d/ Le rapport privilégié de Charlemagne à Dieu

C’est que les remaniements franco-italiens de la geste carolingienne ignorent les rapports privilégiés avec le Ciel dont jouissait l’oncle de Roland. Dans les textes français, cette relation particulière se manifeste de multiples façons. Dans Gui de Bourgogne, le sacré se révèle explicitement et la toute puissance divine se dévoile à l’homme lorsque Charlemagne, que les Sarrasins ont reconnu malgré son déguisement de pèlerin, fait appel à Dieu. Devant lui, le Ciel s’ouvre, une grande croix apparaît et l’archange Gabriel en personne vient lui parler à l’oreille pour le rassurer :

‘Contremont vers le ciel an prist a regarder
Vit entrovrir le ciel jusc’à la maïsté,
Et une crois saintisme qui gete grant clarté ;
De toutes pars le tienent IIII angres anpené.
Paor ot l’emperere, si s’est jus acliné.
Saint Gabriel li angres s’est a lui devalé ;
Il li dit en l’oreille coiement, à celé :
« Empereres de France, envers moi entendez :
N’aies mie paor, tu es a sauveté,
Que cil te conduira qui t’a ci amené ».
L’empereres l’entent, si est resvigoré1361.’

Gabriel, déjà présent dans la Chanson de Roland 1362, n’est pas l’unique messager divin que connaît le folklore épique. Dans l’Entrée d’Espagne, saint Jacques apparaît à Charlemagne1363 et, dans Huon de Bordeaux, c’est saint Michel qui vient le visiter1364. Les différents anges1365, « esperités »1366, messagers1367, songes1368 et autres visions permettent une communication directe avec le Ciel, laquelle demeure l’apanage de l’ « élu de Dieu ».

Cependant, les récits italiens modifient sensiblement cette donnée puisque Roland, dans les Fatti de Spagna ou la Spagna, est le témoin direct des manifestations de la toute puissance divine1369 et que Aymeri et Aude, dans V4, connaissent également ce privilège1370. Certes, le Guillaume repentant du Moniage était lui aussi visité par un ange mais c’était la marque de son accession imminente à une sainteté que son état de guerrier lui eût interdit s’il n’avait pris conscience de ses péchés et ne s’était retiré auprès des moines :

‘« Uns angeles vint, et Dex le m’envoia,
Que fusse moines et si venisse cha »1371.’

La vision du monde est bien différente dans les textes franco-italiens où les apparitions évangéliques, peu nombreuses, non seulement ne sont plus réservées à l’empereur mais encore ne sont plus nécessaires à l’évolution de l’action.

Au début de la version franco-italienne des Enfances Ogier, Charlemagne prend l’ange qui vient à lui pour un être enchanté. « San Gabriel qe molto avoit amé »1372 entre dans la chambre de l’empereur pour lui expliquer comment les Païens ont pris Rome. Mais la réaction du roi est en totale discordance avec la tonalité qui eût dû être celle de l’épisode :

‘Li rois s’esvelle, qe fu del sono gravé,
A li sant angle elo respond aré :
« Di mo’, ami, como e’ tu ça entré
Quando li uso è cluso e seré ?
E’ tu fantasma o spirito ençanté
e mon polser m’avez contrarié ? »
E cil le dist : « Vu avi ben falé.
Ne son fantasma ni bestia ençanté :
Angle sui de Deo de Majesté.
A vos el m’oit tramis et envoié
Qe vos die une grant anbasé »1373.’

Cette unique manifestation de la transcendance divine du manuscrit V13 est largement détournée des canons du genre : elle ne modifie en rien le cours des événements, elle montre un Charlemagne à la limite du ridicule et n’est plus qu’un motif littéraire. Pour S.‑M. Cingolani, cette scène participe du processus d’innovation et de parodie propre à la Geste Francor 1374. Elle met incontestablement à mal la figure d’un souverain « élu de Dieu », sur un registre plaisant, différent de celui choisi par Nicolas de Vérone qui, dans sa Prise de Pampelune, fait disparaître tout contact direct avec Dieu, quelle qu’en soit la nature.

La présentation du pouvoir de Charlemagne est révélatrice du processus d’adaptation de la geste française au contexte italien. Comme l’Italie n’a pas connu dans sa propre histoire de système féodal très marqué ni une victoire de la royauté sur les pouvoirs locaux, les légendes épiques qui traversent la frontière italienne doivent s’adapter à un nouveau public, à un nouveau contexte historico-social, motivé par de nouvelles conditions économiques ou politiques.

D’une façon générale, les interventions divines sont extrêmement rares dans les épopées franco-italiennes, et l’empereur se voit peu à peu dépossédé de nombre de ses attributs essentiels, à commencer par son essence religieuse « d’élu de Dieu », même si la scène folklorique de son couronnement par les anges est connue et acceptée comme appartenant à une tradition révolue. Le roi des Francs ne communique plus directement avec le Ciel, « ce trait constitutif du mythe de Charlemagne n’a pas été accepté par les remanieurs italiens des épopées françaises »1375.

La monarchie décrite par Nicolas de Vérone n’est donc pas une monarchie de droit divin et la doctrine théocratique que la Prise de Pampelune illustre est modérée, proche de celle prônée par saint Thomas et les thèses dualistes. De la même façon, les pré-humanistes Jean de Salisbury et Marsile de Padoue considèrent que le politique peut et doit jouir d’une autonomie réelle1376. La théorie de la double béatitude explique cette revendication de la souveraineté du pouvoir temporel. L’augustinisme politique des anciennes chansons de geste françaises1377 est désormais résolument dépassé. De même que le thomisme succède, au XIIIe siècle, au courant doctrinal hérité de saint Augustin1378, de même les représentations littéraires de la féodalité de Charlemagne s’affranchissent de la « tendance à absorber le droit naturel dans la justice surnaturelle, le droit de l’Etat dans celui de l’Eglise »1379.

Ainsi, dans la Prise de Pampelune, l’autorité de Charlemagne, indépendante de la volonté divine, ne concerne que le gouvernement terrestre des hommes et sa légitimité ne tient pas au règne spirituel. De ce point de vue, l’œuvre de Nicolas de Vérone s’inscrit contre les prétentions temporelles de la papauté et le poète expose la vision d’un pouvoir libre de toute subordination externe. Mais l’analyse d’une autre légitimité du pouvoir est essentielle pour confirmer ou infirmer cette hypothèse.

Notes
1361.

Gui de Bourgogne, v. 1354-1363. Au sujet de cet épisode voir J.‑C. Vallecalle, Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale. L’Illusion du dialogue, Paris, Champion, coll. Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age, 2006, p. 987-988.

1362.

La Chanson de Roland, v. 2526, 2847, 3610 et 3993.

1363.

L’Entrée d'Espagne, v. 66-80.

1364.

Huon de Bordeaux, v. 89.

1365.

Dans Fierrabras, c’est un ange qui annonce à Charlemagne la victoire d’Olivier sur Fierrabras, v. 1234-1241.

1366.

Gui de Bourgogne, v. 4097.

1367.

La Chevalerie Ogier de Dannemarche, v. 269-272, Fierrabras, v. 6136.

1368.

Dans la Chevalerie Ogier de Dannemarche, Charlemagne voit en songe le danger de son fils embusqué, v. 1157-1174.

1369.

Les Fatti de Spagna, XL, p. 85-86, la Spagna, XXIV, 40-XXV, 4, vol. 2, p. 357-360.

1370.

V4, v. 4189-4193 et 4810.

1371.

Le Moniage Guillaume chanson de geste du XII e siècle, éd. N. Andrieux-Reix (version longue), Paris, Champion, coll. Classiques Français du Moyen Age, 2003, v. 118-119. Voir également les v. 58-60 :

Dex ne volt mie que il fust oubliés,

Par un sien angele li manda son pensé,

Que il alast a Genevois sour mer.

Voir encore les v. 820-835.

1372.

Les Enfances Ogier, v. 94.

1373.

Les Enfances Ogier, v. 118-128.

1374.

S.‑M. Cingolani, « Innovazione e parodia nel Marciano XIII », art. cit., p. 75-76.

1375.

K.‑H. Bender, « Les métamorphoses de la royauté de Charlemagne », Cultura Neolatina, XXI, 1961, p. 170.

1376.

Au XIVe siècle, la tradition théocratique est de plus en plus rejetée parce que perçue comme anachronique. Le retour de la doctrine dualiste affermie, qui conforte une pleine autonomie du pouvoir politique et de l’Etat, s’exprime à travers deux ouvrages : la Quaestio in utramque partem anonyme de 1302 et le De potestate regia et papali rédigé la même année par Jean de Paris. Voir à ce sujet M. Pacaut, La Théocratie, l'Eglise et le Pouvoir au Moyen Âge, Paris, Desclée, coll. Bibliothèque d'histoire du christianisme, n° 20, 1989, p. 160-163.

1377.

Sur l’augustinisme politique dans l’épopée, voir D. Boutet, Formes littéraires et conscience historique, op. cit., p. 124-133 pour l’étude des trois thèmes politico-historiques développés dans les chansons de geste : les vicissitudes de l’ordre féodal, la croisade et le mythe impérial. Voir aussi, du même auteur, « La politique et l’Histoire dans les chansons de geste », Annales ESC, 1976, p. 1119-1130.

1378.

Entre augustinisme et thomisme, le De Regimine christiano de Jacques de Viterbe (1301-1302), éd. H.‑X. Arquillière, Paris, Beauchesne, 1926, apparaît comme une œuvre de transition majeure au même titre que le De Potestate ecclesiae d’Alexander a Sancto Elpidio. Cet ouvrage est accessible dans l’édition de J.‑T. Rocaberti, Bibliotheca Maxima Pontifica, Rome, 1698, t. II, 7, p. 1-40. Les chapitres III, IV et VI.‑X, p. 16-28, sont particulièrememnt éclairants sur les questions théocratiques. C’est égalemement le cas de la Summa de potestate ecclesiastica d’Agostino Triomfo d’Ancône, Augsburg, J. Schüssler, 1473, XXIII, et du De Planctu ecclesiae d’Alvaro Pelayo, éd. J.‑T. Rocaberti, Bibliotheca Maxima Pontifica, Rome, 1698, t. III, p. 23-266, art. 56. Des extraits de ces deux derniers textes se trouvent dans l’ouvrage de M. Pacaut, La Théocratie, op. cit.,p. 151-156. Voir également les p. 144-150 pour une étude de l’œuvre de Jacques de Viterbe ainsi que les p. 68-81 de l’édition du De Regimine Christiano, par H.‑X. Arquillière.

1379.

H.‑X. Arquillière, L’Eglise et l’Etat au Moyen Age, Paris, Vrin, 1972, p. 40. Selon l’auteur, l’augustinisme politique défini comme l’absorption du pouvoir des rois par l’idée de chrétienté peut être datée de Grégoire le Grand (590-604).