2/ Les tentatives de négociation

En effet, dans la Prise de Pampelune, la vertu pacifiste se retrouve à travers la figure de Ganelon, et c’est assez surprenant. Le protagoniste intervient à trois reprises dans le poème et à chaque fois, il propose une alternative au combat immédiat. En outre, ses appels à la modération, formulés dans des raisonnements argumentés, sont suivis en deux occasions.

Ainsi, à la fin de la chanson, il expose un avis prudent en suggérant au roi de retarder l’attaque d’Astorgat parce que, selon lui, l’armée française est trop faible et que, par voie directe de conséquence, le combat engagé serait trop périlleux :

‘« Droit emperier, se Yesu bien me don,
Se demain au matin combatre nous devon
La citié, je vous di che de nous gens perdron
Asés plus che dedens n’est de la giant Macon. […]
Mes se vous me creiriés, par le cors seint Simon,
Notre giant loçerons par la vile environ
Dejusque a quince jors, tant che bien nous auron
Castieus e grand belfrois redreciés contremon.
Quand nous serons tant aut com ceus che de dens son,
Pues lour porons donier estour et capleson.
E poroit avenir, se nous tant atendon,
Che celour de la ville - che aient malecion ! -
Quand veiront li defis che nous redreceron,
Se rendroient a nous sens comencier tençon.
Se autremant feisons, tost nous repentiron,
Car tiel home i poroit morir, se combaton
Demain, che vaudroit plus che par une region.
E pour ce vous pri, sire, che par tiele ocheison
Ne metiés en peril aucun vetre baron,
Ne vetre giant aussi. Cist fenist mien sermon »1632.’

L’attente qu’il propose pour venir à bout de la résistance de la ville évoque directement la stratégie de Pompée qui espère que César sera réduit par la faim. Comptant que les Païens renoncent au combat face à la seule démonstration de la puissance de l’armée française, il manifeste sa profonde volonté d’épargner des risques inutiles et souhaite éviter des morts. Véritable voix de la prudence, il cherche à forcer la cité à une reddition sans assaut. L’analyse du traître épique est en tous points comparable à celle du héros romain et se répète à plusieurs reprises dans la Prise de Pampelune.

Au début du poème déjà, Ganelon suggère à Charlemagne d’envoyer un ambassadeur à Marsile pour négocier une paix avec le seigneur païen, car une guerre de siège serait trop longue et difficile à tenir pour l’armée française :

‘« Mes s’a moi voudriés croir, mesaze envoieriés
A Marsille q’il rende le treu trapasiés
Ch’il nous doit rendre, e croire en sainte trenitiés,
E da Rolland conoise toutes ses heritiés,
Che d’Espagne doit etre roi e sir coroniés »1633.’

Roland lui-même considère cette proposition comme tout à fait judicieuse et précise : « Cuens Geines n’a parlé se bien non »1634. S’en remettant à l’approbation de son neveu, Charlemagne suit donc ce conseil diplomatique et envoie Basin et Basile à la cour de Marsile. Plus tard, lorsque les écuyers des messagers rapportent que les ambassadeurs ont été pendus1635, celui qui n’hésitera pas à trahir Guron propose de remédier à cet échec de la négociation d’une manière des plus subtiles : l’ennemi a été outragé par les propos tenus par les hommes de Charlemagne, il s’agit donc de renouveler les pourparlers, mais par l’intermédiaire d’un envoyé qui n’aura rien à dire et se contentera de porter une lettre dans laquelle l’empereur exposera ses vues et proposera, pour résoudre le conflit, un combat par champions1636. Ce stratagème, qui fait preuve d’un grand discernement, est très astucieux et est couronné de succès puisque Guron parvient à faire entendre raison à Marsile et conquiert la couronne tant convoitée.

Par trois fois, le parâtre de Roland fait donc preuve d’une sagesse louable en tentant d’éviter des risques inutiles à l’armée française. Charlemagne est favorable à une tentative de négociation avec Marsile et dépêche Basin et Basile1637, sans que les conséquences dramatiques de cette expédition ne soient en rien liées à la vilenie du traître d’Oxford. En revanche, le choix de Guron de Bretagne comme nouvel ambassadeur relève du calcul personnel puisque Ganelon cherche à se venger de la mort de son neveu. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Roland s’opposera au dernier avis de prudence et proposera une stratégie divergente pour l’attaque d’Astorgat.

Toujours désireux de parler, de parlementer, de négocier avant de porter la main à l’épée, le héros épique tel que le peint Nicolas de Vérone ne se lance pas dans la mêlée de façon inconsidérée. Fort d’une sagesse nouvelle, Roland incarne cet idéal prudent, fait de tempérance et de modération. Dès l’ouverture de la Prise de Pampelune, c’est lui qui permet à Désirier de donner ses raisons et de s’expliquer. Il amène ainsi son oncle à reconsidérer l’attitude d’un de ses vassaux et à se réconcilier avec lui1638. Plus tard d’accord avec l’idée d’envoyer à Marsile deux messagers, « pour savoir / S’il veut croire en Yesu e etre home Zarllon »1639, il souhaite une conquête pacifique de Cordoue1640, propose aux Païens une négociation et une reddition immédiate plutôt qu’un combat : « Voliés randre la vile sens prendre autre meslee »1641. Ce n’est que devant le refus des Sarrasins que Roland prend les armes. Dans le texte franco-italien, son attitude pondérée est le fait d’une capacité inédite à modérer ses ardeurs et son enthousiasme guerrier. Par là, elle se distingue nettement des aspirations de Guillaume qui, dans Aliscans, cherchait une alternative au combat et se trouvait être un « pacifique acculé par les circonstances à des violences qu’il voudrait éviter, mais qu’il ne saurait point réprouver après coup »1642.

Dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, le champion de l’armée française, le traître de la tradition épique, et le héros de la Pharsale témoignent donc d’un idéal commun de prudence, qui est aussi un idéal chrétien et qui vise à épargner des vies humaines en cherchant à sortir du conflit de façon non violente. La cautèle de Ganelon n’est pas nouvelle en soi mais le regard porté sur ses interventions est bien différent de celui de la Chanson de Roland où le seul personnage un peu pacifique de l’œuvre est très sévèrement jugé par ses pairs1643. Ainsi, le poète du Trecento adapte les données légendaires qu’il utilise et prête au parâtre de Roland des principes moraux louables.

Notes
1632.

La Prise de Pampelune, v. 5923-5926 et 5934-5949.

1633.

La Prise de Pampelune, v. 2501-2505.

1634.

La Prise de Pampelune, v. 2508. Voir également les v. 2530-2533 :

« Je di che’ou consil Geines est droituriel e bon :

Ond se mien sir m’en croit, tantost envoieron

Mesaziers pour savoir daou roi Marsilion

S’il veut croire en Yesu e etre home Zarllon ».

1635.

La Prise de Pampelune, v. 2681-2697.

1636.

La Prise de Pampelune, v. 2716-2738.

1637.

La Prise de Pampelune, v. 2545-2565.

1638.

La Prise de Pampelune, v. 315-331.

1639.

La Prise de Pampelune, v. 2532-2533.

1640.

La Prise de Pampelune, v. 5390-5400.

1641.

La Prise de Pampelune, v. 5851.

1642.

J.‑C. Payen, Le Motif du repentir dans la littérature française médiévale (des origines à 1250), Genève, Droz, 1968, p. 154.

1643.

Voir à ce sujet J.‑C. Payen, « Une poétique du génocide joyeux », art. cit., p. 231.