1/ La vertu romaine

Selon le code chevaleresque, la mort de l’autre n’est jamais une fin en soi mais, dans la Pharsale, César n’hésite pas à dire en parlant de ses ennemis :

‘« Grand bien sera au mond, se nous li ocisons,
Qe da maovese giant fera desevresons »1615.’

De la sorte, le clivage entre les deux généraux est essentiel puisque Pompée fait preuve de magnanimité et illustre le respect de la vie humaine alors que son rival prône la disparition d’une « race maudite ».

Pompée jouit de la sympathie du poète franco-italien parce qu’il cherche autant que possible à épargner les combattants. Celui que Nicolas de Vérone appelle le « noble cevetans »1616 repousse le moment de lancer les hostilités et attend que son adversaire, privé de vivres, s’avoue vaincu :

‘E Pompiu l’eslonçoit ; qar au cef derean
Le cuidoit bien sozmetre sens mort d’ome mondan1617.
Qar ja ne voloit mie –cescun en soit certan-
Conduir a mort ses homes në anc li alian,
Qar tuit erent de Rome e parant mout proçan :
E por tant li voloit saover le cevetan1618.’

Pompée a la conviction intime qu’il peut venir à bout de son rival sans engager le moindre combat. Cette volonté d’une victoire sans violence est poétiquement mise en valeur par la césure du vers 60 qui accentue l’adverbe de négation « ne … mie », et par l’incidente constituée par le deuxième hémistiche de ce même vers « cescun en soit certan » qui ne doit rien aux simples nécessités de la rime. Par cette proposition secondaire, l’auteur cherche à convaincre l’auditeur de la véracité de l’interprétation qu’il propose. Le désir du héros est louable parce qu’il souhaite épargner la vie de tout « ome mondan », non seulement celle de ses partisans mais encore celle de ceux qui cherchent à le soumettre1619.

Le désaccord est total avec ses guerriers et Pompée ne parvient pas à convaincre du bien-fondé de sa stratégie malgré les arguments qu’il développe :

‘« E se dao mien consil ne fussent departus,
A mout petit termin seroit Cesar vencus,
Sens perdre mie de sang, ond mout verés spandus.
Nous li avons por terre e por mer port tolus,
La vitaille li faut bien a dix mois ou plus ;
Sa giant n’ont qe mançer, und mout sunt esperdus :
Li spis mançent des blees q’ancor ont vert le zus.
Il ne seroit grand temps ch’eus seroient venus
A qerir nous perdon dou mal q’ont comoüs.
E de ce veul je trer escrit qe soit leüs,
Che di[e] che sens bataille jus li avons abatus.
E se nous combatons, poons etre perdus »1620.’

La situation est similaire à celle que l’on trouve dans les Fet des Romains 1621, dans les Fatti di Cesare sous la rubrique « Come i cavalieri di lui si lamentavano e dolevansi del tardamento della battaglia »1622 ou dans le Lucano tradotto in prosa dans le chapitre « Come Pompeo parlò nel piano di Tessaglia a’ suoi cavalieri, come il sofferrire della battaglia iera il migliore »1623. C’est donc un élément récurrent de l’histoire de la bataille de Pharsale telle qu’elle est connue dès le texte de Lucain et Nicolas de Vérone se contente ici de reprendre à son compte les données légendaires1624.

En revanche, il propose une version toute personnelle des antécédents du conflit, au moment de la défaite de César à Duraz. Le vaincu s’enfuit vers la Thessalie et les sénateurs proposent à Pompée d’abandonner la poursuite, du moins dans le texte dont le poète franco-italien s’inspire : « Mes li senator li desenorterent assez, et li disoient que li retornassent a Rome »1625. C’est alors Pompée lui-même qui désire soumettre son rival et lui donner la chasse : « Ja, se Dieu plest, n’avendra que ge retorge a Rome en tel maniere com fist Cesar »1626. Dans les Fet des Romains, l’argumentation développée par Pompée est construite autour d’une seule idée : il faut se battre, en dehors de Rome pour ne pas troubler la sérénité de la ville, mais se battre jusqu’à la victoire complète sur César :

‘« Sanz armes et sanz ost i voudrai entrer se ge ja mes i entre. Se ge volsisse que Rome fust en noise, ge i fusse remes ou conmencement de la descorde et me poïsse conbatre en mi le marchié ou en mi les rues de la vile. Mes por ce m’en oissi que ge ne voloie pas qu’ele sentist de la bataille. Ge ne voil pas a Rome tolir son repos, ainz me conbatrai en sus de li »1627.’

Le champ lexical de la guerre est très bien représenté dans les propos de Pompée (« armes », « ost », « noise », « descorde », « conbatre », « bataille », « conbatrai ») et le caractère belliqueux de sa décision appartient à la légende de la guerre civile romaine depuis les textes antiques latins ou grecs. En effet, on le retrouve aussi bien chez Lucain, Appien et Plutarque1628 que dans les Fatti di Cesare où l’auteur écrit :

‘Pompeo avea buon cuore di seguire Cesare, ma li senatori lil difesero, e consigliarlo di tornare a Roma. Pompeo non ne volle fare niente1629.’

La volonté de pourchasser son ennemi et de le réduire est indéniable.

Or, le projet de Pompée est présenté de façon sensiblement différente dans la Pharsale de Nicolas de Vérone : le poète se contente de dire que Pompée suit César en Thessalie et lui impose une guerre de siège, sans évoquer la controverse du général avec ses sénateurs au sujet de la stratégie à adopter :

‘Nous trovons en escrit - selong qe dit Lucan -
Qe quand fu desconfit Cesaron le roman
Ao zatieus de Duraz ou fu si grand achan,
Il ala en Tesaille, e Pompiu man a man
Aprés luy segonda por doner li afan1630.’

De la sorte, le personnage n’apparaît pas comme responsable de la prochaine tuerie à l’encontre de l’avis de ses conseillers. Dans la chanson de geste franco-italienne, Pompée tente d’épargner la vie des hommes des deux troupes armées et à l’image de leur chef, les Pompéiens jettent pacifiquement leurs lances en espérant ne toucher personne :

‘Mes tel jetoit sa lance, selong ma proveüe,
Qe voudroit q’ele fust contre terre caüe
Sens espandre le sang de persone nascue1631.’

Le héros considère toujours l’adversaire comme un être humain digne de vivre, et ce, d’autant plus facilement que les bataillons ennemis présentés dans la Pharsale sont composés tous deux de Romains.

Nicolas de Vérone n’hésite donc pas à retenir des sources qu’il utilise les seuls éléments qui font de son héros un représentant idéal de la prudence romaine et à modifier ceux qui s’éloignent du premier humanisme d’Hippocrate : Primum non nocere. Entendue comme une utilisation pacifique du temps, la prudence se révèle alors un élément de stratégie militaire parmi d’autres, une retenue salutaire, et elle n’est en rien réservée aux héros antiques.

Notes
1615.

La Pharsale, v. 738-739.

1616.

La Pharsale, v. 63, 378, 2140, 2231…

1617.

Dans ces vers, l’ renvoie à « l’estor », le, à César.

1618.

La Pharsale, v. 58-63.

1619.

Le poète réaffirme le souhait de son personnage quelques vers plus loin, en concluant la troisième laisse, v. 64-68 :

E bien l’auroit il feit avant la fin de l’an,

Se ne fusent siens homes e lour consil autan :

Qar de combatre Cesar ert cescun de cuer plan,

E portoient as lours grand iror e aan,

E celour a cestour n’en portoient mie man.

1620.

La Pharsale, v. 496-507.

1621.

Les Fet des Romains, p. 505, l. 19-p. 506, l. 9.

1622.

Les Fatti di Cesare, livre VII, I, p. 196-197. Voir aussi II et III : « Come Cicerone pregò Pompeo che non pigliasse più dimora d’incominciare la battaglia » et « Come rispose Pompeo a Cicerone », p. 197-198 et 198-200.

1623.

Lucano tradotto in prosa, t. 2, p. 181-184.

1624.

Dans tous les cas, l’opinion du peuple l’emporte finalement et le chef d’armée se plie au souhait de la majorité.

1625.

Les Fet des Romains, p. 494, l. 3-4.

1626.

Les Fet des Romains, p. 494, l. 5-6.

1627.

Les Fet des Romains, p. 494, l. 7-13.

1628.

Lucain, De Bello civili, VI, v. 316-329 ; Appien, Les Guerres civiles à Rome (Histoire romaine, livre 2), éd. J.‑I. Combes-Dounous, P. Torrens, Paris, Belles Lettres, 2004, LXV ; Plutarque, Les Vies des hommes illustres (ou les Vies parallèles), livre 2 : Vie de Pompée, éd. A.‑M. Ozanam, Paris, Laffont, coll. Bouquins, 2001, LXVI, 3. L’histoire de la bataille de Pharsale depuis la poursuite de César par Pompée jusqu’à la mise à mort de Pompée se trouve dans les textes grecs en Appien, II, LXV à LXXXVI et Plutarque, II, LXXI à LXXXV.

1629.

Les Fatti di Cesare, p. 183. Ces lignes appartiennent à la rubrique : « Come i senatori consigliarono di tornare a Roma, ed egli volle seguire Cesare e andonne in Tessaglia », l. VI, XIV, p. 183-184.

1630.

La Pharsale, v. 46-50.

1631.

La Pharsale, v. 973-975. Voir également le v. 1907 qui insiste sur la réticence des Pompéiens à frapper leurs adversaires.