La conception du politique au Moyen Age inclut de multiples données extérieures au seul problème du gouvernement des Etats et la théologie y occupe une place de choix. Le christianisme promettant l’avènement d’un royaume qui « non est de mundo hoc »1316, le pouvoir terrestre apparaît comme secondaire, toujours subordonné à une exigence de conversion interne. Ainsi, la réflexion médiévale se nourrit tout autant de la Bible et des Pères de l’Eglise que de la philosophie aristotélicienne et du droit romain1317.
Pendant le Haut Moyen Age, jusqu’au XIIe siècle, l’inspiration majoritaire des théoriciens politiques est augustinienne. Pour saint Augustin, la politique est la conséquence du péché originel en ce sens que les hommes, pour vivre ensemble, ont besoin d’une autorité qui réfrène leurs appétits et leurs instincts violents. L’attente du « règne de Dieu » est à l’origine d'une pensée théocratique très forte. Pour l’évêque d’Hippone, l’autorité civile vient de Dieu et l’Etat est strictement soumis à l’Eglise :
‘Fecerunt itaque civitates duas amores duo, terrenam scilicet amor sui usque ad contemptum Dei, caelestem vero amor Dei usque ad contemptum sui. Denique illa in se ipsa, haec in Domino gloriatur. Illa enim quaerit ab hominibus gloriam ; huic autem Deus conscientiae testis maxima est gloria. […] Ideoque in illa sapientes eius secundum hominem viventes aut corporis aut animi sui bona aut utriusque sectati sunt […] In hac autem nulla est hominis sapientia nisi pietas, qua recte colitur verus Deus, id expectans praemium in societate sanctorum non solum hominum, verum etiam angelorum, ut sit Deus omnia in omnibus1318.’Cette thèse des deux pouvoirs, spirituel et temporel, se cristallise dans l’opposition entre sacerdotium et regnum. Toujours, la potestas des rois est subordonnée à l’auctoritas pontificale1319.
A l’époque où Nicolas de Vérone rédige ses poèmes, l’ambiance intellectuelle se caractérise par la coexistence de deux visions strictement opposées. Pouvoir temporel et pouvoir spirituel semblent antinomiques1320, de même que foi et raison, béatitude terrestre et béatitude éternelle, loi évangélique et loi temporelle. Le divorce est consumé entre politique et théologie. La rupture peut être atténuée par les théories d’Averroès sur la double finalité de l’homme puisque le philosophe arabe montre que la raison et la foi opèrent sur deux terrains différents. Cette question de la double vérité, condamnée par Etienne Tempier, ouvre la voie au problème de la double béatitude : une béatitude humaine est-elle réalisable ici-bas ou n’existe-t-il que la seule béatitude éternelle ? Or, la possibilité d’une félicité terrestre amène de facto à l’idée d’une éventuelle autonomie du pouvoir temporel par rapport au pouvoir spirituel1321.
Nicolas de Vérone, qui a tracé les contours d’un idéal humain n’impliquant plus d’interpénétration des univers divin et terrestre au profit de la recherche d’un épanouissement personnel fait d’individualisme, paraît directement influencé par les écrits d’Averroès. Sur le plan politique, on peut dès lors légitimement s’attendre à ce qu’il soit partisan d’une souveraineté potentielle du règne des hommes, à l’encontre des aspirations de la papauté.
Parallèlement, sa Pharsale est dédicacée à Nicolas Ier d’Este, seigneur d’une libre Commune, et deux de ses œuvres témoignent d’un vif esprit anti-impérialiste, qu’il s’agisse de l’empire romain de César largement dénigré ou de l’empire franc de Charlemagne dont Désirier s’affranchit1322. La superposition des deux univers distincts de référence va jusqu’à la confusion et le héros carolingien arbore l’aigle impériale :
‘Sus l’eome coroné porte par conoisançeCet insigne participe de l’assimilation des figures franque et romaine que l’on retrouve dans l’évocation du « confenon Cesar »1324 pour désigner le drapeau de l’armée chrétienne. Ainsi, l’apologie de Pompée et l’obtention des pactes de Constance par les Lombards sont le signe d’une condamnation globale de l’idée impériale elle-même.
Le gouvernement terrestre présenté ne semble alors ni guelfe ni gibelin. Nicolas de Vérone transcende les distinctions usuelles de son époque pour proposer une vision toute personnelle du pouvoir qui s’émancipe des différentes catégories connues. Afin de préciser comment le trouvère franco-italien conçoit le pouvoir temporel, il nous faudra envisager successivement les principaux critères de subordination que sont Dieu et l’hérédité.
Jean, 18, 36.
A ce sujet, voir J.‑H. Burns, Histoire de la pensée politique médiévale, 350-1450, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 11-46 ; E.‑H. Kantorowicz, Les Deux corps du roi : essai sur la théologie politique au Moyen Age, Paris, Gallimard, 1989, p. 51-144.
Saint Augustin, De civitate Dei (contra paganos), éd. B. Dombartet alii, Bruges Desclée de Brouwer, coll. Bibliothèque Augustinienne, 35 (livres XI-XIV), 1959, XIV, 28. Les derniers mots « ut sit Deus omnia in omnibus » reprennent la Bible, I, Corinthiens, XV, 28.
A propos de cet antagonisme, voir J. Quillet, Les Clés du pouvoir au Moyen Age, Paris, Flammarion, 1972, p. 14-16 et 69-80 ; H.‑X. Arquillière, L’Augustinisme politique : essai sur la formation des théories politiques au Moyen Age, Paris, Vrin, 1934, 2ème édition, 1955, p. 171-174 ; B. Beyer de Ryke, « L’apport augustinien : Augustin et l’augustinisme politique », Histoire de la philosophie politique, éd. A. Renaut, t. II, Naissances de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 43-86.
J.‑H. Burns, Histoire de la pensée politique médiévale, op. cit., p. 347-399.
Sur les idées politiques en vogue au XIVe siècle, voir plus précisément J.‑H. Burns, Histoire de la pensée politique médiévale, op. cit., p. 327-346 ; E.‑H. Kantorowicz, Les Deux corps du roi, op. cit., p. 200-227 ; J. Quillet, Les Clés du pouvoir au Moyen Age, op. cit., p. 166-172 ; B. Tierney, Foundations of the Conciliar Theory : The Contibution of the Medieval Canonists from Gratien to the Great Schism, Cambridge University Press, 1955, p. 157-237.
On sait que l’image de l’empereur est quelque peu ternie dans les textes tardifs. C’est également le cas pour la représentation de son père Pépin, en particulier dans Bovo d’Antona et Berta da li pè grandi. Voir à ce sujet H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 38-40, 73-75 et 209-214.
La Prise de Pampelune, v. 4737-4739. Voir également le v. 5501.
La Prise de Pampelune, v. 3922.