Conformément aux habitudes épiques des textes carolingiens dont elle s’inspire, la Prise de Pampelune décrit le conflit entre deux camps radicalement opposés par une divergence fondamentale de religion : les Chrétiens et les Païens. Mais un jeu de symétries s’opère et l’organisation politique des deux peuples est strictement identique. Charlemagne et Marsile jouissent du même prestige et de la même autorité au sein de leurs communautés respectives.
Il en va tout autrement dans la Pharsale, récit d’une guerre civile, et dans la Passion, qui met en scène des rapports complexes entre un gouverneur romain et le peuple juif placé sous sa juridiction. Dans ces deux épopées, la notion même de gouvernance est délicate à définir puisque les chefs armés qui s’affrontent en Thessalie luttent précisément dans le but d’obtenir l’autorité suprême et que Pilate, en Judée, hésite entre conviction personnelle et besoin de satisfaire la foule qui lui réclame justice.
Ainsi, malgré sa situation privilégiée de tribun, ses aptitudes sont limitées car il est obligé de suivre l’avis des Juifs. Il ne semble pas jouir d’un pouvoir de décision individuelle bien que le prononcé de la sentence et, ipso facto, la responsabilité de cette condamnation lui incombent. Alors que Barabas vient d’être choisi pour être gracié, Pilate demande au peuple :
‘« De Jesu que doy fer ? » […]Réduit à se laisser dicter sa conduite par la foule, il s’en remet alors totalement aux desiderata de ceux qu’il est censé diriger. Sa deuxième question demeure sans réponse et il se range alors à l’ordre de crucifier Jésus sans en obtenir de justification réelle. Il insiste, tente d’imposer sa vision des faits, mais est finalement obligé de s’exécuter : il « fist despoilier le fil de Dieu »1495 de la robe blanche dont Hérode l’avait habillé et perd peu à peu son statut de personnage actif. A la fin de la laisse, il est manifeste que Pilate ne décide plus rien en son nom, le Christ « fu vestu », « pues, batu e flaielé »1496 et ces trois formes passives sans complément d’agent exprimé soulignent la perte d’autonomie et d’autorité de Pilate qui disparaît de l’action et de la narration jusqu’à la fin de la laisse suivante.
Les rôles s’inversent donc au moment où la foule réclame la crucifixion du Christ. Pilate refuse et invite les Juifs à mettre eux-mêmes Jésus en croix, mais le peuple ne s’exécute pas, alors « Plus se douta Pilat ancour de ceus sermons »1497. Celui qui aurait dû guider les hommes, bénéficier d’une aura particulière, celui que l’on devrait écouter, à qui on devrait obéir a peur de la foule.
‘Lour Pilat pour pleisir a cil pouple vilanSa tutelle demeure purement théorique puisqu’elle est soumise au besoin de ne pas déplaire au Sanhédrin et aux hommes qui se trouvent face à lui.
C’est que la force d’action des Juifs l’emporte sur le bon droit du procurateur. Pilate conserve peut-être son autorité légitime, sa potestas, mais la potentia, le pouvoir de fait, est du côté du peuple ; ainsi, la poesté dont il croit jouir1499 n’est qu’illusoire. Jésus le lui rappelait d’ailleurs et subordonnait son pouvoir à la toute puissance divine1500. Cependant, de façon beaucoup plus prosaïque, ce n’est pas Dieu qui entrave la liberté de choix de Pilate. Au contraire, la mise à mort du roi des Juifs illustre l’hégémonie du peuple en matière de prise de décision. Dès lors, la démagogie et la faiblesse du pouvoir de Pilate, connues dès les textes synoptiques, prennent un sens nouveau dans l’œuvre de Nicolas de Vérone où le monde humain prend l’ascendant sur l’univers céleste. Le « peuple en puissance »1501 dicte sa conduite au procurateur et c’est là le reflet d’une pensée humaniste nouvelle.
En ce sens, le personnage de Pilate est proche de celui de Pompée qui, au début de la Pharsale, est obligé de s’en remettre au désir de combat de ses hommes. Le chef d’armée, persuadé qu’une victoire sur César eût été possible sans prendre les armes parce que l’adversaire est affamé, déplore la précipitation de ses guerriers qui réclament l’assaut. Ce thème est récurrent dans les laisses XIX‑XX qui présentent la longue plainte du héros avant la mêlée1502 :
‘« A mout petit termin seroit Cesar vencus, […]Malgré cette idée centrale, le propos de Pompée s’organise sur deux laisses, autour de deux motifs de regrets principaux, et le premier souligne précisément la perte de l’autorité du meneur d’hommes. Le héros, qui croyait guider ses combattants se voit en fait contraint de se plier à leurs souhaits. La laisse XIX, consacrée à ce regret, est un véritable lamento, comme en témoigne l’hypertrophie de la première personne du singulier : « ze », « a mien san », « moy », « ze », « mien voloir », « mien consil », « çe soie », « ze m’escus », « mien salus », « moy », « ne me blasmes », « nen veul »1504.
A cette individualité bien définie s’oppose le peuple, l’ensemble des guerriers qui attendent l’ordre (ou la permission) de se battre : « tous le mond », « tretus »1505, désapprouvent la stratégie de Pompée et c’est la figure rhétorique du chiasme qui traduit cet affrontement de deux volontés antithétiques :
‘« Qe n’amein mie ta giant a mort por mien salus,Pompée reste du côté de l’idée, du projet, comme en témoigne le verbe « cuidier » conjugué à l’imparfait ou l’utilisation de la négation, alors que ses hommes passent à l’action, inéluctablement. L’emploi du futur simple de l’indicatif « amenront » et le passage de l’infinitif virtuel « mener » abstrait à son composé « amener » concret sont le signe d’une nouvelle répartition des rôles. Les soldats se sont émancipés de la mainmise de leur chef.
De la même façon, les Césariens n’attendent pas les ordres de leur mentor pour agir. Avant la mêlée, le futur vainqueur prononce une longue exhortation au combat1507, se montrant un orateur hors pair, mais Nicolas de Vérone précise :
‘Je ne croy pas qe Cesar eüst son dit finéDans les deux cas, la foule de ceux qui attendent ardemment l’engagement armé se passe des interventions de leur dirigeant. Irrévocablement, Pompée et César passent du statut de « meneur d’hommes » à celui « d’homme mené ».
De fait, la laisse XIX est construite sur une rhétorique de l’antithèse comme le montrent les tristiques :
‘« Ze cuidoie aler en camps cum rice dus,Vont également en ce sens l’adversatif « ançois » et l’opposition « Cesar seroit vencus […] E se nous combatons, poons etre perdus »1510 de part et d’autre des vers qui décrivent le manque de provisions et de vivres de l’armée de César1511. Pompée déplore de n’être pas maître de ses hommes et décline toute responsabilité face à l’éventuel carnage que représente la guerre civile :
‘« Und ne me blasmes mie, s’eus seront deceüs,Les deux derniers vers de sa tirade évoquent alors les protestations de Pilate qui se lave les mains au moment de condamner le Christ :
‘« Innocent sui dou sang de cist just »1513.’De la même façon, les deux personnages n’inspirent plus la peur et le respect aux hommes qu’ils sont censés guider1514 et ils se plient aux volontés du peuple.
Ainsi, dans deux contextes bien différents, le récit des derniers jours de la vie du Christ d’une part et celui du conflit qui oppose les deux généraux romains d’autre part, Nicolas de Vérone illustre une même conception directement inspirée de l’humanisme politique du XIVe siècle, celle de la force d’action populaire. La principale caractéristique du peuple dans ces deux exemples est d’être affecté d’une puissance qui lui permet d’agir et d’influencer le gouvernement. C’est lui qui choisit finalement la façon dont il veut être mené. Le poète franco-italien semble alors fournir une illustration des théories de Marsile de Padoue qui considère, dans le Defensor pacis de 1324, que tout pouvoir vient non pas de Dieu mais des hommes1515. De la sorte, la légitimité des régimes en place se trouve dans le corps de la cité elle-même.
La Passion, v. 606-610.
La Passion, v. 623.
La Passion, v. 627 et 628.
La Passion, v. 665.
La Passion, v. 709-710.
La Passion, v. 671-672.
La Passion, v. 673-674.
D. Ottaviani, « Le peuple en puissance : Marsile de Padoue », art. cit., p. 43
Nous choisissons à dessein ce terme de « déploration » bien que F. di Ninni parle, dans ses Note (p. 194), d’un « discorso all’esercito ». En effet, il nous semble que Pompée n’attend pas de réponse de la part de son auditoire et la comparaison que la même F. di Ninni établit entre ce monologue déploratif et la plainte de Maozeris au moment où il abandonne Pampelune paraît révélatrice de l’ambiguïté de tonalité de ces laisses XIX.‑XX. Voir à ce sujet F. di Ninni, « Tecniche di composizione nella Pharsale di Niccolò da Verona », art. cit., p. 109-110.
La Pharsale, v. 497, 527 et 533. Voir également les v. 499-502.
La Pharsale, respectivement vers 490, 491, 492, 493, 495, 496 et 511, 514, 515, 516, 517 et 518.
La Pharsale, v. 493 et 487.
La Pharsale, v. 515-516. Ce chiasme répond à celui présent dans les vers 490-492 : « ze / li grand e li menus / eux / moy ».
La Pharsale, v. 695-796.
La Pharsale, v. 797-800.
La Pharsale, v. 490-494.
La Pharsale, v. 516, 497 et 507.
La Pharsale, v. 498-506.
La Pharsale, v. 517-518.
La Passion, v. 706.
Respectivement, la Pharsale, v. 493-494 et la Passion, v. 665.
Cette théorie est exposée dans le Discours I du Defensor pacis. Voir à ce sujet D. Ottaviani, « L’intellectuel et le politique : de Dante à Marsile de Padoue », art. cit. p. 13-20 et J.‑H. Burns, Histoire de la pensée politique médiévale, op. cit ., p. 344.