I/ La complexification de la notion de pacifisme

Depuis la Chanson de Roland, les guerriers des chansons de geste se trouvent face au délicat problème de concilier l’idéal violent épique et l’idéal chrétien de sanctification. Promis à la lutte religieuse, destiné à combattre pour agrandir le royaume de Dieu sur terre, le héros épique est plus que tout autre en danger mortel de perdre son âme puisque la mise à mort de tout homme, quel qu’il soit, est immorale. C’est pourquoi il doit prendre conscience du péché d’avoir tué. Mais les actes de retour sur soi, celui de battre sa coulpe et celui de se confesser, interviennent tardivement dans l’épopée traditionnelle, souvent uniquement au moment de la mort du héros.

En revanche, le thème est important dans les Moniages 1610 à l’approche de la vieillesse et Guillaume, retiré dans une abbaye après la mort de Guibourc, s’accuse d’homicide et souhaite expier sa vie de pécheur. Il arrive aussi que cette prise de conscience soit plus précoce. Le même Guillaume s’en explique à nous dans le Couronnement de Louis où il déplore : « Que d’ome ocire est trop mortels pechiez »1611. Au début du Charroi de Nîmes, venu réclamer un fief à Louis en échange de ses bons et loyaux services, il rappelle au roi :

‘« Si t’ai forni maint fort estor chanpel
Dont ge ai morz maint gentil bacheler,
Dont le pechié m’en est el cors entré.
Qui que ils fussent, si les ot Dex formé »1612.’

Cette présence de la faute fait des héros des chansons de geste des êtres complexes et nuancés qui se battent au nom de leurs croyances et doivent, dans le même temps, violer le commandement divin : « Non occides »1613. La mise à mort des ennemis de la foi est toujours ressentie comme un péché.

Or, le motif du regret d’avoir tué disparaît totalement de l’œuvre de Nicolas de Vérone et cette absence est elle-même révélatrice d’une nouvelle vision du monde et de l’idéal humain. En effet, les héros, aussi bien chrétiens que païens, semblent toujours conscients de la dichotomie fondamentale entre souhait collectif de gagner le combat et besoin personnel de préserver son âme.

Dans les épopées du XIIe siècle, c’est au moment de mourir que le héros prend conscience de son individualité et découvre le sens de son destin1614, il regrette alors d’avoir dû occire des êtres humains car il craint pour son propre salut. Mais dans les poèmes franco-italiens, le héros se découvre en tant qu’individu bien avant son heure dernière. On peut alors s’interroger sur la façon dont les personnages de la Prise de Pampelune concilient nécessité de reconquête des terres espagnoles prises par les Sarrasins et volonté de ne pas tuer. D’une façon plus générale, il convient de définir de quelle manière Nicolas de Vérone parvient à célébrer un idéal pacifiste, sans contredire les sources contraignantes qu’il utilise, alors que les trois épopées qu’il présente mettent en scène des rapports humains conflictuels.

C’est que la notion même de pacifisme ne se borne pas à un simple refus de la mort de son adversaire. En effet, guidé par son seul amour paternel, Maozeris lui-même préfère la survie de son fils devenu chrétien à un soutien inconsidéré à Marsile. On ne peut admettre pour autant qu’il fasse preuve de prudence dans le sens où la décision qu’il prend relève de l’émotif et non pas du raisonnable.

Loin de se résumer à la tentative de sauvegarde de la vie humaine, la prudence se définit traditionnellement comme la capacité à distinguer, de façon naturelle et instinctive, ce qui est moralement acceptable et ce qui ne l’est pas. Cette discrimination est intuitive et destinée à le rester - parce qu’il est impossible de faire l’expérience du mal sans y succomber - et elle se doit d’être mise en œuvre par des moyens spécifiquement humains.

Ainsi, idéal chrétien et vertu romaine se rejoignent dans cette volonté d’épargner son prochain. Dans son épopée antique, Nicolas de Vérone ne manque pas de forcer le trait et renvoie dos à dos deux conceptions idéologiques antagonistes : Pompée veut retarder le combat car il pense pouvoir réduire son ennemi sans prendre les armes alors que César attend l’engagement des hostilités avec impatience et incarne un idéal plus strictement belliqueux. Dans ce poème, les valeurs épiques s’opposent catégoriquement aux vertus romaines et les premières sont d’autant plus condamnées qu’elles sont l’apanage d’un personnage fortement dénigré.

Dans chacune des trois chansons de Nicolas de Vérone, un personnage incarne la première vertu cardinale de façon particulière, recherche la paix et tente de remplacer le conflit ouvert par la non-violence ou la négociation. Ainsi, le pacifisme s’exprime tout aussi bien par l’aversion de Pompée pour le sang que par les multiples propositions de négociation de l’épopée carolingienne ou les tentatives vaines de Pilate pour sauver le Christ.

Notes
1610.

Voir par exemple le Moniage Guillaume et Graindor de Brie, le Moniage Rainouart, éd. G.‑A. Bertin, Paris, Didot, coll. Société des Anciens Textes Français, 1974.

1611.

Le Couronnement de Louis, v. 127.

1612.

Le Charroi de Nîmes,éd. D. Mc Millan, Paris, Klincksieck, 1978, v. 68-71. Voir également les v. 272-275 :

« Dex », dit Guillelmes, « qu’issis de Virge gente,

Por c’ai ocis tante bele jovente,

Ne por qu’ai fet tante mere dolente,

Dont le pechié me sont remés au ventre ? »

1613.

Exode, 20, 13 ; Deutéronome, 5, 17 ; Matthieu, 5, 21 ; Luc, 18, 20 ; Epître de Paul aux Romains, 13, 9.

1614.

Pour une analyse de la mort héroïque, voir par exemple M. de Combarieu du Grès, L’Idéal humain et l’expérience morale chez les héros des chansons de geste, op. cit., p. 581-664 : « La mort des héros ».