b/ La schématisation au service de la démonstration idéologique

En effet, l’étude des réseaux de correspondances, similitudes et oppositions au sein des duos composés de Désirier et Maozeris d’une part et de César et Pompée d’autre part, donne une image à quatre reflets du gouvernement possible des hommes, inspirée de la féodalité française. Ces deux couples sont comparables par bien des aspects : dans le premier cas, il s’agit de deux personnages secondaires, et pourtant primordiaux pour l’action de la Prise de Pampelune, qui sont tous deux rois de nations différentes de celle de Charlemagne, empereur des Francs. Dans le deuxième, ce sont deux prétendants au gouvernement d’un seul et même peuple, le peuple romain. Le rapport de ceux que l’on peut désigner par l’appellatif générique « chef », roi ou prince, avec leurs hommes se révèle significatif de la vision du bon gouvernement tel que le conçoit Nicolas de Vérone.

Désirier est indissociable du groupe social qu’il représente et est entièrement dévoué à son peuple. La fonction que Nicolas de Vérone assigne à ce personnage est de réhabiliter ceux qui ont été si souvent méprisés. Roi avant que d’être chevalier, le Lombard apparaît très rarement seul ou désigné par son simple patronyme ; bien plus souvent, son statut social l’identifie a priori (« roi Dexirier »1459) et le héros est toujours accompagné de ses hommes. Dès l’ouverture du texte, il combat à leurs côtés, puis après avoir vainement tenté de dialoguer avec Charlemagne, il « escria as Lumbars »1460 de se protéger des assauts allemands. Le premier épisode de laPrise de Pampelune est entièrement construit sur une opposition de peuple à peuple et c’est sans doute la raison pour laquelle le collectif pluriel « Lombard » est si fréquent dans les laisses d’ouverture de l’épopée1461. Mais ce peuple n’est pas sans guide et la proximité est très grande entre l’évocation de l’ensemble des guerriers et celle de leur chef : ainsi Désirier vient-il porter secours à Charlemagne au mont Garcin « ou sa giant »1462. A plusieurs reprises il exhorte ses hommes, s’adresse à eux en véritable chef d’un groupe et manifeste un souci évident d’unité ethnique.

C’est que le concept même de « nation » est en train de se définir dans cette Italie du XIVe siècle, « les termes Guelfes et Gibelins ne sont plus vraiment significatifs. En revanche, le mot Italien commence à se charger d’un contenu patriotique »1463 . Là où Désirier encourage ses troupes avec un retentissant : « Ay frans pople e vailant »1464, Charlemagne est défini par Nicolas de Vérone comme « cil qui les Frans chadelle »1465. Au début du texte, le « roi des Romanois » est opposé, à la rime, à « Maoçeris l’Espanois »1466 et l’antithèse entre roi chrétien et roi païen se décline donc en un parallèle entre deux pays, deux nations. C’est la preuve que la notion d’identité nationale est sur le point de se fixer et que l’homme prend peu à peu conscience d’appartenir à un peuple déterminé. Ainsi, la littérature franco-italienne se fait le reflet d’une mutation sociologique profonde et les dons requis par Désirier sont, à ce titre, capitaux. Au delà de l’importance, déjà soulignée, de l’affranchissement de la servitude et des fondements d’une chevalerie sur la richesse et la puissance, il est tout à fait nouveau que le roi de Pavie réclame une faveur pour son peuple : il souhaite « Qe frans soient sempre tous ceus de Lombardie »1467 et que « cescun Lombard »1468 soit récompensé à sa place.

La préoccupation première de Désirier est bien de demander un don pour ses hommes. C’est-à-dire qu’il agit en chef politique, en représentant d’un groupe social bien défini. Attaché à une terre, à une région, Désirier « de Pavie »1469 devient le porte-parole et l’emblème de tout une nation, l’archétype du « Lombard ». Il est d’ailleurs quelquefois désigné ainsi, plus par son origine géographique que par son véritable patronyme : « le Lombard roi », « le Lombard courajous » ou encore « le Lombard valorous »1470. Et c’est bien comme tel que Naimes le considère lorsqu’il explique à Charlemagne, qui a accordé le don requis :

‘« Mout grand honour fu cil qe tu li otroiais
Car Lombars auront sempre cist honour »1471.’

Le passage du singulier au pluriel est significatif : c’est Désirier que l’empereur voulait récompenser, c’est tout son peuple qui s’en trouve grandi.

L’autorité de Désirier représente une forme de bon gouvernement parce que le roi est toujours en lien avec son peuple. C’est la force et l’adhésion de l’ensemble des Lombards qui donne au roi de Pavie toute sa légitimité. De la sorte, le contraste est grand entre cette vision du pouvoir et celle incarnée par Maozeris. En effet, le roi païen n’hésite pas à demander à Charlemagne d’être promu au rang des Pairs en récompense de son baptême1472. Ne se préoccupant que de ses intérêts personnels, le « Pampelunois »1473 illustre une autre forme d’autorité, largement condamnée par Nicolas de Vérone parce que toute hiérarchique. Le Sarrasin est l’emblème d’une représentation verticale et pyramidale du pouvoir au sein de laquelle le roi occupe la place la plus élevée, le siège le plus haut. En revanche, Désirier se fait le chantre d’un monde organisé horizontalement où le meneur, au centre de son peuple, est entièrement dévoué à son service. Les rapports des hommes entre eux sont donc semblables aux liens nouveaux apparus entre univers divin et terrestre dans l’œuvre de Nicolas de Vérone : de même que Dieu ne se caractérise plus par une transcendance inaccessible, le gouvernement humain et temporel, à l’image du règne éternel, fait état d’une égalité des traitements entre dirigeants et dirigés.

Idéologiquement, il est assez aisé de charger Maozeris, roi païen, des fautes d’un pouvoir régalien abusif en faveur d’un héros, forcément idéalisé, de l’Italie du Nord. Mais Nicolas de Vérone n’hésite pas à appliquer cette théorie d’une représentation idéale et patriotique du bon gouvernement à l’histoire antique, malgré la difficulté d’assimiler les généraux romains à des images de la royauté. De ce fait, le distinguo qu’il opère entre César et Pompée est inédit précisément parce qu’il s’apparente à celui effectué entre Maozeris et Désirier.

A proprement parler, les héros de la Pharsale ne sont pas « rois »1474 et la bataille qui les oppose a lieu pendant la période républicaine. L’empire n’est donc pas encore instauré et César ne devient dictateur qu’après son retour de Thessalie. Les notions même de « royauté », de « monarchie » et de « féodalité » s’accordent mal à ceux que le poète appelle « princes soverens»1475 : les deux chefs d’armée, romains tous deux, hier alliés au sein d’un triumvirat, s’opposent aujourd’hui pour la victoire. Très souvent, le trouvère franco-italien se contente de leur patronyme pour les désigner, et cette sobriété verbale, qui contraste avec la variété des qualificatifs utilisables pour la nomination des personnages des deux autres chansons, révèle elle-même la difficulté de définir le statut des deux généraux qui s’opposent en une lutte fratricide, et pour ce intolérable. Tous deux sont issus de la même terre, du même sang et ont le même statut social élevé de « baron »1476.

Pourtant la façon dont l’auteur les présente est significative du jugement qu’il porte sur eux : César n’est appelé « prince natural » qu’en une seule circonstance1477 alors que Pompée bénéficie de cette présentation de façon récurrente tout au long de l’épopée1478. En outre, le futur vaincu, « senator roman »1479, allie la qualité de meneur d’hommes, de chef de guerre, à celle de représentant d’un peuple. De fait, il est toujours accompagné de « suens Romeins » qu’il guide et dont il est le « cevetagne ». Il est dépeint « des Romeins condusans / E prince e amirans », ou encore entièrement dévoué à la cause des « Romans / ceus de Pompiu le noble cevetans »1480. De la sorte, le « zampion » devient le « roman campion » et le combat qu’il mène est juste. Pompée, dans le texte de Nicolas de Vérone, s’illustre comme « prince de Rome e per Romeins moroit »1481.

A l’inverse, César est présenté avec sa « gient foraine » et « ses barons » ne sont que des « faus Romans »1482. Les troupes de celui qui deviendra le maître de l’empire sont donc qualifiées avec le même adjectif que celui qui désigne d’ordinaire l’ennemi par excellence, le Païen, le Juif, Judas ou César lui-même dans la Pharsale franco-italienne : les guerriers sont à l’image de leur guide, ce « faus desloial », « Cesar le cruaus ». Ce dernier terme est à la rime avec une autre expression tout aussi révélatrice du désaveu du poète sur son personnage : « Cesar le desloiaus »1483.

En outre, César ne semble pouvoir affirmer son autorité que sur des concepts abstraits, et non pas sur des être humains. Lorsque Domice lui reproche ses crimes et le met en garde :

‘« Qe per e fil e frere fais tuer entre lor,
Qe por ce cuides etre de li Romans segnor.
Mes ce non sera mes »1484,’

César soutient que le combat prendra fin dans la journée, et avant la tombée de la nuit, ajoute-t-il, « seray sir de Rome, maogré li liceor »1485. Fort habilement Nicolas de Vérone a remplacé une expression par une autre1486, comme si César ne pouvait pas se définir comme l’homme d’un peuple, d’un groupe, comme le seigneur des Romains mais uniquement comme le maître d’une cité, entité abstraite. Seule compte pour lui l’affirmation de son pouvoir et, s’il doit parvenir, de fait, à obtenir la « segnorie de Rome »1487, le cœur des habitants de la ville ne lui est pas acquis. On est loin du dévouement de Pompée qui lutte toujours « por le romein amor »1488 et qui a su gagner l’affection de ses hommes.

A l’instar de Maozeris, César ne cherche que sa promotion personnelle. Ainsi, lorsqu’il rappelle l’engagement pris lors du passage du Rubicon, il se place au centre de tout projet belliqueux :

‘« Là me feïstes vous tretuit promesions
Que vous moi aidaristes cum loiaus compeignons
A xamplir mien trionfe »1489.’

Dans ces vers, le passage du pronom personnel COD « me » à « moi » est révélateur de l’importance de plus en plus grande que se donne César : le premier est atone alors que le deuxième est tonique. La version des Fet des Romains ne présente pas cette évolution puisque le texte en prose dit : « La me promeïstes vos que vos m’aideriez »1490, mais Nicolas de Vérone préfère le pronom tonique au pronom atone, élidé de surcroît. Indubitablement, il s’agit d’un choix stylistique de l’auteur : au fur et à mesure que César parle, l’affirmation de son ego se fait de plus en plus grande1491. Ces deux vers 704-705 présentent un chiasme (« me / vous / vous / moi ») au sein duquel César encadre et domine ses hommes. Dès lors, l’évocation du « mien trionfe » arrive tout naturellement au vers suivant. César se place donc lui-même au cœur de tout le dispositif, guerrier -en particulier pour ce qui concerne la bataille de Pharsale- et politique -de façon plus globale- dans le sens où il vise son « trionfe », c’est-à-dire la domination absolue. Il recherche la soumission complète du peuple et les pleins pouvoirs. Tout se passe comme si Nicolas de Vérone attribuait à César l’ambition de s’emparer de la souveraineté dès la guerre en Thessalie.

Ainsi, les deux camps en présence dans la Pharsale sont nettement définis et identifiables. Sous la plume du Véronais, la guerre civile romaine prend des allures de croisade dans le sens où le combat entre César et Pompée devient comparable à la lutte traditionnelle contre les Païens. Mais il est tout à fait remarquable que seul César assimile ses adversaires à des « culvers de puit lin » ou à des « rois dou lignaçe Chaïn »1492. Pompée ne se permet jamais autant de mépris pour ses ennemis. Celui qui deviendra Imperator ressemble alors trait pour trait au seigneur défait de Pampelune et ce rapprochement est d’autant plus significatif que les deux personnages sont condamnés par le poète franco-italien.

Entre la condamnation sans appel de la royauté proposée par Jésus et Futin et l’image idéale de la féodalité véhiculée par la littérature épique française et retranscrite par Nicolas de Vérone, il paraît y avoir un fossé idéologique important. Pourtant, les différentes conceptions du pouvoir ne sont pas si antithétiques qu’elle pourraient le sembler de prime abord.

La monarchie carolingienne dépeinte n’est en rien condamnée et est acceptée comme telle par les différents chevaliers de la Prise de Pampelune. Ce n’est sans doute pas l’effet d’un simple respect de la source utilisée par le poète. En effet, l’idéalisation de l’image monarchique et la force du mythe de Charlemagne ne suffisent pas à légitimer sa présentation positive dans la continuation de l’Entrée d’Espagne puisque Nicolas de Vérone y ajoute une nouvelle justification inédite, proprement humaniste.

Le roi de Pavie est un vassal exemplaire de Charlemagne parce qu’il le sert en toutes circonstances et lui témoigne un très profond dévouement. Mais il est également un souverain idéal qui sait se servir de l’hommage vassalique qui le lie à l’empereur des Français pour obtenir, au nom du respect d’une relation contraignante, des dons pour son propre peuple.

Dans la Pharsale et la Prise de Pampelune, le trouvère renvoie dos à dos deux conceptions du pouvoir qui s’affranchissent des catégories entendues de monarchie, royauté et féodalité grâce à la stigmatisation de deux couples princiers antithétiques : d’une part, un pouvoir autoritaire et vertical au sein duquel le meneur cherche avant tout son intérêt personnel et d’autre part, un modèle de gouvernement solidaire et horizontal où le représentant du peuple tente de servir au mieux ceux qui lui font confiance. Incarné par César et Maozeris, le premier modèle est largement dénoncé et critiqué alors que le second, dont Désirier et Pompée semblent offrir l’illustration, apparaît comme un exemple idéal à suivre. Aux yeux de Nicolas de Vérone, le principal tort de César est de ne pas considérer la cité comme constituée d’êtres humains vivants et de ne chercher à affirmer sa force que sur des entités abstraites. Ainsi, c’est parce qu’elle nie la puissance du peuple que son ambition est condamnable.

Notes
1459.

La Prise de Pampelune, v. 72, 163, 190, 413, 427, 1757, 1762, 1922, 2342... Voir également les occurrences des vers 5247 : « Dexirier le roi » et 1833 : « Dexirier le frans roi ». Du reste, les Lombards s’adressent à lui avec l’apostrophe attendue « Sire » (v. 91).

1460.

La Prise de Pampelune, v. 83.

1461.

La Prise de Pampelune, v. 83, 91, 99, 100, 128, 136, 138, 383…

1462.

La Prise de Pampelune, v. 1834.

1463.

P. Renucci, L’Aventure de l’humanisme européen au Moyen Age, op. cit., p. 159.

1464.

La Prise de Pampelune, v. 83.

1465.

L’Entrée d'Espagne, v. 5937.

1466.

La Prise de Pampelune, v. 465-466.

1467.

La Prise de Pampelune, v. 342.

1468.

La Prise de Pampelune, v. 344 et 348.

1469.

La Prise de Pampelune, v. 181, 268, 396…

1470.

La Prise de Pampelune, v. 47, 1832 et 4682.

1471.

La Prise de Pampelune, v. 382-383.

1472.

La Prise de Pampelune, v. 497-503.

1473.

La Prise de Pampelune, v. 497.

1474.

C’est donc à raison que Nicolas de Vérone n’utilise jamais le substantif « roi » lorsqu’il parle de César et Pompée.

1475.

La Pharsale, v. 1512.

1476.

En effet, dans la Pharsale,« le baron Pompiu » (v. 1437) s’oppose à César, « baron real » (v. 1127).

1477.

La Pharsale, v. 1130. Il faut ajouter à cette occurrence le pluriel « les princes soverens » du v. 1512 évoqué ci-dessus.

1478.

La Pharsale, v. 824, 2191, 2197, 2319, 2449, 2457, 2545, 3002, 3160 (« le prince »), v. 2379 (« frans prince segnori »)…

1479.

La Pharsale, v. 2135.

1480.

La Pharsale, v. 369, 820, 382-383 et 377-378.

1481.

La Pharsale, v. 2201, 2933 et 2995.

1482.

La Pharsale, v. 672, 693 et 1754.

1483.

La Pharsale, v. 2515, 2680 et 2678.

1484.

La Pharsale, v. 1730-1732.

1485.

La Pharsale, v. 1742.

1486.

On retrouve l’expression « sir de Rome » au vers 1855.

1487.

La Pharsale, v. 1853.

1488.

La Pharsale, v. 475.

1489.

La Pharsale, v. 704-706.

1490.

Les Fet des Romains, p. 512, l. 28-29.

1491.

Il ne s’agit pas ici d’un artifice dû aux besoins du vers : nous sommes contraints de ne pas prononcer le [ə] final de la forme verbale « aidaristes » pour que le nombre de syllabes du vers soit correct ; or ce [ə] doit être maintenu pour la forme « feïstes » du vers précédent pour les mêmes raisons métriques. Et nous ne pouvons pas non plus considérer que le « moi » du vers 705 doive se lire comme un « m’ » (le rythme serait alors : « que/vous/m’ai/da/ri/stes », six syllabes, « cum loiaus compeignons », six syllabes) car l’auteur connaît cette dernière forme et l’utilise à plusieurs reprises :

- Pharsale : « ce m’est vis », v. 331

- Prise de Pampelune : « tu m’ais plus doné », v. 1056

- Passion : « or m’est venu », v. 3.

Par ailleurs, la forme tonique « moi » est toujours chez Nicolas de Vérone utilisée à dessein, et se lit toujours comme une succession consonne-semi-consonne, même devant une initiale vocalique :

- Passion , « La buene ovre sour moy / ovra de cuer perfon », v. 103, rythme 6/6.

1492.

La Pharsale, v. 1963 et 1966.