a/ Charlemagne : le souverain héréditaire ?

Dans la Prise de Pampelune, si Charlemagne n’est plus favorisé par le Ciel, c’est que son autorité doit trouver sa légitimité au sein même du royaume terrestre. Au début de l’Entrée d’Espagne, les guerriers français rappellent que l’action qu’ils ont entreprise au-delà des Pyrénées répond à trois objectifs dont le premier seulement est de venger Dieu de sa Passion. Les deux autres visent à honorer Charlemagne et son neveu1380. C’est que le temps des hommes a remplacé celui du Seigneur : l’empereur doit affirmer son pouvoir par d’autres moyens que ceux d’une élection divine. Dans les légendes épiques, la glorieuse généalogie du roi des Français fournit une solide assise à son royaume.

Cependant, l’Entrée d’Espagne et la Prise de Pampelune n’insistent guère sur cet aspect de la royauté de Charlemagne qui fait de lui un souverain héréditaire. Nicolas de Vérone ne l’évoque qu’une fois, dans des vers qui soulignent davantage les qualités guerrières de Charlemagne que le prestige de son père. Les douze Pairs respectent la décision de leur roi de se rendre à la Stoille, et acceptent la répartition des rôles proposée, parce qu’il reconnaissent en lui un fin stratège et un expert en matière militaire :

‘Alour distrent entr’eus tuit ceus barons d’aut lin
Ch’il ne fesoit mestier d’aprandre ao fil Pepin1381.’

Dans ce vers conclusif, la mention de Pépin n’est qu’une simple exigence de la rime et c’est également le cas pour la majorité des occurrences recensées dans l’Entrée d’Espagne 1382. En revanche, l’insistance sur la sagesse de l’empereur est manifeste et Charlemagne jouit plus d’une reconnaissance personnelle que d’une autorité de droit. Les vers suivants en sont significatifs puisqu’à l’évocation de Pépin succède l’affirmation des qualités de qui lui a succédé :

‘Ao consil Zarllemagne furent tuit acordiés
E mout le loerent de sen e de bontiés1383.’

Symboliquement, le changement de laisse permet le passage de l’autorité ancestrale à une nouvelle forme de pouvoir, de la monarchie héréditaire à un gouvernement fondé sur le mérite et la valeur.

C’est que la généalogie de Charlemagne ne lui permet aucune prétention à un respect acquis de droit. Bien au contraire, elle lui impose de se montrer digne de son ancêtre. Tel est le sens des propos que Roland tient à son oncle, au début de la Prise de Pampelune, après l’échec de l’attaque des Allemands contre Désirier :

‘« Ond je vous veul prier
Che pour ceste bontié qu’il a feit en primier,
E pour le grand outraçe que li est feit d’arier,
Che vous si li dïés qu’il doie demandier
Un don quiel il voudra, qu’il l’aura sens tardier
S’il est de vetre honour, sens vous desaritier »1384.’

Le don que Charlemagne accordera apparaît moins comme une récompense du Lombard que comme une obligation de l’empereur. Cette idée de nécessité morale est développée tout au long du discours de Roland par l’intermédiaire du polyptote sur le verbe « devoir » conjugué à toutes les personnes et à tous les temps : « ond l’en devés loer », « com il doit », « l’onour doit avoir », « com vous deusiés », « quand vous devoiés », « nul nel doit », « ains le devroit cescun », « li diés qu’il doie »1385. S’ajoutent à cette liste deux occurrences que l’auteur a placées dans la bouche de Naimes :

‘« Je […] vous consil com je doi consilier.
Je di que vous doiés mantinant otroier
Ce q’a dit vetre niés : si vous ferés prisier »1386.’

Le vassal rappelle son rôle de conseiller et donne son avis : il est du devoir de Charlemagne d’accepter ce que son neveu a proposé s’il veut être estimé. Pour qu’on le respecte, il lui appartient de prouver sa valeur, de mériter son statut.

La qualité de roi se voit donc subordonnée à celle de meneur d’hommes, de chef de guerre et de héros. Sans doute à dessein, Nicolas de Vérone insiste à plusieurs reprises sur la prouesse du personnage qui combat au milieu de ses vassaux, les exhorte à la vaillance et pourfend l’ennemi :

‘Il mist la main ao brand, pues dist a aute vois :
« Torniés, frans chivalers ! Ne fuiés par desrois ! »
Lor feri de sour l’eome Furon le Navarois
Che mout avoit oucis des Frans e des Tiois :
Dou cief jusque a l’arçon le porfendi le rois
Pues escria « Monzoie ! ».
*
Ala a ferir un Turch de la giant desloial :
Dao cief le porfendi de jusque en le petral,
Mort l’abati a terre.
*
Mes mie n’est escondue
La spee Zarllemagne, ains est bien coneüe
Entre les autres spees e duremant cremue
Car Païn que l’atend onque meis ne manjue1387.’

Charlemagne est avant tout un combattant valeureux, et c’est à ce titre que l’on peut s’en remettre à lui et obéir à ses ordres. L’image équestre du roi en majesté n’est certes pas une innovation franco-italienne et la Chanson de Roland montre déjà de belles scènes où les exploits de l’empereur guerrier forcent l’admiration1388. Mais Nicolas de Vérone fait de cette prouesse le fondement même de l’autorité régalienne et c’est là une grande nouveauté par rapport aux textes français.

Sans doute le trouvère suit-il ici l’esprit du Padouan qui fait prononcer à Naimes une tirade illustrant ce principe d’un pouvoir mérité. Aux Pairs qui se demandent si l’avis de Charlemagne est louable et si son emportement contre son neveu ne devrait pas lui interdire leur soutien, le fidèle conseiller, voix de la raison, rappelle que l’hégémonie de l’empereur lui est acquise grâce à ses hauts faits, lesquels se sont manifestés bien avant que Roland n’accomplisse le moindre exploit :

‘« Revient Karles de Espagne, qe fist en Aragon
Tantes riches proeces, cum por certain savon,
Qe il oncis Braibant e son niés Gallion ;
Coronés fu a Rome tot sols, sens compagnon
(Non i avoit qe Morand, car de fis le savon),
Pois en France torna, maugrés de dos fellon :
Lor n’i estoit Rolland ; dond bien gran tort avon
Quand ne conoison Karle ensi cum nos devon »1389.’

Le couronnement est ici présenté comme la conséquence directe des succès militaires du protagoniste. Le pouvoir acquis par la prouesse remplace la monarchie héréditaire. De ce point de vue, le regard que porte l’épopée franco-italienne sur les mythes carolingiens est totalement novateur et la compilation de V13 participe également de cette transformation de l’image du roi1390.

Les légendes épiques adaptées en Lombardie ne font plus l’éloge d’une monarchie inconditionnellement transmissible de père en fils. De la sorte, la Geste Francor, l’Entrée d’Espagne et la Prise de Pampelune sont plus proches de la réalité historique, de l’Italie du XIVe siècle mais aussi de l’époque du règne de Charlemagne, que du mythe véhiculé par les textes français qui ont fait de l’incontestable hérédité du trône un motif littéraire. La succession de Pépin le Bref s’est déroulée de façon sensiblement différente, comme le rappelle J. Favier :

‘Le pape a interdit aux Francs de choisir leurs rois hors de la famille de Pépin. Cette disposition n’a encore rien d’une hérédité. « Dans la famille » ne signifie pas nécessairement de père en fils […] Le trône allait à celui qui avait le pouvoir. Charles et Carloman sont rois parce qu’ils ont été sacrés, mais ils ne le resteront que si leur force et leur prestige le justifient1391.’

Tout en s’appropriant les chansons de geste d’inspiration carolingienne, les poètes franco-italiens ont tracé les contours d’une monarchie qui ressemble davantage à celle de l’empereur historique qu’à celle incarnée par sa figure mythique. Cette nouvelle image du roi participe ainsi de la « de-epicizzazione dell’epopea francese »1392 dont parle avec justesse S.‑M. Cingolani au sujet du manuscrit V13. Le Charlemagne franco-italien n’est pas un monarque héréditaire parce que l’hérédité du trône et des fiefs ne correspond pas à l’environnement socio-culturel des auteurs de Padoue ou de Vérone.

Notes
1380.

L’Entrée d'Espagne, v. 270-275.

1381.

La Prise de Pampelune, v. 1462-1463.

1382.

L’Entrée d'Espagne, v. 920, 2689, 4748, 6596, 7271, 7452, 7787… A chaque fois, le « filz Pepin » est à la rime.

1383.

La Prise de Pampelune, v. 1464-1465.

1384.

La Prise de Pampelune, v. 295-300.

1385.

La Prise de Pampelune, v. 275, 281, 282, 283, 287, 292, 293 et 298.

1386.

La Prise de Pampelune, v. 303-305.

1387.

La Prise de Pampelune, v. 1684-1689, 1971-1973 et 1786-1789.

1388.

Voir à ce sujet A. Labbé, L’Architecture des palais et des jardins, op. cit., p. 96-104.

1389.

L’Entrée d'Espagne, v. 11303-11310.

1390.

H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 118-120.

1391.

J. Favier, Charlemagne, op. cit., p. 139.

1392.

S.‑M. Cingolani, « Innovazione e parodia nel Marciano XIII », art. cit., p. 74.