a/ Une image contrastée de la royauté

La problématique politique occupe une place centrale dans l’œuvre de Nicolas de Vérone puisque chacune des trois épopées met en scène des rivalités entre les hommes, qu’il s’agisse d’un conflit déclaré (et traditionnel) entre chrétienté et païenie, d’une guerre civile pour la maîtrise de Rome ou d’une divergence fondamentale de point de vue entre un procurateur romain et le peuple juif qu’il administre. De la sorte, chaque texte illustre un aspect particulier des différentes théories du pouvoir en vogue à l’époque du poète-courtisan. Mais cette hétérogénéité des supports mis en œuvre par le trouvère favorise la présentation d’un projet politique global et cohérent que l’on peut aisément dégager.

Dans la Pharsale, Futin donne une définition de la royauté, directement reprise des Fet des Romains, qui oppose de façon systématique l’efficacité des gouvernements et le sens moral. Selon lui, le roi et le saint sont deux entités foncièrement antagonistes :

‘« Qi veut sempre etre roi
Doit fer tous felonies, tous maus e tous orgoi
E fer qe suen brand soit sempre de sang vermoi :
Q’il ne se dit niant fors la primere foi,
E pois cescun se doute de fer li auchun enoi.
Qi veut etre loyaus, omble, de bone foi,
Ne doit de seignorie jamés vestir coroi ;
Ans doit venir hermite en bois o en roçois
E proier por sa arme da(m)mnideu en secroi.
Santité e autece – por la foy qe vos doi-
Ne s’afont bien enscemble – si cum je pains e croi- »1430

Le roi doit être craint et ne doit redouter aucune bassesse. De la sorte, l’exercice du pouvoir exclut toute valeur morale. Cette vision du pouvoir, qui aurait pu inspirer Machiavel, n’est pas sans évoquer celle que propose Jésus dans la Passion. Le Christ explique en effet que le roi a tout pouvoir sur le peuple mais n’est pas à son service, à la différence du ministre de Dieu. Tel est le discours qu’il adresse à ses apôtres avant son martyre :

‘« Li rois qe sour les gians
Ont domination e benefices grans,
Celour sour tous li autres sont apeliés puisans.
De ceus ne deviés etre ne entrier en tiel bubans,
Mes le greignor de vous soit aou menour servans ;
E cil che plus avant soit en nul lieu mainans
Pour humilitié viegne ministres e sergians.
Je sui pour caritié cum mont ombles semblans
Ministres entre vous, ce vées pour certans.
En ma tentacion fustes ou moy soufrans ;
Pour ce dispon je a vous le regne permanans,
Si cum mien pere a moy disponi primerans ».1431

Une certaine vision de l’autorité se retrouve avec des similitudes significatives dans deux œuvres qui n’ont rien de commun et l’opposition systématique des deux champs lexicaux de la royauté et de la vertu manifeste poétiquement le manichéisme doctrinal : aux termes « roi », « felonies », « maus », « orgoi », « seignorie », « autece », « domination », « puisans »1432 répondent les expressions « loyaus », « omble », « bone foi », « hermite », « santité », « humilité », « ministres », « sergians », « caritié »1433. La puissance régalienne n’est en rien enviable et il faut, au contraire, faire œuvre d’humilité pour pouvoir prétendre à un quelconque règne. « Beati pauperes spiritu quoniam ipsorum est regnum caelorum »1434… Cette présentation identique du pouvoir, très négative, dans deux textes d’inspiration fondamentalement différente, évoque le mot rendu célèbre par Caligula : Oderint dum metuant 1435. Mais l’attitude des personnages diffère grandement puisque Futin conseille d’assumer cette image pour être roi alors que Jésus propose de renoncer à la royauté. L’opportunisme politique et l’idéal chrétien sont alors en parfaite opposition, de même que puissance et règne ne correspondent pas à la même réalité.

Cependant, la tradition féodale, véhiculée par la littérature épique dont Nicolas de Vérone se nourrit, propose une vision bien différente de la royauté de Charlemagne. Dans les épopées, l’empereur n’est pas couvert d’infamie et il jouit même d’un prestige certain. L’image de la monarchie carolingienne que le trouvère transcrit est largement idéalisée et l’hommage vassalique, pour être contraignant, n’est en rien condamné. La notion de signorage, utilisée à plusieurs reprises par le poète franco-italien, définit clairement les liens qui unissent Charlemagne à ses vassaux. Il s’agit de s’en remettre au bon vouloir du roi, malgré les éventuelles réserves que l’on peut avoir au sujet du bien-fondé des décisions prises. Lorsque Roland s’inquiète de voir son oncle confier une mission périlleuse à Guron de Bretagne, Salemon lui rappelle :

‘« Zarlles a segnoraze
Sour nous ; ond il puet fer de nous quant ch’il ymaze ;
E suen voloir feiro[n]s, ou soit sen ou folaze »1436.’

Cet adage évoque la définition de ce que doit être le lien de vassalité que propose Naimes dans l’Entrée d’Espagne :

‘« Sor li sers doit avoir un avantage
Le grant baron chi ame signoraje :
Plus rich doit estre e plus fort e plus saje »1437.’

L’idée d’une supériorité du seigneur par rapport à son vassal légitime le respect dû au premier par le second. La présentation de l’engagement vassalique est strictement identique dans la Pharsale où l’esprit qu’Erichto vient de faire revenir du royaume des morts s’adresse à la sorcière et s’en remet à elle avec une totale soumission : « Vetre voloir feray cum sers pour signoraze »1438. La formule, qui n’a aucune correspondance dans les Fet des Romains 1439, est concise et elle précise sans ambiguïté les rapports hiérarchiques féodaux. A l’idée de signoraze est irrémédiablement liée celle de vouloir personnel, de désir du suzerain que les hommes à son service se doivent de combler. L’esprit épique est ici en tous points similaire à celui qui inspire la lamentation de Bernier :

‘« Raous mesires est plus fel que judas ;
Il est mesires, chevals me done et dras »1440.’

Le simple rappel du lien de seigneur à vassal suffit à autoriser toute requête et lorsque Charlemagne précise à Guron les modalités de son ambassade auprès de Marsile, le champion s’y soumet et commente : « Je’l feray, car vous etes mien sir e governal »1441. Le héros, qui sera victime de la trahison de Ganelon, se caractérise d’abord par son obéissance à son seigneur. Quand l’empereur lui demande de porter un message au roi païen, il accepte sans hésitation aucune. Cette acceptation se fait en trois temps : c’est tout d’abord l’attitude de Guron qui est significative du respect qu’il manifeste au roi :

‘Vint a suen seignour e devant lu se mist
A genoilon1442.’

L’utilisation du possessif identifie le lien de vassalité comme un rapport d’appartenance. Charlemagne est le seigneur de Guron, c’est-à-dire que le chevalier a des obligations bien déterminées envers lui. Par ailleurs, l’enjambement à la rime qui disjoint le syntagme « se mist / A genoilon » insiste sur l’obéissance manifeste de Guron. Le procédé poétique de rejet au début du vers suivant est repris immédiatement après la description de cette première soumission à Charlemagne lorsque Nicolas de Vérone dit de Guron qu’il « promist / Che a suen pooir voudroit fer quant che li pleïst »1443. La tournure grammaticale « quant che » indique le total dévouement du chevalier, sa seule motivation étant : « Pur che preu e honour a suen sire examplist »1444. Enfin, l’obéissance de Guron est signifiée par les paroles mêmes du héros :

‘« Sire », ce dist Guron, « je tieng mien heritaze
Da vous, e de mien cors je vous veul fer homaze »1445.’

Une fois encore l’enjambement à la rime permet de mettre en valeur le pronom « vous » à l’initiale du vers 2789. Les rapports de vassalité sont ici extrêmement nets et bien définis : le chevalier doit tout à son suzerain cherche à l’honorer et à lui plaire, quitte à le payer de sa vie.

Manifestant physiquement leur soumission de vassaux à leur maître, les différents personnages de la Prise de Pampelune se mettent souvent à genoux devant Charlemagne. C’est la façon usuelle de remercier le roi d’un présent ou d’un honneur. Altumajor vient-il de se voir promettre la seigneurie de la ville de Cordes ? En signe de reconnaissance, il

‘Se jeta sus la terre e baisa sens fantise
La destre jambe a Çarlle. Pues dist sens gaberise :
« Grand merci, mien seignour »1446.’

De la même façon, Ysorié exprime sa gratitude et son bonheur d’être nommé « cuens de Flandre »1447 en se prosternant aux pieds de l’empereur :

‘Se enjenoila tantost davant lu noblemant,
Si li baisa li piés, doucemant merciant
Le roi de cil present q’estoit tant avenant.
E Zarlle le dreza par le brais en estant1448.’

Roland lui-même « s’encline » devant son oncle quand il lui promet la couronne d’Espagne1449. Mais de tous les vassaux, celui qui témoigne le plus de déférence envers le roi de France est Désirier de Pavie qui respecte et honore Charlemagne alors même que ce dernier a lancé une offensive contre lui :

‘Qand Dexirier vit Çarlle, tantost s’enginoila
Davant lu mantinant, e cil le redreça1450.’

Ainsi, le Lombard n’éprouve aucune rancune ni amertume et témoigne d’un profond dévouement pour l’empereur du début à la fin de l’œuvre.

De fait, le Lombard apparaît comme la figure idéale du vassal. Il cherche à satisfaire les désirs de Charlemagne, quelles que soient les circonstances. Après être venu lui prêter main forte au mont Garcin, lors de l’attaque surprise de Maozeris, Désirier offre sa propre monture à l’empereur car il ne souffre pas de le voir à pied :

‘Qand Dexirier vit Zarlle, plus isnel che livrier
Se gieta de l’arçon, e par le frain d’or clier
Amena suen cival a Çarllon sens tardier ;
Pues li dist doucemant : « Mien seignor droiturier,
Pour mien amor vous pri que vous doiés montier
Sour cist cival : car je ne croi en l’ost suen per »1451.’

Ce don du cheval est le signe du respect et de la sujétion du vassal. Aider, secourir, se mettre au « servis »1452 de son seigneur, accepter « tous siens comandemans »1453, tels sont les seuls objectifs du roi de Pavie, et s’il s’est approprié le palais de Maozeris c’est uniquement pour « obeïr » à qui le lui avait désigné comme « hostel »1454 . De même, lorsque les Allemands l’attaquent, le roi italien ordonne à ses hommes de se contenter de se défendre sans chercher pour autant à mettre à mal les hommes de l’empereur :

‘Qand Dexirier vit Çarlle, ne sembla mie bricon,
Car bien vit q’il venoit pour lu metre en fricon.
Pour ce dist as siens homes : « Seignour, tantost entron
De dens la rice sbare : car ja pour rien dou mon
Je ne veul ver mien sire fer nulle mesprison ;
E qand serons dedens, iluec nous defendron,
S’il nous vousist offandre, ond blasme ni en auron »1455.’

Même quand Charlemagne se montre hostile, Désirier demeure fidèle à son suzerain et ne prend pas les armes contre lui.

Par la présentation de ce personnage héroïque, Nicolas de Vérone illustre une des règles les plus fondamentales de la relation féodale contraignante, une fois l’hommage donné et reçu1456. C’est aux yeux de cette loi que le crime de Settimus est le plus odieux à la fin de la Pharsale lorsqu’il tranche la tête de celui qu’il aurait dû honorer :

‘E cil qe de Pompiu home etre devoit
Sour le cief suen seignor la main metre ousoit
Q’il fist trous pis qe Brutus, e pis fer ne pooit1457.’

L’idée est strictement identique dans la chronique en prose1458, mais le poète franco-italien ajoute un commentaire outré sur une action qu’il juge totalement contraire aux codes féodaux. Aux yeux de l’auteur, le régicide est un crime plus important encore que le parricide, puisque Settimus l’emporte, en cruauté, sur Brutus.

L’image de la royauté est alors largement ambiguë dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, tantôt très vivement condamnée et tantôt idéalisée. Entre ces deux extrêmes, héritée chacune d’une source contraignante que le trouvère transcrit avec une fidélité exemplaire, il est malaisé de définir précisément la vision du monde du poète franco-italien. Mais grâce à un art de la schématisation et à une présentation de personnages types regroupés en couples antithétiques, l’écriture épique permet de clarifier cette problématique complexe.

Notes
1430.

La Pharsale, v. 2824-2834 ; les Fet des Romains, p. 560, l. 17-27.

1431.

La Passion, v. 220-231. Ces vers sont inspirés de Luc, 22, 24-30 ; Matthieu, 20,25 ; Marc, 10,45. Seul Luc fait référence au père du Christ.

1432.

La Pharsale, v. 2824, 2825, 2830 et 2833, la Passion, v. 221 et 222. Le substantif « roi » se retrouve dans les deux textes, la Pharsale, v. 2824 et la Passion, v. 220.

1433.

La Pharsale, v. 2829, 2831, 2833, la Passion, v. 226, 227 et 228. L’adjectif « omble » se retrouve dans les deux textes : la Pharsale, v. 2829 et la Passion, v. 227.

1434.

Matthieu, 5, 3.

1435.

La formule, souvent reprise dans l’Antiquité, notamment par Cicéron, est du poète latin Accius (fin du IIe-début du Ier siècle av. J.‑C.) dont l’œuvre ne nous est parvenue que sous forme de bribes.

1436.

La Prise de Pampelune, v. 2777-2779.

1437.

L’Entrée d'Espagne, v. 7120-7122.

1438.

La Pharsale, v. 259.

1439.

Les Fet des Romains, p. 502-503, l. 7-p. 503, l. 2.

1440.

Raoul de Cambrai, éd. S. Kay, W.‑W. Kibler, Paris, Livre de Poche, coll. Lettres Gothiques, 1996, v. 1204-1205.

1441.

La Prise de Pampelune, v. 2831.

1442.

La Prise de Pampelune, v. 2759-2760.

1443.

La Prise de Pampelune, v. 2761-2762.

1444.

La Prise de Pampelune, v. 2763.

1445.

La Prise de Pampelune, v. 2788-2789.

1446.

La Prise de Pampelune, v. 2368-2370.

1447.

La Prise de Pampelune, v. 1333.

1448.

La Prise de Pampelune, v. 1342-1345.

1449.

La Prise de Pampelune, v. 5541.

1450.

La Prise de Pampelune, v. 323-324.

1451.

La Prise de Pampelune, v. 1958-1963.

1452.

La Prise de Pampelune, v. 230.

1453.

La Prise de Pampelune, v. 252.

1454.

La Prise de Pampelune, v. 208.

1455.

La Prise de Pampelune, v. 57-63.

1456.

M. Bloch, La Société féodale, op. cit., « l’hommage vassalique », p. 209-233.

1457.

La Pharsale, v. 2996-2998.

1458.

Les Fet des Romains, p. 564, l. 8-9.