y a là une très nette volonté de déprécier quiconque ne croit pas en Dieu, de brosser un portrait sans nuance de l’ennemi. L’équivalence est reconnue entre le Païen et le mal absolu, et dans la tradition épique, le diable n’est jamais loin du guerrier infidèle.

L’œuvre de Nicolas de Vérone s’inscrit dans cette habitude générique et Pharsale et Passion s’apparentent à des épopées de croisade par bien des aspects : l’ennemi, quel qu’il soit, ressemble à s’y méprendre aux Sarrasins du cycle du roi, tout comme dans Macaire, le vilain est dépourvu de toute humanité :

‘« Sante Marie, dist N. de Baiver
Questo no e hon, ançe li vor malfer.
Jamais tel colpo n’avi da çivaler » […]
Dist dux N. : « Vaez quel mal fer !
Le ver diable le fe ençendrer »1061.’

De la même façon, lorsque César s’adresse à ses guerriers au début de la chanson antique, il brosse de leurs adversaires un tableau qui n’est pas sans évoquer certains attributs diaboliques, parmi lesquels la multitude des alliés de Pompée, qui est singulièrement mise en avant par le prochain vainqueur de la bataille :

‘« Ci sont asemblé homes de tantes legions
Qe l’uns ni entand l’autre de guere ni de sons […]
Por q’eus soient asés, ni aiés doteisons »1062.’

Le caractère hyperbolique de ceux qui sont « si maovés, si failis » évoque également Satan comme si le diable prêtait indistinctement main forte à tous les adversaires des héros.

De la sorte, les Païens de laPrise de Pampelune, adeptes d’un Islam largement caricatural, offrent nombre de similitudes avec les Juifs de la Passion. Cette confusion ne doit pas surprendre et est assez classique pour un public médiéval. C’est le cas tant du point de vue littéraire que du point de vue historique1063. Le personnage du « Maximo Çudé » de la compilation de V13, défini à la fois comme sarrasin et comme juif, en est un exemple particulièrement révélateur. Véritable tyran qu’affronte Ogier le Danois,

‘Le Maximo Çudé oit nome cil mal on,
E quele tere tene a destrucion1064.’

Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que les Juifs de Nicolas de Vérone soient désignés en des termes semblables à ceux utilisés pour caractériser les hommes de Maozeris : « traitours »1065, « félons »1066, « faus »1067, « maoviés »1068.

Fort habilement, le poète franco-italien prête aux Juifs des traits qui les rapprochent des ennemis épiques traditionnels : « culvers enoious » ou « culvers satanais »1069, ils apparaissent tels les Païens des textes d’inspiration carolingienne, comme une « giant d’antecrist »1070, une « gient aversiere »1071 qui ne suit pas les enseignements de Jésus. En cela, ils sont « peceours proviés »1072. Ainsi, les hauts dignitaires de la Passion et les guerriers de Marsile sont pareillement « Deu nemis »1073, tout comme les Pompéiens peuvent être, selon César, « nemis de Rome »1074. C’est-à-dire que le trouvère, utilisant le cadre formel de la chanson de geste pour décrire les derniers jours de la vie du Christ, parvient à re-motiver un parallèle souvent effectué entre toutes les croyances non chrétiennes par une explication proprement guerrière. Si les Juifs et les Sarrasins sont pareillement condamnables, c’est parce qu’ils s’opposent à Jésus et à sa doctrine.

La stigmatisation du divorce entre culte officiel et religion divergente sert de cadre à la définition de l’ennemi, si bien que César en vient à considérer les Romains qu’il affronte comme des « culvers de puit lin », soutenus par des « rois dou lignaçe Chaïn »1075. De la même façon, Nicolas de Vérone décrit les meurtriers de Pompée avec des termes empruntés à l’épopée de croisade puisque Settimus et Achillas, « li dous felons culvers »1076 sont qualifiés de « dexandant Chaïn »1077. Il en résulte un certain amalgame de toutes les traditions culturelles et religieuses qui va dans le sens d’une simplification caricaturale : l’adversaire est celui qui ne partage pas les croyances, chrétiennes ou non, de celui qui l’affronte.

Ainsi, comme l’explique J. Favier au sujet de la littérature du cycle du roi :

‘La païenie que Charlemagne finira par détruire n’est, au vrai, peuplée ni des Maures d’Espagne, ni des Arabes de Terre Sainte, ni de vrais païens de Saxe, mais de tous ceux qui ne connaissent pas ou ne veulent pas connaître le Christ. Ne nous étonnons pas si, dans cette confusion, qui est faite de méconnaissance, les Musulmans deviennent de véritables païens polythéistes, qui adorent à la fois Mahomet, Apollin et Tervigant1078.’

Dans la Prise de Pampelune, Maozeris s’affirme d’emblée comme adepte de plusieurs prophètes. Il se reproche : « guerpi ay me diés » et « gerpi ays Macon e tuen dieu Trivigant ». Après avoir finalement épargné son fils, tué le valet d’écurie et fui loin du camp français, « autemant mercia tous siens diés por ingal ». Lorsqu’il prend le ciel à témoin, il jure « Maomet e tous siens diés faus » et il s’accuse, auprès de Marsile, d’avoir voulu « guerpir Macon e Trivigan »1079. Toujours haineux envers l’armée française,

‘il jura Macon, Tervigant e Chaü
Ch’avant ch’il fust das Frans oucis ne retenu,
Se seroit sour Franzois mout cierement vendu1080.’

Mahomet, Tervigant, Macon ou même Chaü sont cités avec la même conviction et Nicolas de Vérone1081, qui était peut-être mieux informé que les auteurs des siècles précédents au sujet des pratiques musulmanes, se conforme au modèle stéréotypé d’un polythéisme condamnable. Le type littéraire l’emporte sur la peinture objective de l’autre.

Parallèlement, dans la compilation de V13, le personnage de Charlemagne n’apparaît que comme l’incarnation de la chrétienté, au détriment de toute caractéristique individuelle. Les Païens de Karleto ne s’enquièrent jamais de son nom mais uniquement de la religion qu’il sert et ne s’intéressent pas à sa personne en tant que telle mais seulement à la fonction qu’il exerce :

‘« Questo è di bateçé ».
*
« Sì vu celu qe aora Jesu ? »
*
« Çivaler sire, estes vos le bateçé
Par coi nos sumes pené e travalé ? »
*
« È tu quel liçeor,
Qi cri en deo li malvasio criator
Qe in ste mondo si fo un boseor ? »1082

C’est que le type du souverain chrétien est profondément ancré dans la culture médiévale et empêche toute particularisation. La tendance littéraire est semblable aux habitudes de l’iconographie et de la sculpture médiévales dans lesquelles les artistes mettent en avant les attributs propres au modèle représenté sans chercher à personnaliser les portraits qu’ils proposent1083.

Ainsi, dans tous les cas, l’opposant s’apparente au Diable et l’homme à abattre ne semble plus rien avoir en lui d’humain. Selon les termes propres au schéma narratif mis en lumière par V. Propp au sujet des contes, l’autre n’est envisagé que dans sa fonction d’opposant au héros et d’obstacle à l’obtention du but recherché.

Notes
1040.

La Prise de Pampelune, v. 483, 809 ou 1208.

1041.

La Prise de Pampelune, v. 757, 821, 971, 1244, 3677, 5015.

1042.

La Prise de Pampelune, v. 840, 935, 1062, 1241, 3673, 3802, 4826, 4878. Les deux adjectifs sont même combinés au v. 1211.

1043.

La Prise de Pampelune, v. 821 ou 1241.

1044.

La Prise de Pampelune, respectivement v. 852, 757, 840, 901, 935, 1244.

1045.

La Prise de Pampelune, v. 758.

1046.

La Prise de Pampelune, v. 1236.

1047.

La Prise de Pampelune, v. 3673.

1048.

Sur les traits des Sarrasins dans les épopées traditionnelles voir P. Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1982, t. I, p. 114-190 et J. Subrenat, « Chrétiens et Sarrasins », art. cit., p. 549-555.

1049.

L’Entrée d'Espagne, v. 3989 et 3997-3999.

1050.

L’Entrée d'Espagne, v. 4002.

1051.

Les deux termes sont à la rime, la Prise de Pampelune, v. 5012 et 5015.

1052.

La Prise de Pampelune, v. 3677, 3606 et 3623.

1053.

Voir les « Saracins craus » du vers 3651. Faire aussi le rapprochement entre le vers 758 qui désigne Maozeris comme le « Païn criminal » et les vers 1985 et 3661 : « sa giant criminal », « ceus faus criminaus ».

1054.

La Prise de Pampelune, v. 1847.

1055.

La Prise de Pampelune, v. 1779-1780.

1056.

Voir par exemple, la Pharsale, v. 1290, 1351, 1623, 1903 et la Prise de Pampelune, v. 1797 et 3843.

1057.

La Prise de Pampelune, v. 3445-3446.

1058.

La Prise de Pampelune, v. 1648-1650.

1059.

Aliscans, v. 80.

1060.

J. Subrenat, « Chrétiens et Sarrasins », art. cit., p. 554.

1061.

Macaire, (La Geste Francor di Venezia : edizione integrale del codice XIII del fondo francese della Marciana, éd. A. Rosselini, Brescia, La Scuola, Università degli Studi di Trieste, Istituto di Lingue e Letterature Straniere, 1986), v. 2729-2731 et 2737-2738.

1062.

La Pharsale, v. 724-725 et 731.

1063.

Voir à ce sujet, B. Guidot, « L’image du Juif dans la geste de Guillaume d’Orange », Revue des études juives, 137, 1978, p. 3-25.

1064.

Le Danois Oger, v. 1605-1606. Voir aussi les v. 1874-1875.

1065.

La Passion, v. 834.

1066.

La Passion, v. 143, 651.

1067.

La Passion, v. 153, 657, 739, 491, 682, 742, 872.

1068.

La Passion, v. 355, 358, 484, 645, 780. Voir également les v. 650 (« ceus Juïs plains de mal racine »), 513 et 649 (« pople fraïn, giant fraïne »), 515 (« topin »), 524 (« mastin »), 709 (« vilan »), 909 (« giant maleüree ») et 698 (« giant hors dou san »).

1069.

La Passion, v. 884 et 494.

1070.

La Passion, v. 551.

1071.

La Passion, v. 868.

1072.

La Passion, v. 338.

1073.

La Passion, v. 143 ; la Prise de Pampelune, v. 5458.

1074.

La Pharsale, v. 740.

1075.

La Pharsale, v. 1963 et 1966.

1076.

La Pharsale, v. 2919.

1077.

La Pharsale, v. 2912.

1078.

J. Favier, Charlemagne, op. cit., p. 647. Le polythéisme des Sarrasins permet également de rapprocher ces personnages des héros de l’Antiquité. Voir à ce sujet J.‑P. Martin, « Les Sarrasins, l’idolâtrie et l’imaginaire de l’Antiquité dans les chansons de geste », art. cit., p. 38-39.

1079.

La Prise de Pampelune, v. 631, 640, 759, 2117 et 1395.

1080.

La Prise de Pampelune, v. 4924-4926.

1081.

Voir également le v. 5559 qui évoque « Apolin, Jovis, Macon e Trivigan ».

1082.

Karleto, v. 650, 966, 1412-1413 et 1868-1870.

1083.

Voir à ce sujet A.‑J. Gourevitch, La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, op. cit., p. 245.