2/ L’individu et le type

Dans les épopées, la présentation de personnages types va de pair avec une certaine idée, proprement médiévale, que l’on se fait du lignage et de l’hérédité des caractères familiaux. « La personne ne possède pas le degré d’autonomie et de souveraineté qui deviendront, quelques siècles plus tard, ses caractéristiques fondamentales »1134 et l’individu est alors défini par son appartenance à un groupe, social ou religieux, à une lignée. De la même façon que les Sarrasins sont, depuis toujours et sans nuance aucune, diaboliques par nature et que les Allemands sont fortement dénigrés dans les textes franco-italiens, quiconque appartient à la famille de Mayence est identifié a priori comme un être vil et néfaste.

Au XIVe siècle, cette vision du monde, manichéenne et simpliste, préside encore à la compréhension de la majorité des épopées de la Geste Francor. Dans Berta da li pié grandi du manuscrit V13, la fausse Berte se caractérise uniquement par sa généalogie. Fille de Mayence, elle appartient à la race des traîtres à laquelle demeure attachée la figure de Ganelon. A la différence de ce qui se passe dans le texte d’Adenet le Roi, Pépin est trompé par un lignage entier. Cette présentation stéréotypée du personnage va dans le sens d’une simplification de l’action et de l’univers moral de l’épopée, en ce que la fausse Berte, fourbe et menteuse, ne jouit d’aucune individualité. Cependant, il est tout à fait significatif que la vraie Berte soit elle-même dépourvue de toute épaisseur psychologique dans la chanson franco-italienne : les protagonistes se réduisent à leur fonction au détriment de leurs éventuelles caractéristiques propres1135.

Le clan de Mayence est également largement stigmatisé dans le Bovo d’Antona franco-italien ainsi que dans Macaire :

‘Saçés par voir e quest’è verité :
Qe la cha’ de Magançe fu la plu honoré
E la plus riçe e meio en parenté
De nulla qe fust en la Crestenté.
Ma una colsa avoit, donde furent blasmé,
Q’i no portent ni fe ni lialté,
Ne non ament, qi l’avoit usé.1136

Segnur, or entendés e siés certan
Qe la cha de Magançe, e darer e davan,
Ma non ceso de far risa e buban ;
Senpre avoit guere cun Rainaldo da Mote Alban,
E si traï Oliver e Rolan,
E li doçe pere e ses compagna gran.
*
Si le fo Machario, que le cor Deo mal don !
Cil le destrue qe sofri pasion,
Qe lui e qui de Magance son
Senpre in le mondo i ten risa e tençon !1137

Le parti pris de schématisation dans la présentation des protagonistes est d’autant plus évident que la leçon de l’adaptation italienne s’éloigne de la version originale de Mainet et qu’elle est cohérente dans toute la compilation de V131138.

Or, cette relation fondamentale de l’individu au type, héritée de la tradition épique carolingienne et perpétuée dans une large mesure dans l’épopée franco-italienne1139, est particulièrement mise à mal dans l’œuvre de Nicolas de Vérone. A trois reprises, le poète dénonce la caractérisation des personnes par le seul recours à l’hérédité et à la transmission généalogique des vices et des vertus : le lignage n’est plus garant d’aucune qualité individuelle.

Dans la Prise de Pampelune, ayant grand besoin de vivres pour mener à bien la guerre de siège entreprise contre les Infidèles, Roland demande à Ysorié où l’armée française pourra se procurer de quoi survivre longtemps. Le nouveau chrétien propose alors au neveu de l’empereur de le guider à travers l’Espagne jusqu’à Toletele. Mais Estout laisse éclater sa méfiance envers le converti et rappelle, pour justifier ses soupçons, la noirceur de Maozeris. L’incrédulité du baron de Langres face à la valeur d’Ysorié est une donnée de l’Entrée d’Espagne 1140 mais dans la Prise de Pampelune, Roland s’oppose à cette thèse et soutient l’idée d’une possible noblesse individuelle du personnage :

‘« Garde com tu te fies en lu ! », ce dist Hestous,
« Car tu sais bien qe’ou pere, le culvert enoious,
Ne nous ame noiant. Eis tu tant simple e dous
Che tu ne crois qe’ou fil am le pere sour tous ?
Vous savés bien com est Maoçeris ençignous
E culvert e felon. Bien seroit plus qe fous
Chi cuidast qe un angnel peüst nestre d’un lous !
Cist nous poroit condur en tiel part, prince dous,
Ch’il n’en repaireroit jamés arier un sous ».
« Par ma foy », dist Rolland, « je n’en suy dubitous,
Car Isoriés est tant loiaus e valorous
Q’il ne poroit meis etre de mal fer convoitous.
Ond je le siviray, pour la veraie crous,
En cil lieu q’il voudra, qi ch’en soit suspetous.
Se Maoceris est faus, culvert e maleurous,
Isoriés croy ch’en soit dolant e vergoignous :
Ond il ne doit portier par suen pere faus lous »1141.’

Il est lourd de signification qu’Estout, qui se caractérise par sa pensée irréfléchie, s’en remette à la puissance de l’hérédité pour légitimer une appréhension qui lui vaut les remontrances de son cousin. La condamnation de ce système de représentation par Roland est essentielle à la démonstration d’une nouvelle valeur individuelle des personnages, et ce d’autant plus aisément que le champion français ne se fourvoie pas dans son intuition et que le « buen Pa[m]palunois »1142, loin de la trahison envisagée par Estout, est on ne peut plus fidèle et loyal envers l’armée chrétienne. Ainsi, le trouvère franco-italien manifeste un profond désaccord avec toute idée d’une transmission héréditaire de la félonie et de la vilenie et célèbre au contraire l’émergence de l’individu.

Dans la Pharsale, les deux fils de Pompée illustrent les limites de la caractérisation des personnages par leur seul lignage parce qu’ils sont nettement contrastés. Alors que Gaius accomplit de nombreux exploits et « Bien diroit q’il ert daingn d’avoir Pompiu per per »1143, Sextus n’est que bassesse et scélératesse :

‘Cestuy non fu pas digne - se Lucan ne menti -
De etre fil Ponpiu, le prince segnori1144.’

Il craint que son père ne perde le combat car cela aurait des conséquences sur son avenir personnel :

‘Sextus remist pensis de ce qe il aprist,
Qar de suen per se doute, qe se l’estor perdist
Jamés n’auroit honour de tant cum il vesquist1145.’

Le peu de valeur de Sextus, qui redoute l’issue du combat, consulte la sorcière Erichto et s’effraie des légions césariennes, est connu depuis le poème de Lucain1146. Il apparaît invariablement dans tous les textes relatifs à la guerre civile où il est toujours précisé que le premier fils de Pompée n’est pas digne de son père, depuis les Fet des Romainsjusqu’aux Fatti di Cesare 1147. Nicolas de Vérone le combine à un égoïsme viscéral et insiste sur la peur qu’éprouve le personnage en de nombreuses occasions1148. Il se conforme en cela à une donnée légendaire incontestable.

En revanche, le parallèle qu’il effectue entre les deux enfants du héros lui est propre. En effet, lorsque le général décide d’abandonner le combat, le poète franco-italien précise que nombre de sénateurs refusent de cesser les hostilités et poursuivent la lutte au nom de la « franchise de Rome »1149. Parmi eux, Gaius est cité à deux reprises et se montre des plus valeureux1150. La chronique française en prose et les autres représentants de la matière antique ignorent ce détail. De la sorte, Nicolas de Vérone superpose le motif du couple épique à celui des liens fraternels de façon à mettre en évidence la particularité de chacun.

Dès lors, la mention du seul Sextus aux côtés de Pompée au moment de son assassinat, comme si le noble fils avait disparu, participe de la déchéance du héros. Alors qu’il meurt, il n’est accompagné que d’un rejeton indigne de lui, qui, sans l’assassiner, ne sait pas lui faire honneur. Dans une certaine mesure, il évoque alors l’image d’Arthur mis à mal par Mordret, bien qu’il ne paye de sa vie aucun péché incestueux.

Cette tendance à l’individualisation des caractères, plus traditionnellement romanesque, est comparable à l’évolution du personnage de Ganelon dans l’Entrée d’Espagne et dans sa continuation. En effet, le traître n’est pas totalement noir dans le texte du Padouan où il se bat avec bravoure et sauve même Roland d’un fort mauvais pas1151. En outre, il sait faire preuve de courage, de loyauté et de fidélité1152, même si la trahison de Roncevaux est annoncée à plusieurs reprises1153. Ganelon n’est pas vil par nature, il le devient à la suite d’événements spécifiques bien particuliers et les vieilles rancœurs qui l’opposent à Roland dans le texte d’Oxford trouvent leur motivation dans l’épisode d’Anseïs de Ponthieu, annoncé par le Padouan1154 et développé par les Fatti di Spagna et la Spagna en vers.

Selon la tradition franco-italienne, ce neveu de Ganelon1155, nommé vicaire par Charlemagne lors de son départ en Espagne, tente de profiter de l’éloignement de l’armée française pour usurper le trône de Paris et épouser la reine. Mais grâce à Roland et à son foletto, l’empereur revient en France juste à temps pour châtier le traître1156. Il est aidé en cela par « Algirone di Bretagna »1157, « figliol di Salomon, re di Brettagna »1158. Or, dans la Prise de Pampelune, Ganelon ne trahit Guron de Bretagne que pour lui faire « merit rendre / de [s]ien niés ch’il fist pendre »1159.

Cet excursus participe d’un double mouvement : d’une part, celui d’une amplificatio de la légende par l’adjonction d’épisodes et de personnages nouveaux, d’autre part, celui d’une cohérence narrative qui accorde à l’individu une place majeure. Dans ces textes, la noirceur de Ganelon n’est en rien métaphysique ou congénitale puisqu’elle résulte de déboires individuels infligés par le champion de Charlemagne et d’un cheminement psychologique complexe. L’hérédité du lignage et la prédestination se combinent donc avec une évolution des sentiments qui n’est elle-même que la conséquence d’une mésaventure personnelle1160.

Dans la Prise de Pampelune comme dans la Pharsale, Nicolas de Vérone défend l’idée d’une émergence de l’individu en opposition avec les principes lignagers couramment admis. Roland dénonce explicitement les idées d’Estout selon lesquelles un agneau ne peut naître d’un loup1161, ce que confirme la présentation des deux fils de Pompée fondamentalement différents. L’itinéraire parcouru par Ganelon dans l’Entrée d’Espagne et sa continuation est lui-même la preuve de l’importance du vécu par rapport à l’inné.

Sans que ne soient remis en cause les stéréotypes littéraires qui s’appliquent aux personnages négatifs et condamnables, la possibilité de particularisation se fait jour dans les chansons du Véronais qui sont construites par parataxe d’épisodes significatifs. Destin collectif et destinée individuelle sont alors conciliables comme si esthétique épique et esthétique romanesque convergeaient.

Notes
1134.

A.‑J. Gourevitch, La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, op. cit., p. 203.

1135.

Voir à ce sujet, H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 78-80.

1136.

Bovo d’Antona, V13, v. 1221-1227.

1137.

Macaire, v. 94-199 et 407-410.

1138.

Mainet, fragments d’une chanson de geste du XII e siècle, éd. G. Paris, Paris, Impressions Gouverneur, 1875.Voir à ce sujet H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 36-37 et 87.

1139.

Voir à ce sujet P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane », art. cit., p. 170 et 179 où l’auteur évoque « una specie di epopea genealogica ».

1140.

L’Entrée d'Espagne, v. 6618-6627.

1141.

La Prise de Pampelune, v. 4216-4232. Voir aussi les v. 4495-4498.

1142.

La Prise de Pampelune, v. 1692.

1143.

La Pharsale, v. 1904.

1144.

La Pharsale, v. 78-79.

1145.

La Pharsale, v. 320-322.

1146.

Lucain, De Bello civili, VI, v. 419-422.

1147.

Respectivement les Fet des Romains, p. 495, l. 21-25 ; Les Fatti di Cesare,  XV, p. 185.

1148.

La Pharsale, v. 82, 141, 158, 208-209, 321-322.

1149.

La Pharsale, v. 874, 1487, 1707, 2131 et 2216.

1150.

La Pharsale, v. 1894 et 1900.

1151.

L’Entrée d'Espagne, v. 5227-5302.

1152.

L’Entrée d'Espagne, v. 325, 2906, 2920, 3027, 8722.

1153.

L’Entrée d'Espagne : v. 14-19, 2784-2790, 8740-8741, 15046-15047 et 15131-15132.

1154.

L’Entrée d'Espagne, v. 641-654. Au sujet de cet épisode voir R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 57-59 ; M. Catalano, éd., Introduction, p. 43-50.

1155.

Dans les Fatti de Spagna, « Ansuyxe de Maganza » est simplement « parente di Gayno » (XXXIX, p. 83). Le protagoniste est « nievo di Gan da Pontieri » dans la Spagna mais il s’appelle Macario (XXI, 42 et XXII, 10, vol. 2, p. 314 et 318). Il semble que le Padouan et le Véronais aient combiné ces deux données de la légende.

1156.

Les Fatti de Spagna, XXXIX.‑XLI, p. 83-90 ; la Spagna, XXI, 42-XXIII, 23, vol. 2, p. 314-338.

1157.

Les Fatti de Spagna, XLI, p. 88.

1158.

La Spagna, XXII, 36, vol. 2, p. 326.

1159.

La Prise de Pampelune, v. 2860-2861. Dans la Spagna, Ghione tue le traître (XXIII, 23, vol. 2, p. 338) alors qu’Anseïs parvient à s’enfuir dans les Fatti de Spagna (XLI, p. 90). Pour d’autres allusions à car épisode dans la Prise de Pampelune, voir les v. 2840-2843 et 3787-3791.

1160.

Voir à ce sujet ce qu’en dit A. Limentani, « Epica e racconto », art. cit., p. 416.

1161.

La Prise de Pampelune, v. 4222.