Les épopées qui relatent la lutte contre les Sarrasins servent de modèle à la conception structurelle, formulaire et rhétorique des chansons de Nicolas de Vérone dans lesquelles deux entités rivales s’affrontent jusqu’à l’anéantissement de l’une des deux. Pour autant, le modèle carolingien ne peut s’appliquer parfaitement au conflit antique puisque la Pharsale est le récit d’une guerre civile. Les deux armées sont composées de soldats romains et il n’est pas aisé d’identifier, a priori et à plus forte raison pour un public italien, deux camps dont l’un jouirait de la sympathie et l’autre ne provoquerait que mépris. Dans une moindre mesure, cet effet de flou dans la catégorisation des adversaires se retrouve dans la Prise de Pampelune et dans la Passion alors même que le conflit mis en scène s’apparente plus traditionnellement à un antagonisme strict.
Dans la Pharsale, la présentation d’un César en tous points vil et condamnable, parce qu’animé par un idéal strictement martial, relève d’une interprétation des événements propre au poète véronais. Le personnage se caractérise précisément par son attitude déterminée qui ne souffre aucune remise en question. Agissant comme les héros les plus fanatiques, il considère que les Pompéiens méritent la mort parce qu’il ne voit en eux que des étrangers, « barbarins, turs, sclavons »1103, qualifiés par l’appellation générique « strançes »1104. C’est comme tels qu’il les présente à ses guerriers lors de la harangue qu’il profère au début de la chanson de geste : « Qe caut a ces estrances, se perdons ou vencons ? »1105. Dans sa démesure meurtrière, César oublie un peu facilement que le désaccord qui l’oppose à Pompée est avant tout une lutte fratricide, menée par des hommes d’une même patrie.
L’absurdité et la cruauté de cette guerre entre « parans » est largement dénoncée par le poète en de nombreuses occasions :
‘Là veisés tuer maint fils de buene mereDe son côté, Pompée est révolté face à un conflit qu’il juge amoral, lutte intestine et fratricide. Il regrette d’avoir des motifs de douleur quelle que soit l’issue de la bataille :
‘« Qe bien qe vencons, nos remarons dolant,Avant de mourir, Domice rappelle également que la plaine de Thessalie est baignée du sang des pères, frères et cousins1108. Les hommes de César eux-mêmes ont des nuits agitées après leur victoire, et « lor parans veoient, q’avoient feit morir »1109. Mais le triomphateur n’a jamais de pareils remords et se complait à ne voir ses adversaires que comme des étrangers.
La problématique de la guerre civile, qui voit s’affronter deux groupes normalement solidaires, trouve des échos inattendus dans la Prise de Pampelune et dans la Passion. Dans le poème d’inspiration carolingienne, Charlemagne n’hésite pas à mobiliser son armée contre le roi Désirier et Maozeris affronte son fils Ysorié. Dans le domaine religieux, l’épisode des reniements de Pierre apparaît comme une réflexion sur la solitude du prophète abandonné des siens et sur le rôle du disciple.
Lorsque l’empereur des Francs ordonne à ses troupes de charger le roi de Pavie, Roland rappelle vertement à son oncle que son assaut est totalement illégitime parce que le Lombard est chrétien comme lui :
‘« Che est ce qe vous feites ? Estes vous enrabi ?Par là même, le Véronais se distingue du Padouan qui n’hésite pas à dépeindre l’acharnement meurtrier des Français à l’encontre des Allemands du duc Herbert qu’ils agressent comme « ce fusent jent Pagaine »1111. Dans l’Entrée d’Espagne, les héros n’ont pas encore pris conscience de l’absurdité d’un conflit intestin alors que, dans sa continuation, Roland, comme ailleurs Pompée, déplore que des frères puissent s’affronter.
Après l’ouverture du poème consacrée aux exploits de Désirier, « Maoçeris e suen fil »1112 apparaissent ensemble dans le récit. Ils sont alors sous l’autorité de Charlemagne. Mais très vite le couple se défait puisque l’un accepte le baptême alors que l’autre le refuse. Après avoir fui l’armée française, Maozeris prie son dieu de lui rendre son fils et croit avoir été exaucé lorsqu’il voit venir Ysorié vers lui. Mais au chaleureux accueil que le père réserve à son enfant, le fils ne réplique que par la haine et le mépris. Les deux interjections qui se répondent et ouvrent les propos de chacun marquent la rupture définitive du tissu familial : « Hay fil, bien viegnes tu ! » s’exclame Maozeris, « Hay maovés roi felon ! », lui rétorque Ysorié1113. L’un est « joiant quand vit suen fil venir » alors que l’autre prophétise : « Ond meis ne te ouserai par mien piere tenir »1114. Dès lors, la lutte qui les voit s’affronter est sans merci et
‘L’estour fu fier e fort, trou plus che je ne di,La relation du seigneur de Pampelune et de son fils illustre le phénomène de dissolution des liens du sang1116. L’idée de clan ou de famille est réduite à néant si bien que les deux parents se livrent un duel comparable à la guerre civile romaine et, par anticipation, à l’assassinat de César par son propre fils.
Dans la Passion, quand Jésus est arrêté, « Alour tous siens disciples par peour s’en fuirent »1117. Jean laisse même son vêtement, « por peour de torment »1118, pour pouvoir s’enfuir plus rapidement. Cette leçon, conforme au texte de Marc1119, n’est pas sans poser problème car au moment où Jésus est mené chez le grand prêtre, « Saint Piere et saint Johans li sivoient tutour »1120.
Il semble que Nicolas de Vérone ait hésité entre plusieurs versions distinctes de la séparation des disciples, héritées des Evangiles et différemment reprises par la tradition littéraire : dans Marc et Matthieu, le Christ est abandonné de tous1121 alors que, dans Luc, Pierre suit de loin le cortège qui mène le captif auprès des grands prêtres1122 ; enfin, selon Jean, « Simon Pierre, avec un autre disciple, suivait Jésus »1123. Cette dernière situation est analogue à celle décrite dans le Livre de la Passion :
‘Quant lez deciples chela virrent,La peur provoque la fuite et l’éclatement du groupe. Ainsi, la Passion est un temps d’épreuves aussi bien pour le Christ que pour les apôtres.
En proposant une synthèse des différents textes canoniques, Nicolas de Vérone introduit dans sa Passion le motif de l’isolement progressif du Christ. Deux disciples lui restent d’abord fidèles avant que Jean et Pierre ne se séparent à leur tour : le premier rentre dans le palais1125 pour voir comment Jésus sera traité et le second reste seul à l’extérieur, « Remist dehors tout seul plain de mout grand peour »1126. En dernier lieu, les reniements de Pierre parachèvent le délaissement du fils de Dieu :
‘Alour tout mantinant le coc en aut cantaLa dramatisation du regard échangé, que l’on retrouve dans la Passion des Jongleurs 1128, insiste sur le sentiment d’abandon de Jésus. Elle est héritée de Luc1129 parce que la chanson de geste se fait l’écho de l’interprétation que cet évangéliste propose de la Passion et interroge la force des solidarités entre les hommes.
Le monde épique traditionnel présente peu de conflits internes aux clans, exception faite, et non des moindres, de la trahison de Roland par Ganelon et de la révolte qui préside à la construction de Raoul de Cambrai 1130. En revanche, l’épopée franco-italienne semble propre à mettre en scène des rivalités privées. L’attention portée aux affrontements se fait plus intimiste et le combat singulier remplace les mêlées générales. C’est déjà le cas dans l’Entrée d’Espagne avec la description du duel entre Roland et Feragu qui renvoie à la tradition biblique de David et Goliath puisque le héros chrétien affronte un géant. Mais A. Limentani souligne avec raison le désintérêt du Padouan pour le seul motif héroïque au profit d’une mise en scène de l’émotif puisque le regard se focalise non plus sur les exploits des guerriers mais sur les sentiments qu’éprouvent les spectateurs du combat1131.
Dans la Pharsale, Nicolas de Vérone reprend à son compte la description du combat singulier entre César et Pompée mais il en fait le cœur de la chanson. Ainsi, à la différence de ce qui se passe dans les Fet des Romains, la structure même du poème épique permet de valoriser l’affrontement des champions comme si la guerre civile romaine se réduisait à la rivalité de deux individus1132.
Dans les poèmes du courtisan, les Romains de la Pharsale s’entretuent, Maozeris et son fils Ysorié se déchirent et Jésus est progressivement délaissé par tous les siens, même les plus prompts à protester de leur fidélité. De la sorte, les communautés solidaires subissent une importante fragilisation, proportionnelle à l’émancipation grandissante des caractères individuels1133.
La Pharsale, v. 736.
La Pharsale, v. 702.
La Pharsale, v. 726.
La Pharsale, v. 1018-1022, 1268-1269, 1969-1970 et 1993-1994. Voir également les v. 612-614, 901-902. Au début du poème, c’est Erichto qui annonce une guerre cruelle pour les familles, v. 264-267.
La Pharsale, v. 547-548 et 554-556. Voir également les v. 62, 267, 865, 902 et 1488.
La Pharsale, v. 1729-1730.
La Pharsale, v. 2007.
La Prise de Pampelune, v. 157-159.
L’Entrée d'Espagne, v. 6986.
La Prise de Pampelune, v. 446.
La Prise de Pampelune, v. 1059 et 1062.
La Prise de Pampelune, v. 1052 et 1066.
La Prise de Pampelune, v. 1156-1158.
Cette haine du père par un fils récemment baptisé évoque celle de Floripas, sœur de Fierabras, à l’encontre de l’émir Balan son père qui, comme Maozeris, refuse la conversion qu’il avait d’abord envisagée. Elle renvoie également à la férocité de Rainouart contre son cousin Bauduc qui n’a pas suivi sa voie. Voir Fierabras, chanson de geste du XII e siècle, éd. M. Le Person, Paris, Champion, coll. Classiques Français du Moyen Age,2003, v. 6108-6217 et Aliscans, v. 7146-7253. D’une façon plus générale, sur les rapports entre parents et enfants dans l’épopée, voir M. de Combarieu du Grès, op. cit., p. 102-108. Pour une approche historique et sociologique, voir P. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, coll. Points Histoire,2ème éd., 1975, p. 6-13. Sur l’importance des liens de parenté dans la société féodale, voir plus précisément L. Génicot, Le XIII e siècle européen, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 320-322.
La Passion, v. 393.
La Passion, v. 395.
Marc, 14, 51-52. Celui qui s’enfuit est désigné par le terme « jeune homme ».
La Passion, v. 405.
Marc, 14, 50, Matthieu, 26, 56. Voir également Job, 19, 13 et Psaumes, 88, 9.
Luc, 22, 54. Cette version des faits se retrouve dans la Passion Notre Seigneur, v. 1336.
Jean, 18, 15.
Le Livre de la Passion, v. 689-693.
La Passion, v. 406-407.
La Passion, v. 408.
La Passion, v. 455-456.
La Passion des Jongleurs, v. 764-813.
Luc, 22, 61.
Voir à ce sujet : M. de Combarieu du Grès, op. cit., p. 101-133 : « Le lignage ».
« Lo sguardo del poeta si sposta accortamente dal piano eroico delle vicende del duello a quello emotivo degli spettatori ai margini del campo, mirando a un effetto di crescendo e di tensione », A. Limentani, « L’epica in lengue de France », art. cit., p. 350. Voir également L. Renzi, « Il francese come lingua letteraria e il franco-lombardo », art. cit., p. 587-589.
Ce combat est chanté aux vers 1335-1511 de l’épopée qui en compte 3166. Le prologue contribue à cette focalisation du regard sur les personnages principaux, qui propose de narrer le combat que mena « Le buen Julius Cesar par suen honour defandre / Vers Pompiu le roman, quand le cuidoit sourprandre », la Pharsale, v. 10-11.
Sur l’individu et sa représentation dans l’épopée voir A.‑J. Gourevitch, La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, op. cit., p. 33-115. Le premier chapitre de cet ouvrage (p. 9-32) dresse un historique de l’étude sur l’individu très complet et très clair qui permet d’aborder cette problématique complexe. Sur l’idée d’une émergence de l’individu au Moyen Age voir également J.‑E. Benton, « Consciousness of Self and Perceptions of Individuality », Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, sous la direction de R.‑L. Benson et G. Constable, Cambridge, Massachussetts, 1982, p. 271-287 ; E.‑H. Weber, La Personne humaine au XII e siècle, Paris, Vrin, 1991, p. 74-198. Pour les écrits médiévaux, voir Thomas d’Aquin, Summa theologica, Paris, Editions du Cerf, 4 vol., 1984-1986, Ière patie, question 29, article 1.