c/ Une certaine limitation des interventions divines

Cela ne doit pas surprendre dans un univers régi par des règles nouvelles et des habitudes inédites. Dans l’épopée franco-italienne de Nicolas de Vérone, les interventions divines sont presque inexistantes : pas plus que Dieu n’impose ses desiderata aux hommes, il ne les guide ou ne les aide dans la Prise de Pampelune et c’est là une profonde nouveauté par rapport aux légendes carolingiennes.

La protection et le soutien divins accordés à Charlemagne tout au long de sa vie sont des topoi des légendes épiques depuis la Chanson des Saisnes jusqu’à celle d’Aymeri de Narbonne :

‘Charlemaine d’Ais que Diex parama tant
Qu’il fist maint bel miracle por lui en son vivant1349.

Preudon fu Charles a la barbe florie ;
Grans vertuz fist Dex por lui en sa vie,
Dont vos avez mainte chançon oie […]
Mainte miracle li fist Dex en sa vie,
Qant en Espangne ala en ost banie1350.’

Dans la tradition épique, la multiplicité des miracles accomplis pour le favoriser peut se révéler de façon plus ou moins explicite. Assisté par Dieu, l’empereur à la barbe fleurie sort victorieux de nombre de combats1351 et la seule expression du pouvoir céleste suffit parfois à enhardir le guerrier et à lui permettre de trouver la force nécessaire pour vaincre l’ennemi. Ainsi en va-t-il dans la Chanson de Roland lorsque Baligant met à mal le souverain chrétien :

‘Carles cancelet, por poi qu’il n’est caüt ;
Mais Deus ne volt qu’il seit mort ne vencut.
Seint Gabriel est repairet a lui,
Si li demandet : « Reis magnes, que fais-tu ? »

Quant Carles oït la seinte voiz de l’angle,
N’en ad poür ne de murir dutance ;
Repareit loi vigur e remembrance1352.’

La bienveillance tutélaire se manifeste en toutes circonstances, même les moins nobles, depuis la présence de Gabriel qui veille sur Charlemagne1353 jusqu’à la mise à disposition providentielle d’un larron capable de s’emparer des biens de l’ennemi1354, en passant par l’assurance que Dieu aidera le fanfaron dans ses gabs même si l’ange délégué auprès de l’empereur n’hésite pas à réprouver ses galéjades :

‘A tant es vos un angele cui deus i aparut !
Et vint a Charlemaigne, si l’ot relevet sus :
« Charles, ne t’esmaier, ço te mandet Jesus !
Des gas qu’erseir desistes grande folie fut ;
Ne gabez ja mais home, çot comandet Cristus.
Va, si fai comencier, ja n’en i faldrat uns »1355.’

Toujours, Charlemagne bénéficie du soutien divin.

Mais l’intervention du Ciel dans les affaires des hommes est exceptionnelle dans la Prise de Pampelune et elle est définie, dans le poème lui-même, comme un simple topos littéraire. En aucun cas elle ne prétend expliquer ou justifier l’action de Charlemagne et le trouvère, soulignant le caractère coutumier de la manifestation divine, se contente de se conformer à des habitudes stylistiques de jongleur :

‘Mais dainmedeu de glorie, le pere glorious,
Che secoru l’avoit en maint leus besognous
Ne veust ancour soufrir qu’il fust mis à desous1356.’

La tournure rappelle la formule « Deus de gloire, chi l’oit aidé sovent » que l’on retrouve dans l’Entrée d’Espagne 1357, et le cliché est plus une licence poétique que l’expression d’une élection divine de Charlemagne. En dehors de ce passage, Dieu n’intervient jamais dans les aventures terrestres du « magne empereour »1358. Quant à cette aide apportée au mont Garcin, elle peut être considérée comme une simple manifestation du respect de la tradition épique dont « les auteurs, pour souligner la valeur de leurs personnages et le bien-fondé de la cause qu’ils servent, recourent à un leitmotiv bien connu : la manifestation divine en cas de danger »1359. Mais le secours apporté par le Seigneur se limite à l’arrivée des troupes de Désirier, auquel le roi en péril avait envoyé un messager1360. Pour être des plus opportuns, ce soutien n’est pas, à proprement parler, une manifestation de la Providence et le contact direct de l’empereur avec Dieu est remplacé par la délégation, tout humaine, d’un émissaire. La figure du roi se trouve alors dépossédée d’un attribut essentiel, caractéristique du mythe de Charlemagne.

Notes
1349.

La Chanson des Saisnes (ms A), v. 23-24.

1350.

Aymeri de Narbonne, v. 92-94 et 101-102.

1351.

Voir par exemple Gui de Bourgogne, v. 159-160 et 4103-4104 et Doon de Mayence, v. 7026-7029, 7090 et 7130.

1352.

La Chanson de Roland, v. 3608-3614.

1353.

La Chanson de Roland, v. 2525-2528 et 2847-2848.

1354.

Renaut de Montauban, v. 9367-9368 : « Je n’oi clef ne sosclave por tresor esfondrer / Dex me tramist a moi I fort larron prové ».

1355.

Le Voyage de Charlemagne, v. 672-677.

1356.

La Prise de Pampelune, v. 1828-1830.

1357.

L’Entrée d'Espagne, v. 6841.

1358.

La Prise de Pampelune, v. 828.

1359.

E. Gaucher, La Biographie chevaleresque : Typologie d’un genre (XIII e -XIV e siècles), Paris, Champion, 1994, p. 128.

1360.

La Prise de Pampelune, v. 1760-1772 et 1832-1839.