Pour des raisons historiques et conjoncturelles, le public bourgeois du Nord de l’Italie était assez peu familier des relations féodo-vassaliques présentées dans les épopées françaises. La thèse héréditaire n’étant pas admise par l’aristocratie vénitienne et lombarde, les poètes ont dû infléchir la présentation des rapports entre le souverain et ses vassaux. Dans la Prise de Pampelune, l’idée qu’un trône se transmet de père en fils est défendue par des Sarrasins et ce n’est sans doute pas un hasard. Lorsque Altumajor, fraîchement converti, se présente aux portes de Cordoue sur laquelle règne injustement Jonas1393, les habitants hésitent à lui opposer une franche résistance car ils le reconnaissent comme seigneur légitime :
‘Mal voluntie[r] cescun contre lu trer voloit,Faire de l’hérédité du trône un principe païen, c’est le condamner a priori. Les héros chrétiens n’envisagent pas un seul moment que la filiation puisse garantir à elle seule l’obtention d’un titre de roi.
De ce fait, l’épopée franco-italienne propose une version originale de la succession de Charlemagne. Huon de Bordeaux, texte français tardif, se préoccupe de la transmission du pouvoir de l’empereur puisque saint Michel apparaît au roi et lui demande d’engendrer un fils malgré son âge :
‘« Quant l’engerrai, se me prist Diex edier,Mais le Padouan n’envisage pas les choses de la même façon. L’Entrée d’Espagne présente un Charlemagne fatigué et vieillissant qui veut abandonner la lutte et rentrer en France, « car cist païs commance estre anoios »1396. Après la capture des onze Pairs et d’Ogier par Feragu, le souverain ne veut pas laisser Roland tenter l’aventure. Il redoute de le perdre et lui explique :
‘« Je n’ai plus fils. Pres ma mort, ami dos,C’est le signe que, pour le poète, Roland peut sans difficulté succéder à son oncle. A la fin du texte, après le retour d’Orient de son neveu, Charlemagne envisage à nouveau de le couronner :
‘« Bieus niés », feit il, « ceste corone d’oirRoland refuse énergiquement, non parce que l’idée de succéder à son oncle le gêne, mais parce que cette succession n’est pas concevable tant que son oncle est en vie :
‘« Ne place Dieu, que veust l’aspre mort boir,De la même façon que la seule mention de Pépin ne suffit pas à fonder l’autorité de Charlemagne et qu’il lui faut mériter son statut, il est possible qu’un autre chevalier, même de naissance non royale, accède à la fonction impériale.
Ainsi, au delà de la simple image que les épopées franco-italiennes transmettent de la royauté de Charlemagne, c’est le principe héréditaire lui-même qui est remis en question. L’empereur ne doit en rien son hégémonie à son père et il est manifeste à ses yeux qu’un héros tel que Roland mérite tout autant la fonction suprême eu égard à ses nombreuses qualités et prouesses. Seuls les Païens sont réticents à cette nouvelle vision du monde parce qu’ils considèrent encore la transmission de la noblesse par la filiation comme une évidence.
Cette hérédité nobiliaire est largement condamnée par Nicolas de Vérone. La présentation du personnage de Désirier et l’originalité des dons qu’il requiert de Charlemagne appartiennent à une vision novatrice et émergente de la chevalerie et des classes sociales. Héros italien, qui incarne littérairement la fierté patriotique des auteurs utilisant la matière espagnole, le roi lombard parvient à obtenir de l’empereur
‘« Che cescun Lombard, bien qu’il n’ait gentilieL’idée que tous les Lombards puissent devenir chevaliers se retrouve, on le sait, dans le Liber de Generatione de Giovanni di Nono. Mais dans ce texte, la permission de ceindre l’épée est réservée au seul Désirier « et omnibus de domo sua »1401 alors qu’elle concerne tous les Lombards sans restriction aucune chez Nicolas de Vérone. Le poète franco-italien abolit ainsi le principe même d’une quelconque hérédité de la noblesse. Chaque Lombard, même non noble, peut accéder à un statut honorifique, pourvu que sa fortune le lui permette. De la sorte, la chevalerie est fondée sur la richesse et non pas sur la liberté comme c’est le cas dans la chronique historique où des faveurs particulières sont accordées à « quilibet ytalicus, cuiuscumque condicionis, dum liber sit »1402. Chez Nicolas les conditions d’accès à l’aristocratie ne sont ni la franchise ni la filiation mais la fortune.
Cette noblesse de l’argent, consentie par Charlemagne, est en parfaite opposition avec la noblesse du sang et n’est pas admise par les Païens qui, à l’instar de Maozeris, soutiennent le principe héréditaire. En effet, le seigneur de Pampelune dit à son ami Altumajor :
‘« Ami », dist Maoçeris, « jentil eis par nature,Nicolas de Vérone suit ici l’esprit du Padouan qui présente dans l’Entrée d’Espagne une scène révélatrice de la confrontation de deux points de vue antagonistes et inconciliables. Lors de son périple oriental, Roland se trouve face au sultan de Perse qui lui demande de lui révéler son identité. Le héros se présente alors comme un chevalier bourgeois :
‘« Sir », dist le dus, « en la moie contreeLe champion français fait siennes les prétentions des Lombards et apparaît comme un parfait représentant de la situation contemporaine des hommes qui écoutent les chansons de geste franco-italiennes. Mais l’idée d’une chevalerie fondée sur la richesse n’est pas admise par le Païen qui soutient la thèse d’une noblesse acquise de naissance et demande à Roland :
‘« Estes vos home jantis de renomee,Plus tard, Pélias reviendra à la charge en interrogeant une nouvelle fois le héros chrétien :
‘« De quel lignaze es tu nez et estrais,Après cette nouvelle requête, Roland rappelle sa généalogie dans le seul but de satisfaire son interlocuteur1407. A deux reprises, les Païens défendent ainsi l’hérédité et sont favorables à la noblesse de sang1408. Il n’en faut pas plus pour y voir une contestation des principes mêmes de la transmission de l’aristocratie de génération en génération.
A l’inverse, dans Macaire, le personnage de Varocher illustre la possibilité d’une promotion sociale conçue comme récompense des mérites et hauts faits personnels. Décrit comme un homme sauvage, dont la laideur n’a d’égale que l’humilité de ses origines1409, le vilain au service de l’empereur de Constantinople parvient, grâce à une audacieuse entreprise, à s’emparer des chevaux de Charlemagne. Cet exploit l’autorise alors à réclamer l’adoubement :
‘« Mon sir », fait il, « de ces vos faço li don ;L’empereur ne se formalise en rien de cette requête et lui octroie le statut de chevalier sans hésitation aucune. La qualité individuelle du héros permet sa promotion sociale et c’est tout à fait significatif de la nouvelle vision des classes sociales et de leur transmission au Nord de l’Italie au milieu du XIVe siècle1411.
La contestation sous-jacente de l’hérédité, et en particulier de l’hérédité nobiliaire, trouve ses fondements dans les textes de médecine et dans une science précise de l’embryologie. En effet, les modèles médicaux médiévaux ont grandement influencé la pensée métaphysique tardive et Marsile de Padoue, par exemple, se sert de l’étude de l’embryon comme de prémices à la représentation d’un modèle politique1412. L’autorité du discours médical est contrecarrée par le problème, extrêmement complexe, de la génération du vivant tel qu’il est débattu à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Pour Pietro d’Abano1413, médecin, philosophe et astrologue, auteur du Conciliator 1414, comme pour Averroès dont il expose et promeut le système philosophique, l’intellect, auquel ne correspond aucun organe identifiable, est extérieur à l’âme individuelle et est un principe impersonnel, unique pour tous les hommes1415. Cette théorie induit de fait l’impossibilité des peines et des récompenses éternelles et est largement critiquée par Dante1416 et par Thomas d’Aquin1417.
Cependant, malgré ces divergences, il est unanimement admis au XIVe siècle que les géniteurs ne transmettent à leurs descendants que des qualités matérielles véhiculées par le sang, alors que la noblesse relève de l’intellect et de la volonté. Elle est une grâce individuelle conférée par Dieu comme Stace le démontre à Dante dans la Divina Commedia :
‘« E sappi che, sì tosto come al fetoElle ne dépend donc en aucune façon d’un quelconque lignage et le Florentin s’en explique plus précisément encore dans le Convivio :
‘Sicché non dica quelli degli Uberti de Firenze, né quelli de’ Visconti di Milano : « Perché io sono di cotale schiatta, io sono nobile » ; ché il divino seme non cade in ischiatta, cioè in istirpe, ma cade nelle singolari persone, e, sì come di sotto si proverà, la stirpe non fa le singolari persone nobili, ma le singolari persone fanno nobile la stirpe1419.’Le poète et le penseur politique s’opposent ainsi tous deux à la thèse de la transmission congénitale de la noblesse et donc, à plus forte raison, du pouvoir. Marsile de Padoue quant à lui condamne toute succession héréditaire1420 et lui préfère d’autres modes d’établissement des princes.
De la sorte, le bon gouvernement ne tient pas sa légitimité d’un élément extérieur mais bien des qualités propres du prince ou du roi. Le pouvoir ainsi envisagé s’affranchit de toute dépendance, religieuse et héréditaire : Charlemagne n’est plus ni l’élu de Dieu, ni le fils de Pépin et la monarchie de droit divin est autant contestée que la monarchie ancestrale. S’inscrivant contre les ambitions de la féodalité et de l’aristocratie transmissibles, Nicolas de Vérone, qui n’adhère pas non plus au modèle impérial, explore une nouvelle voie de la représentation du pouvoir.
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*
Le Moyen Age central des XIe, XIIe et XIIIe siècles est marqué par le conflit entre Empire et papauté. Le pouvoir impérial exerce une forte mainmise sur l’Eglise qu’il place dans la dépendance de l’Etat1421 et le pape réagit en initiant la réforme grégorienne et en multipliant les prétentions théocratiques. Ces dernières sont développées dans le Policraticus de Jean de Salisbury rédigé peu de temps après la querelle des Investitures qui découle de l’action papale1422. Par la suite, la culture politique est moins dominée par la religion et Gilles de Rome1423, Jacques de Viterbe1424, Augustin d’Ancône et Alvaro Pelayo1425 sont les derniers représentants de l’idée théocratique.
C’est que les théories politiques sont influencées par deux découvertes majeures au Moyen Age : celle, à la fin du XIe siècle, du droit romain et celle, par l’intermédiaire des Arabes, de la philosophie aristotélicienne à la fin du XIIe et au XIIIe siècles. Cette époque voit la montée des monarchies nationales et, pour Thomas d’Aquin, l’Etat n’a pas pour cause le péché originel présenté par saint Augustin comme le fondement de tout gouvernement. Les partisans de l’indépendance du pouvoir civil sont nombreux : Dante rédige le De Monarchia vers 1311, Marsile de Padoue, le Defensor pacis en 1324. Ce texte, apparemment contradictoire entre sa première et sa seconde partie, a posé de nombreux problèmes à ses interprètes qui se sont demandé si la philosophie développée relevait d’une politique laïque et républicaine ou d’un manifeste en faveur du pouvoir impérial. La première lecture s’impose finalement1426 et postule l’émergence d’une société laïque, basée sur la représentation et la délégation politiques. De la sorte, pour Marsile de Padoue comme pour Cino da Pistoia, l’autorité des princes vient du peuple même si leur imperium demeure lié à Dieu1427.
La théorie de la double béatitude permet aux auteurs médiévaux du XIVe siècle de concilier l’attente d’un règne éternel et la réflexion autour des principales caractéristiques de la légitimité du pouvoir temporel. Exempt de toute relation directe au péché originel, le gouvernement ainsi défini jouit d’une pleine autonomie et ne dépend en rien de principes extérieurs au corps même de la cité : Dieu n’intervient pas dans le règne terrestre des hommes et l’hérédité n’assure aucune pérennité des royaumes. Dans son œuvre, Nicolas de Vérone illustre par l’exemple les thèses de Marsile de Padoue, influencées par le discours médical véhiculé par Pietro d’Abano. Tout comme les penseurs du Trecento pré-humaniste, Nicolas de Vérone est tout à la fois hostile à l’hégémonie impériale, aux prétentions temporelles de la papauté et au système féodal héréditaire. Ses poèmes sont caractéristiques de l’épopée franco-italienne en général qui se présente non pas en faveur d’un système politique donné mais plutôt en ouverte opposition à différents modèles1428. Ni vraiment guelfe, ni vraiment gibelin, le trouvère explore une troisième voie, faite de laïcisation du pouvoir et d’une véritable indépendance du politique par rapport à tout ce qui ne constitue pas la cité elle-même, parce que le pouvoir jouit d’une incontestable légitimité interne.
La Prise de Pampelune, v. 2263-2273.
La Prise de Pampelune, v. 3929-3931.
Huon de Bordeaux, v. 86-91.
L’Entrée d'Espagne, v. 1598. Voir également les v. 1926-1939.
L’Entrée d'Espagne, v. 1599-1602.
Appendice de l’Entrée d'Espagne, v. 5-12.
Appendice de l’Entrée d'Espagne, v. 15-16.
La Prise de Pampelune, v. 344-347.
Giovanni di Nonno, Liber de Generatione, cité par P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane », art. cit., p. 171.
Giovanni di Nonno, Liber de Generatione, cité par P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane », art. cit., p. 171.
La Prise de Pampelune, v. 2020-2021.
L’Entrée d'Espagne, v. 12137-12145.
L’Entrée d'Espagne, v. 12130-12131.
L’Entrée d'Espagne, v. 13093-13094.
L’Entrée d'Espagne, v. 13104-13117.
Voir à ce sujet H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 220.
Macaire, v. 1321-1323, 1332-1333 et 1344-1347.
Macaire, v. 2496-2503.
Voir à ce sujet H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 192-193 et 215.
Sur les rapports entre la biologie et la politique au Moyen Age, voir D. Ottaviani, « Le paradigme de l’embryon à la fin du Moyen Age », Astérion, n° 1, Juin 2003, p. 44-54 et « Le peuple en puissance, Marsile de Padoue », De la puissance du peuple, I : La démocratie de Platon à Rawls, éd. Y. Vargas, Publications du GEMR, Le temps des cerises, Pantin, 2000, p. 43-55.
1250-1315.
Pietro d’Abano, Conciliator, éd. E. Riondato, L. Olivieri, riproduzione in fac-simile dell’edizione originale Venezia, Iuntas, 1565, Venise, Antenore, 1985. Voir à ce sujet M.‑T. Alverny, « Pietro d’Abano traducteur de Galien », Medioevo, vol. 11, 1985, p. 19-64.
Voir le commentaire d’Averroès sur Aristote, De anima, 3 : Averroès, L’Intelligence et la pensée. Sur le De anima, éd. A. de Libera, Garnier-Flammarion, 1998. Comme le précise l’éditeur, cette version moderne n’est « ni la traduction littérale du texte original, perdu, ni celle de sa traduction latine [par Michel Scot], mais une tentative de reconstitution du sens du texte original », p. 43.
Dante, La Divina Commedia, Inferno, IV, v. 144 ; Purgatorio, XXV, v. 61-66.
Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, éd. R. Bernieret alii, Paris, Editions du Cerf, 1993,livre II, article 73, Summa theologica, livre I, article 79, 5 ; 86, 2 et 118, 2.
Dante, La Divina Commedia, Purgatorio, XXV, v. 68-75.
Dante, Convivio, éd. G.‑C. Garfagnini, Roma, Salermo, 1998, IV, XX, 5.
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, I, 9, 7, p. 94-95. Voir aussi I, 16.
C’est le cas depuis les règnes de Charlemagne (800) et d’Otton Ier le Grand (962).
Cette querelle dure de 1076 à 1122 et le Policraticus date de 1159 (traduit en 1372 par D. Foulechat), éd. C. Brucker, Genève, Droz, 2006. Au sujet de cette querelle et de l’affermissement théocratique voir M. Pacaut, La Théocratie, op. cit., p. 62-78. Dans le même ouvrage voir les p. 89-92 consacrées à Jean de Salisbury.
Gilles de Rome, De Ecclesiastica potestate (1301), éd. R. Scholz, Weimar, Bölhaus Nachfolger, 1929. Dans la première partie de sa carrière, il avait en revanche soutenu le point de vue aristotélico-thomiste dans le De Regimine principium, éd. V. Courdaveaux, Paris, 1857.
Jacques de Viterbe, De Regimine christiano.
Au sujet de ces 4 auteurs, voir M. Pacaut, La Théocratie, op. cit., p. 144-156.
Sur les différentes interprétations de Marsile de Padoue voir J. Quillet, Les Clés du pouvoir au Moyen Age, op. cit., p. 102-110 ; C. Vasoli, « Marsilio da Padova », Storia della cultura veneta, t. I, Dalle origini al Trecento, Neri Pozza editore, 1976, p. 207-237 ; G. de Lagarde, La Naissance de l'esprit laïque au déclin du Moyen âge, vol. III, Le Defensor pacis, Paris-Louvain, Nauwelaerts, 1970, p. 61-83 ; D. Ottaviani, « L’intellectuel et le politique : de Dante à Marsile de Padoue », Le Philosophe, le sage et le politique. De Machiavel aux Lumières, Presses de l’Université de Saint-Etienne, 2002, p. 13-32 ; « Le peuple en puissance : Marsile de Padoue », art. cit. ; R.‑W. et A.‑J. Carlyle, A History of Medieval Political Theory in the West, vol. VI : Political theory from 1300 to 1600, Edimbourg/Londres, William Blackwood and Sons, 1936, p. 8-12.
Au sujet de cette distinction entre autorité et imperium chez Cino da Pistoia, voir R.‑W. et A.‑J. Carlyle, A History of Medieval Political Theory in the West, op. cit., p. 13 : le penseur médiéval « maintains very dogmatically that the imperium is from God, but he holds that this is not inconsistent with the principle that the prince was created by the lex regia, the emperor derives his authority from the people, the imperium is from God ».
Voir à ce sujet H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 129.