De la sorte, la notion d’altérité se trouve particulièrement réduite et schématique : il ne peut être question d’un autre que si ce dernier est en opposition radicale avec le sujet considéré. L’idée de différence introduit de fait celle de danger et de besoin de se battre. Les rapports entre les hommes sont alors nécessairement problématiques.
Par exemple, dans la longue harangue de César à ses guerriers avant la mêlée, la peinture de l’autre est intrinsèquement liée à une situation de conflit. Dans les vingt-quatre vers qui décrivent les adversaires, le champ lexical du combat est très largement développé parce que César brosse un portrait en situation des Pompéiens qui ne sont, à ses yeux, que des ennemis : le substantif « armes » est utilisé trois fois1084 et il est développé par les termes « legions », « guere », « perdons », « vencons », « tençons », « licions », « jotre », « conquirons », « saietes », « geldons », « ocisons », « nemis », « batailles », « estor », « caplexons », « aurons vencu »1085. Au fur et à mesure que le meneur d’hommes s’exprime, la bataille devient imminente et paraît déjà gagnée.
C’est que César tient les guerriers acquis à la cause de Pompée pour des soldats inexpérimentés et méprisables. La rhétorique utilisée est celle de la condamnation, explicite et implicite, et de la mésestime. César sanctionne ces hommes qui ne savent pas se battre :
‘« Qe nulle giant por armes en eus ne troverons,L’image des « dous botons » est très dévalorisante, de même que l’interrogation rhétorique qui suit :
‘« Qe vaut ces barbarins, ceus turs ni ces sclavonsCette question, qui affirme plus qu’elle ne cherche à obtenir des informations, revient à poser comme une évidence que les adversaires évoqués n’ont aucune valeur et ce d’autant plus aisément que César nomme trois peuples réputés pour leur faibles qualités guerrières et qu’il les compare à des hommes à pied, de simples fantassins, stigmatisés dans une attitude de fuite et utilisant pour se battre des armes de jet. Ces « saietes » sont viles et méprisables parce qu’elles évitent le corps à corps entre les combattants1088. Véritablement « ignobles, l’arc et les flèches [sont associés] à la lâcheté et à la pusillanimité »1089. Cette qualification de l’ennemi toute caricaturale est empreinte de mépris et évoque une parodie.
A l’inverse, dans les Fet des Romains, César se contente d’évoquer une mauvaise connaissance des armes, sans faire de cette inexpérience une preuve de vilenie :
‘ne sevent rien d’armes […]. Ne de muete a bataille […] ne sevent il gaire, ne la maniere d’assembler ne de soi contenir ou cuer de l’estor. Il n’i a que un poi de gent qui rien sache de bataille1090.’Le verbe « savoir » utilisé trois fois, dans une tournure négative superlative (« rien »), puis restrictive (« gaire »), et enfin dans une relative positive (« qui rien sache ») insiste sur le fait que les insuffisances des adversaires sont dues à un manque d’expérience en la matière mais non pas au caractère même des guerriers comme le laisse entendre l’évocation des « saietes » et de la fuite dans le texte de Nicolas de Vérone. Dans la laisse suivante, le même principe d’adaptation du texte source en vue d’une condamnation des Pompéiens transforme les « rois »1091 en « rois incoronés », « duch », « senators qe tant sont forsené »1092.
La caricature des peuples alliés de Pompée est telle que César n’hésite pas à proférer des contre vérités : il parle de la haine que ces troupes portent à Rome, de leur opportunisme et de leur versatilité. Il les considère comme des « nemis de Rome », « Qe por li lor treü li portent aitexons »1093 et qui
‘« Volonter cançassent segnor e licionsOr, deux laisses auparavant Nicolas de Vérone avait précisé, au moment où il avait énuméré les troupes qui constituaient l’armée de Pompée, que tous les hommes engagés dans la lutte savaient pour quoi ils se battaient et désavouaient les ambitions de César :
‘De rois, de cuens, de princes i avoit une tele traineLa peinture de l’autre est donc sans nuance et seule la notion d’ennemi prévaut au détriment de toute réalité objective. Ce n’est pas l’homme qui est qualifié et décrit, c’est uniquement le rival.
Cette vision d’autrui en tant que danger pour sa propre personne est prépondérante dans les trois poèmes franco-italiens, qu’il s’agisse de la Prise de Pampelune, de la Pharsale ou de la Passion. Dans cette dernière chanson, Jésus est considéré par le Sanhédrin comme une menace pour le pouvoir en place et un péril pour « notre giant » et « notre loy »1096. Ces termes sont une traduction du texte de Jean1097 qui est le seul à motiver la haine des Juifs envers le Christ. Les trois autres Evangiles évoquent simplement la réunion des autorités hébraïques et la décision de tuer Jésus, sans en préciser les causes1098. Jean invoque précisément le danger que représente Jésus pour le « locum » et la « gentem »1099, c’est-à-dire pour la « ville » et la « nation ».
Nicolas de Vérone suit le texte de cet évangéliste mais sa traduction n’est pas proprement littérale, puisque le locum devient la loy. Or, le poète franco-italien connaît suffisamment bien le latin et les textes bibliques pour que soit exclue toute hypothèse d’une erreur de traduction ou d’une mauvaise lecture. Le terme « loy » revient d’ailleurs dans sa Passion au moment où Pilate demande aux Juifs ce qu’ils reprochent au Christ. Matthieu et Marc ne disent rien à ce sujet alors que Jean attribue au peuple cette justification : « Si non esset hic malefactor non tibi tradidissemus eum »1100. Luc développe trois fautes reprochées à Jésus : selon la foule, il excite la nation à la révolte, empêche de payer le tribut à César et se dit Christ1101. Nicolas de Vérone, quant à lui, le fait accuser d’aller « fausant notre loy » et « convertant la giant »1102, affirmant pour la seconde fois que Jésus est une menace pour la « loy » établie. C’est donc que Jésus est considéré comme un homme de « fausse loy », voire de « pute loi », comme le sont les Païens des épopées du cycle du roi et du cycle de Guillaume. Ce parallélisme fait de lui un ennemi comparable à ceux que présentent les récits guerriers et c’est pourquoi la violence peut se déchaîner contre sa personne.
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Les chansons de geste franco-italiennes de Nicolas de Vérone mettent en scène des rapports humains conflictuels au sein desquels l’autre apparaît toujours comme un danger, une menace ou une entrave aux ambitions et désirs personnels des protagonistes. Dans ce cadre, hérité de la tradition carolingienne, l’ennemi, diabolisé, est tout sauf un homme et mérite assurément la mort.
Les héros de la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion sont animés par une profonde volonté d’anéantir l'adversaire, que ce dernier soit considéré comme un ennemi de la foi, comme une menace pour la « loy » établie ou comme une simple entrave à la revendication d’un pouvoir personnel au sein d’une guerre civile.
Les antagonismes de croyance sont stigmatisés si bien que la notion même d’altérité suffit à faire porter un regard méfiant, sinon belliqueux, sur son prochain. Dans les poèmes du XIVe siècle, l’ancienne méconnaissance de la religion musulmane, à laquelle s’ajoute une évidente volonté de simplification et d’amalgame, est relayée par l’utilisation consciente et volontaire d’un type littéraire qui s’applique non seulement aux Païens de la Prise de Pampelune mais encore aux Juifs de la Passion, aux différents belligérants de la Pharsale, et même au personnage de Jésus lorsqu’il est vu par le Sanhédrin. C’est le signe que tous les ennemis se ressemblent et que l’autre, l'opposant, n’est défini que par sa fonction et n’a aucune individualité propre.
La Pharsale, v. 732, 733 et 745.
La Pharsale, v. 724, 725, 726, 726, 727, 729, 735, 735, 737, 737, 738, 740, 743, 743, 743 et 747.
La Pharsale, v. 732-734.
La Pharsale, v. 736-737.
Voir à ce sujet J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Age, Paris, Grand Livre du Mois, coll. La vie quotidienne, 2000, p. 89-109.
B. Guidot, « Un éminent protagoniste d’Aliscans : le tinel de Rainouart », Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval, éd. B. Guidot, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1995, p. 133. L’arc et les flèches s’opposent ainsi aux « armes nobles », comme l’épée qui est « associée à la prouesse et à la grandeur d’âme », p. 133.
Les Fet des Romains, p. 513, l. 21-27.
Les Fet des Romains, p. 514, l. 32.
La Pharsale, v. 762-763.
La Pharsale, v. 740 et 741.
La Pharsale, v. 729-730.
La Pharsale, v. 669-672.
La Passion, v. 54.
Jean, 11, 47-48.
Matthieu, 26, 3-4 ; Marc, 14, 1 ; Luc, 22, 2 explique seulement que les grands prêtres, scribes et sacrificateurs « timebant vero plebem » sans dire pourquoi.
« Collegerunt ergo pontifices et Pharisaei concilium, et dicebant : « Quid facimus, quia hic homo multa signa facit ? Si dimittimus eum sic, omnes credent in eum, et venient Romani, et tollent nostrum locum, et gentem ». Unus autem ipsis Caiaphas nomine, cum esset pontifex anni illius, dixit eis : « Vos nescitis quicquam, nec cogitatis quia expedit nobis ut unus moriatur homo pro populo, et non tota gens pereat […] Sed cum esset pontifex anni illius, prophetavit quia Iesus motiturus erat », Jean, 11, 47-51.
Jean, 18, 30.
Luc, 23, 2.
La Passion, v. 518 et 519.