2/ L’introspection

Ces dissensions sont l’occasion de nombreux retours sur soi dont étaient dépourvues les anciennes épopées françaises. Les personnages de Nicolas de Vérone prennent le temps de s’analyser et cette introspection est tout à fait inattendue dans l’univers héroïque. Elle s’accompagne d’un cheminement spirituel inédit et s’exprime par l’intermédiaire de passages lyriques destinés à l’apitoiement sur son sort. Ainsi, elle prend deux formes distinctes qui se combinent parfois : celle d’une analyse psychologique rationnelle qui pousse le personnage à l’action et celle d’une exacerbation de l’affectivité qui amène à des monologues pathétiques.

Le Padouan de l’Entrée d’Espagne ouvre la voie à cette présentation nouvelle des héros épiques dans le sens où son Roland, d’abord exemplaire et quelque peu excessif conformément à la légende, n’est plus le même après la gifle reçue de la main de son oncle1276. Blessé par ce geste excessif, il quitte l’armée française et se retrouve, seul, près d’une fontaine. Il se souvient alors de son père1277 et se parle à lui-même. C’est là qu’il prend la décision de partir pour l’Orient :

‘« Rollant, or estes sol en gaudine selvaine,
Qe soliés avoir en le vostre demaine
Vint mile chevaler por la glesie Romaine !
Ni soloie descendre ni in camp ni en taine
Q’as estriver n’aüse mant fils de castelaine :
Or sui ci cum ermite qe fa la treduaine.
Fortune de ces siegles ai bien la plus sotaine ;
Ja me cuidoie seoir bien prés la soveraine.
Mais poi qe vostre roe me vuelt estre vilaine,
Verés moi trepaser outre la mer autaine »1278.’

La « mort symbolique » du personnage est nécessaire pour qu’il s’exile et parvienne à reconquérir son statut et à recouvrer son héroïsme et son identité1279. Ainsi, l’épisode oriental, totalement original et entièrement organisé autour de la figure de Roland, prend un relief particulier puisque le héros semble se retrouver alors même qu’il est en Perse, comme si, dans le parcours initiatique qu’il effectue, l’éloignement, géographique et culturel, était le garant d’une meilleure introspection et analyse personnelles. En cela, le Roland de l’Entrée d’Espagne est une figure majeure de l’epopea cavalleresca telle que G. Folena la définit : « le due immagini di Orlando, l’antica e la nuova, l’eroica e la romanzeca, si uniscono qui in una figurazione umanissima e complessa »1280.

La situation du héros renvoie à celle de Maozeris décidant de s’enfuir sans tenter de convaincre son fils de le suivre et à celle de Pompée qui se prescrit à lui-même un exil salutaire. En effet, à cause de la honte ressentie d’avoir perdu la bataille, le général romain cherche à rester seul, et « por ce se gardoit da ceschun cors human »1281 :

‘Volonter aleroit q’il ne fust coneü
Com un chivaler pobre por le païs autru,
Mes tant se forvoia por mi le bois ramu
Qe tretous l’ont perdus, li grand e li menu,
Und qe pres luy n’estoit ne youne ne zanu1282.’

La comparaison avec le pauvre chevalier est déjà présente dans les Fet des Romains 1283, mais l’isolement volontaire et radical du héros dans la forêt est une donnée propre au texte franco-italien qui insiste ainsi sur l’individualité de l’aventure vécue par le personnage. Tout comme le Roland du Padouan, le héros compare alors sa situation présente à ses honneurs passés :

‘Des grand honours se membre qe il avoit eü
De le roy Mitridate, qe tant par fu cremu
Des pirates aussi ou mout fu combatu,
E ancor de Secille q’est païs esleü,
E des autres païs q’il avoit souzmetu.
« Ei diés ! », dit le baron, « cum cermant m’a vendu
Fortune tot l’onor ou long temps m’a tenu !
Tretot le mond avoie ancuy soz ma vertu,
Or ne ay un scuer qi me port mien escu »1284.’

Mais le désarroi est de courte durée et l’émotion est facilement remplacée par une sentence généralisante1285, comme si le héros rationalisait ses sentiments. Dès lors, l’introspection amène à une prise de décision : le neveu de Charlemagne s’aventure en Orient et Pompée rejoint sa femme.

Tous deux sont capables de se parler à eux-mêmes et, à l’image de ce qui se passe chez Lucain, Pompée s’encourage à mourir dignement. Alors que Settimus lève le glaive sur lui, il s’exhorte :

‘« Pompiu, tuen grand honor
E ta grand renomee, qe anch n’oit desenor,
Est mestier qe tu gardes a cist derean jor »1286.’

C’est que l’affectivité du personnage ne le paralyse pas et ne l’immobilise pas dans une attitude de plainte stérile. C’est précisément le cas au début de l’œuvre lorsque Cicéron lui fait part du désaveu de ses guerriers. Les trois premiers vers de sa réponse sont marqués par une forte tonalité lyrique1287 mais l’analyse l’emporte aussitôt comme en témoigne le vocabulaire logique utilisé. Il en va ainsi des termes « certan », « acordé », « je’l say certainemant », « savoir, conoisés », « si cum voy e entant », « cuidés », « apris », « ce savés », et « ce est l’ocaison »1288 qui sont relayés par la construction d’un raisonnement démonstratif progressant par interrogations successives1289. Bien qu’il vive douloureusement les péripéties qui l’amènent à sa perte en Thessalie et bien qu’il exprime son désarroi face à des événements qui le dépassent, Pompée n’accuse pas les dieux d’iniquité et ne se sent ni trahi, ni abandonné.

Il se distingue par là de Maozeris qui ne parvient à assumer pleinement ses choix et endosse un rôle lyrique qui n’est pas sans contraster avec son caractère orgueilleux de Sarrasin endurci. Après avoir éprouvé une très vive déception devant le refus de Charlemagne de faire de lui un des douze Pairs1290, après avoir lutté toute la nuit entre désir de protéger son enfant et besoin de tuer son ennemi, Maozeris, accablé par ce combat sans merci et ayant finalement préféré l’amour paternel à la foi, fuit loin de l’armée française qui a causé sa perte1291 :

‘Mes il ne fu ja mie demie lieue alé,
Che l’aube fu aparue e le jour esclarié.
Alour tout mantinant oit arier regardié
E zausi Pampelune e le paleis pavé,
Le mur e la maison, ou il avoit leisié
Suen cier fil Ysoriés. Lour oit mout sopiré1292.’

Cet arrêt narratif, représenté par l’arrêt de la course du personnage et le regard, très symbolique, en arrière, permet à l’auteur de faire de Maozeris un héros tragique. Immobilisé dans son élan, le roi sarrasin a perdu sa ville et son « cier fil ». Tel le romantique Boabdil exilé de Grenade, le voilà solitaire, à l’aube d’un jour nouveau, sans royaume et sans compagnie1293.

La situation évoque forcément celle du Christ qui, la veille de son arrestation, se retrouve seul, une fois ses disciples endormis, et prie. Mais sa prière, bien que répétée trois fois, demeure sans réponse. Cet épisode de la vie de Jésus, mentionné par les Evangiles1294 et repris par le trouvère italien dans sa Passion 1295, trouve un écho inattendu en la personne de Maozeris apostrophant Dieu. La détresse du Païen rappelle celle du Christ abandonné par le Souverain Roi et dans ses soupirs s’entendent, par écho, la tristesse et l’angoisse de l’agonie à Gethsémani.

Le monologue que Maozeris prononce à cet instant est composé de deux parties : dans un premier temps, le roi parle à sa ville, pour en faire la louange dans un style proche de l’éloge funèbre, puis il s’adresse directement à « Maomet ». Les deux temps de la lamentation commencent par une même interjection de douleur (« Ay ! ») et une apostrophe, à Pampelune et au Ciel. La tonalité est très émotionnellement marquée, puisqu’à la modalité exclamative du premier moment, qui correspond à l’emphase propre à la description de la cité, répondent les multiples interrogations de la deuxième partie :

‘« Ay Pampelune, amirable citié !
Ja fustes vous la flour de la paienitié,
Jamés ne se tint tant castel ne fermitié
Comant vous ay tenue contre la cristentié ;
Mes en la fin vous ay leisee en lour poestié,
Non mie por coardie, mes bien m’ont enzignié
Li diés que je ai sempre servis e honorié.
Ay Maomet ! par quoi m’ais tu ensi oblié ? »1296

Les deux interjections répétées rappellent la plainte de Pompée avant l’engagement des hostilités, organisée sur deux laisses et dont les vers d’intonation respectifs font apparaître les exclamations : « Ey Dieu ! » et « Ay fere Fortune »1297.

Maozeris n’est qu’amour et respect pour la ville qu’il perd. Il la vouvoie et en peint un portrait très flatteur. L’enjambement à la césure du vers 772 met en relief l’adjectif « admirable », auquel répond l’expression « flour de la paienetié ». En outre, le premier vers de cette tirade est une phrase nominale : la relation de Maozeris à sa cité est directe et passionnelle. Les temps verbaux utilisés, le passé simple et le passé composé, invitent à lire le lamento du roi comme un véritable panégyrique de Pampelune. Le rythme poétique est régulier et les adverbes « ja / jamés / comant / mes / non » en attaque de cinq vers successifs solennisent le propos. L’effet d’écho entre « painetié » et « cristentié » à la rime par exemple, ou entre les deux verbes « se tint » et « ay tenue »1298, font de cette louange un modèle de rhétorique. Le déséquilibre rythmique et poétique apparaît aux vers 777-778, avec l’enjambement « bien m’ont enzignié / Li diés », c’est-à-dire au moment où le personnage évoque les puissances supérieures qui étaient censées l’assister. Or, l’aide du Ciel ne lui a été d’aucun secours, ce qui légitime le trouble de Maozeris.

Ainsi, Nicolas de Vérone crée une figure étonnante, toute de douleur éplorée, confrontée au drame de la contradiction entre intérêts collectifs et privés comme peut l’être le Pompée de la Pharsale. Là où le Païen déclare avoir abandonné Pampelune « non mie por coardie »1299, le Romain est préoccupé par l’idée de « non avoir blasme de nulle coardie »1300. Le pathétique du personnage de Maozeris, complexe et multiple, nous évoque alors, et le fait est absolument singulier, la détresse de Marie au pied de la croix.

Dans le lamento de la Vierge que le poète franco-italien propose1301, Marie, véritable mater dolorosa, s’adresse à Jésus, à Marie Madeleine et à Marie Cleophé en des termes proches de ceux utilisés par Maozeris : « plaint e suspir », « paine soufrir », « gemir », « plurier », « grand lament e grand duel », « pietié, lament », « duel », « aflir »1302. Le champ lexical de l’affliction est très largement représenté dans ces vers et la Vierge, comme le seigneur de Pampelune, se sent abandonnée :

‘« Ay, mien sir, piere e fil ! Com te voie languir !
Com abandones tu ta mere aou defenir !
Comant me leises tu en les mains remanir
De ces traitours Juÿs, plus faus che ciens ne tir !
Ay, mien douz piere e fil ! En don te veul querir
Che tu avech toy me meines, s’il te vient a pleisir.
Ne abandonier ta mere ! Com me poes tu gerpir ?
Porte l’arme avec toy, car je en ay grand dexir »1303.’

La mère du Christ et le père d’Ysorié se ressemblent parce qu’ils souffrent et sont délaissés, exactement comme Cornélie reproche à son époux, à la fin de la Pharsale, de ne pas l’entraîner dans la mort :

‘« Ai biaus sire », feit elle, « donc m’avés leisié cy
Por qoy vous morisés sanz moy a tiel estry. […]
Gerpir ne me devoies, qar anc ne vos faly
Mais por terre e por mer : sempres je vos suÿ »1304.’

C’est que le genre épique se fait écriture de la solitude et du délaissement. L’héroïne antique, dont les nuits sont peuplées de visions nocturnes, renvoie ainsi à celle des romans courtois. Dans l’Entrée d’Espagne, Roland lui-même exprime la douleur de sa prise de conscience dans un monologue proche du lamento :

‘« Ai ! hom gravez de paine et de tormant,
N’avis jameis repois a ton vivant,
E començais de mout petit enfant
A durer paine et estre travaillant.
Par la vertus dou Roy omnipotant,
Pois je bien dir qe da mort fui aidant
A cestui roys vers le fils Agolant,
Ke hui moi laidi ensi vilainemant.
Oliver frere, a Jesu vos comand ;
Hestos de Lengles e tuit mes bienvoilant,
Ne moi verés, ce croi, a mon vivant.
Ceval, feit il, de toi ai pieté grant,
Quant te devroit coreer ton sarçant
E je te main por enci travailant »1305.’

L’homme, qui ne se définit plus uniquement par son appartenance à un groupe, ressent toutes les affres dues au sentiment d’isolement que lui procure sa nouvelle individualité.

***

*

Le parallèle entre des personnages que tout semble opposer, le Roland de l’épisode oriental, l’ennemi le plus redoutable de Charlemagne, la mère du Christ et le vaincu de la bataille de Pharsale, amène à considérer l’émergence de la conscience de soi comme un phénomène caractéristique de l’épopée franco-italienne, en particulier à celle de Nicolas de Vérone et de son prédécesseur. Cependant, là où le Padouan réserve l’apparition d’une perception individualiste forte au héros de l’armée française, l’auteur de la Pharsale et de la Prise de Pampelune en fait une manifestation de la complexification de l’univers qu’il présente en permettant à des Païens d’inspirer une pitié tout aussi légitime que celle ressentie face au lamento de la Vierge. Ce dernier est hérité de la tradition littéraire1306 de même que celui de Cornélie est directement repris de la source contraignante utilisée1307. Mais les différents monologues de Maozeris sont uniques au sein de la materia di Spagna et le tableau lyrique et pathétique du protagoniste est propre à la Prise de Pampelune : les tendances individualistes des chevaliers, dont parle A.‑J. Gourevitch1308, culminent dans cette figure originale. Le type épique se fait héros romanesque et cela s’explique par le regard inattendu que le poète pose sur l’autre.

Notes
1276.

L’Entrée d'Espagne, v. 11116-11122.

1277.

L’Entrée d'Espagne, v. 11448-11451.

1278.

L’Entrée d'Espagne, v. 11456-11465.

1279.

Voir à ce sujet N.‑B. Cromey, « Roland as baron révolté », art. cit., p. 292-294 et A. Limentani, « Epica e racconto », art. cit., p. 422-424.

1280.

G. Folena, « La cultura volgare e l’umanesimo cavalleresco nel Veneto », art. cit., p. 146.

1281.

La Pharsale, v. 2158.

1282.

La Pharsale, v. 2167-2171.

1283.

Les Fet des Romains, p. 546, l. 5-6.

1284.

La Pharsale¸v. 2172-2180.

1285.

La Pharsale, v. 2181-2182 : « Nul ne devroit amer honor ne grand treü / S’il n’est cert de morir, qand l’onor a perdu ».

1286.

La Pharsale¸v. 3016-3018.

1287.

La Pharsale¸v. 519-521. L’apostrophe initiale « Ay fere fortune ! » est suivie d’une interrogative directe « par qoy ? » et le locuteur est « souspirant ».

1288.

La Pharsale¸v. 522, 523, 525, 528, 534, 537, 545, 551 et 558.

1289.

La Pharsale¸v. 546, 550 et 554-556 :

« Que çoie, que victoire aurons de cist achant ? […]

E qe honor aurons, se nous serons perdant ? […]

Qe çoie doit avoir nul home conoisant,

Quand il vera le per jotrer a suen enfant,

E l’un frer enver l’autre ferir de mautalant ? »

1290.

Voir ce qu’en dit par exemple A. Limentani, « L’epica in lengue de France », art. cit., p. 367.

1291.

Voir à ce sujet C. Cremonesi, « A proposito del Codice Marciano Fr. XIII », art. cit., p. 97.

1292.

La Prise de Pampelune, v. 766-771.

1293.

Châteaubriand, Les aventures du dernier Abencérage, éd. A. Verlet, Paris, Gallimard, coll. La bibliothèque, 2006, p. 5.Ce parallèle entre le héros de Nicolas de Vérone et celui de Chateaubriand est souligné par V. Crescini, « Di Niccolò da Verona », art. cit., p. 359.

1294.

Mathieu, 26, 37 et 39-44 ; Marc, 14, 33 et 36-39 ; Luc, 22, 39 et 42 ; Jean, 18, 1.

1295.

La Passion, v. 305-338.

1296.

La Prise de Pampelune, v. 772-779. Le monologue se poursuit jusqu’au v. 791.

1297.

La Pharsale, v. 486 et 519.

1298.

La Prise de Pampelune, v. 774 et 775.

1299.

La Prise de Pampelune, v. 777.

1300.

La Pharsale, v. 578. Sur les rapprochements et parallèles entre les monologues de Pompée et de Maozeris, voir F. di Ninni, « Tecniche di composizione nella Pharsale di Niccolò da Verona », art. cit., p. 109-110.

1301.

La Passion, v. 831-864.

1302.

La Passion, v. 827, 840, 843, 844, 850, 852, 855 et 857.

1303.

La Passion, v. 831-838.

1304.

La Pharsale, v. 3056-3057 et 3064-3065 ; les Fet des Romains, p. 565, l. 19-32.

1305.

L’Entrée d'Espagne, v. 11158-11171.

1306.

On trouve un lamento comparable dans l’Ystoire de la Passion franco-italienne, v. 1002-1030.

1307.

Les Fet des Romains, p. 565, l. 19-32.

1308.

Voir A.‑J. Gourevitch, La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, op. cit., p. 219.