Le Trecento est le siècle de la crise de la papauté. Le christianisme occidental entame un lent déclin qui conduira, deux siècles plus tard, à la Réforme et la papauté, exilée en Avignon depuis 13091309, est plus préoccupée d’argent et de pouvoir que de spiritualité. Elle offre un spectacle affligeant abondamment dénoncé par les auteurs italiens. Dante n’hésite pas, dans sa Divina Commedia, à mettre Boniface en Enfer1310 et Pétrarque compare la nouvelle cité des Papes à une
‘Occidentalis Babilon, qua nichil informius sol videt […] Ubi piscatorum inops quondam regnat hereditas, mirum in modum oblita principi. Stupor est memorare illos, hos cernere auro onustos et purpura, superbos principium ac gentium spoliis, videre pro inversis notibus luxuriosa palatia, et menibus clausos montes pro retibus parvis, quibus olim in estu galileo victus vix exiguus querebatur, quibus in stagno Genesareth tota nocte laborantes nichil ceperant […] Hic postremo quicquid confusum, quicquid atrum, quicquid horribile usquam est aut fingitur aspicias1311.’L’Empire et l’Italie sont largement hostiles à cette papauté déclinante, dépravée et pervertie.
Parallèlement, l’Italie du XIVe siècle est celle des Signorie : le pays est divisé géographiquement en plusieurs domaines placés chacun sous l’égide d’une grande famille. Domaine appartenant à un seul individu, la seigneurie italienne est une organisation politique très hiérarchisée, une structure impériale à l’échelle des comuni 1312. Ainsi Vérone est-elle la ville des Scaglieri, Mantoue, celle des Gonzague, Ferrare, celle des Este. Mais alors qu’à la même époque, les rois de France sont totalement indépendants, les seigneuries italiennes tiennent leur propre légitimité de l’Empire. D’un côté des Alpes, « rex est imperator in regno suo », de l’autre, l’autorité des Signori d’Italia est entravée par la tutelle de l’Empire. Toute l’organisation politique et sociale des communes tend à rendre les dirigeants de la ville omnipotents et dans le même temps, le pouvoir suprême de ces dirigeants est limité par l’hégémonie impériale.
Par ailleurs, l’Italie n’a pas, ou peu, connu de féodalité et si l’idée impériale est très présente, depuis le De Monarchia 1313 de Dante jusqu’aux œuvres de Marsile de Padoue1314, l’Empire réel, effectif, a perdu son caractère de suprême représentation d’une féodalité intacte. Dans les guerres qui occupent la période de l’entre-règne, le sommet de la hiérarchie est inoccupé. La mentalité de type féodal est un anachronisme.
Nicolas de Vérone, qui dédie sa Pharsale à Nicolas Ier d’Este, s’affiche comme un parfait courtisan. Il dit avoir rédigé son poème
‘Por amor son seignor, de Ferare marchois :Dans le même temps, il fait le choix formel de la chanson de geste et semble ainsi exalter le système seigneurial. Son œuvre est donc placée d’emblée sous le signe, sinon du paradoxe, du moins d’une double culture et d’une double influence. Les deux composantes essentielles de la chanson de geste que sont la foi chrétienne et la hiérarchie féodale s’accordent assez mal aux réalités du contexte historique dans lequel écrit Nicolas de Vérone : la chrétienté est en pleine crise et le système féodal n’a pas cours. L’héritage culturel français s’en trouve nécessairement modifié et adapté à la société italienne de l’époque.
De plus, le corpus hétérogène des œuvres de Nicolas de Vérone multiplie les sources d’inspiration et propose des points de vue divergents, parfois opposés, ce qui rend les problèmes d’adaptation plus aigus. La tradition carolingienne s’attache à la figure de Charlemagne, empereur des Français, mais l’Italie n’a pas connu de système féodal. La tradition évangélique accorde à Jésus une place fondamentale et ce « roi des Juifs » a été crucifié par Pilate, tribun romain. La tradition romaine, quant à elle, évoque les différends entre César et Pompée. Mais le héros de la Pharsale de Nicolas de Vérone, au moment même où l’on fait surtout l’apologie de César et de l’Empire, est Pompée. Enfin, la tradition italienne place Désirier et ses vœux d’indépendance, qui s’opposent aux principes mêmes de la féodalité, au cœur des récits de Reconquête. Autant de rois, autant de représentations du pouvoir apparaissent comme autant de paradoxes à résoudre pour proposer une interprétation globale de l’œuvre de Nicolas de Vérone et en définir la vision du monde sous-jacente.
N’y a-t-il aucun principe fédérateur derrière cette hétérogénéité ? Diversifiant les sources qu’il utilise, le poète franco-italien propose un éventail complet des différentes façons de concevoir le pouvoir et ses systèmes de représentation. De la sorte, il propose une véritable réflexion politique, étayée par nombre d’exemples fournis dans les poèmes. Nous nous attacherons donc à définir le projet de société commun de la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion.
Après avoir interrogé les différentes subordinations possibles du politique, nous constaterons que le pouvoir, tel que Nicolas de Vérone le définit, jouit d’une autonomie et d’une légitimité internes et que le « bon gouvernement » est celui que le peuple se choisit lui-même.
Elle y restera jusqu’en 1378.
Dante, La Divina Commedia, Inferno, XXVI, v. 70 et 94-105.
Pétrarque, Sans titre, 19 lettres, éd. R. Lenoir, Paris, J. Million, coll. Atopia, 2003, V, 1, p. 77-78 et VIII, 1, p. 92-93. Voir également IX, 3, p. 98-99, X, 1-2, p. 100-101, XIV, 2, p. 138-139, XVII, 3, p. 148-149, XVII, 7, p. 154-155, XVII, 12, p. 166-167, XVIII, 1-2-3, p. 170-175 et XIX, 2, p. 190-191.
R. Hiestand, « Aspetti politici e sociali dell’Italia settentrionale dalla morte di Federico II alla metà del 1300 », art. cit., p. 46.
Dante, De Monarchia, La Monarchie, éd. C. Lefort, M. Gally, Paris, Belin, coll. Littérature et politique, 2000.
Tel est le cas par exemple du Defensor pacis.Pour une édition du texte, voir Marsilio da Padova, Il Difensore della pace (Prima dictio uniquement), éd. C. Vasoli, Venise, Marsilio Editore, 1991 ; Marsilio da Padova, Il Difensore della pace, éd. M. Fumagalliet alii, Milano, Rizzoli, « BUR », 2 vol., 2001 ; Marsile de Padoue, Le Défenseur de la Paix, éd. J. Quillet, Paris, Vrin, 1968 ; Marsile de Padoue, Œuvres Mineures (Defensor Minor & De translatione imperii), éd. C. Jeudy et J. Quillet, Paris, CNRS Editions, 1979. Nous utiliserons l’édition de J. Quillet.
La Pharsale, v. 1935-1936.