De la même façon, il réhabilite Pilate dans la Passion en le présentant comme un administrateur cherchant obstinément à innocenter le Christ et dénonçant l’iniquité de la sentence qu’on lui demande de prononcer. Sollicité en sa qualité de gouverneur romain, il doit rendre, au terme d’un procès, un arrêt de justice fondé sur la raison. La décision de vie ou de mort sur le Christ lui revient et il tente d’éviter la crucifixion, malgré la difficulté de sa tâche.
Dans toutes les Passions, Jésus est présenté par ses détracteurs comme un agitateur public1644. Depuis le Livre de la Passion jusqu’à l’épopée franco-italienne, les Juifs accusent Jésus de sédition et de propos subversifs invitant à ne pas payer le tribut dû à César1645. Dans certains textes, cette rébellion du roi des Juifs pousse Pilate à la plus grande méfiance au moment de rendre son jugement. Ce n’est pas le cas dans la Passion de Nicolas de Vérone où le protagoniste ne cesse de réaffirmer l’innocence du Christ. A ce titre, la récurrence de certaines formules est tout à fait révélatrice :
‘« Je l’ay examiné, ne nen truef ch’il feïstDe la laisse XVIII, où le personnage apparaît, à la laisse XXV, Pilate répète à six reprises, soit une fois par laisse, que Jésus n’est coupable en rien. Le récit s’en trouve considérablement amplifié par rapport à celui proposé par les Evangilessynoptiques. Il rappelle cependant celui de Luc où la volonté de Pilate de sauver le Christ fait écho aux reniements de Pierre.
Dans cet Evangile, les deux attitudes opposées face à Jésus sont évoquées dans les deux passages extrêmes qui encadrent la narration du procès romain1647. Là où le disciple renie par trois fois1648, le juge déclare pour la troisième fois1649 ne rien discerner qui légitime la mort et paraît, du fait de ce parallèle, plus louable que Pierre lui-même. Le trait est renforcé dans les Actes de Pilate où le Romain « nec unam culpam inveni[t] in eo » et affirme aux Juifs : « Nihil accusantibus vobis eum dignum mortis inveni » avant de conclure que Jésus « non est dignus crucifigi »1650.
Le procédé de répétition, que l’on retrouve aussi bien dans le texte apocryphe que dans le poème franco-italien, assume une double fonction. Il met en relief l’acharnement et la cruauté du peuple juif1651 tout autant que la constance de Pilate à vouloir sauver le Nazaréen. Pour ce faire, Nicolas de Vérone n’hésite pas à combiner plusieurs sources. C’est le cas, par exemple, lors de la troisième tentative de négociation avec les Juifs qui est un amalgame de Jean, 18, 38 et de Matthieu, 27, 431652.
Les autres Passions n’insistent pas autant sur cette volonté de Pilate de disculper Jésus1653. Lorsqu’elles le font, elles nuancent le côté positif du personnage par sa responsabilité tout à fait singulière dans les châtiments infligés au fils de Dieu. Les jeux des bourreaux, constitutifs de tous les textes dramatiques, sont initiés par Pilate lui-même. Ainsi dans la Passion du Palatinus, le procurateur romain est-il à la fois celui qui clame l’innocence du Christ1654 et celui qui met tout en œuvre « pour tourmenter / La prophete et pour lui tenter »1655 afin d’éprouver les intentions de Jésus et de savoir s’il veut mettre à bas la loi des Juifs. C’est Pilate qui demande à Huitacelin de torturer le prisonnier1656. C’est également lui qui, dans le Livre de la Passion, fait attacher Jésus à une colonne et le fait battre1657, alors que dans la Passion franco-italienne de Nicolas de Vérone, le Christ a déjà été attaché à ce pilier1658 et a été torturé toute la nuit durant avant même d’être mené à Pilate1659. Après son passage auprès d’Hérode, Jésus est à nouveau présenté au tribun romain qui
‘Fist despoilier le fil de Dieu, le sovrein roi,Le juge ôte au Christ son habit de dérision et son geste est tout à fait positif : il lève l’opprobre. En revanche, Pilate n’est plus désigné comme responsable lorsque la veste pourpre est passée à Jésus. Le verbe est à la voie passive, sans complément d’agent exprimé.
Dans la laisse suivante, ce sont les Juifs qui tourmentent Jésus, sans que Pilate n’en ait jamais formulé le souhait : « une corone en chief li mistrent d’espine », « la ficerent », « mistrent »1661. Le pluriel utilisé laisse entendre que la foule agit seule, sans implication aucune du procurateur. Les Juifs, poussés par les grands prêtres et les hauts dignitaires, transforment le fils de Dieu en roi de carnaval, au sein d’une fête des fous. Quand ils l’ont battu et flagellé, Pilate intervient, aide le prisonnier, « le fist mener hors a la giant fraïne »1662, et proclame à nouveau l’innocence du Christ. A nouveau, il cherche à lui venir en aide :
‘Lour pour luy delivrer Pilat sens plus aresteLorsqu’il propose de châtier celui que les Juifs condamnent, c’est pour alléger sa peine et lui éviter la mort et à aucun moment il n’est question de torture ou de coups1664.
Tout au long du procès, le gouverneur romain se définit comme une voix de la sagesse et les champs lexicaux de la justice et de l’équité sont très largement utilisés par Nicolas de Vérone. Pilate déclare au peuple avoir « examiné » son prisonnier et ne pas savoir de quoi le « condanier », propose de le faire « mandier ». Il s’émeut de voir Jésus « si encolpier », engage le dialogue avec lui, parle de « tesmognier », « jugier », propose à nouveau aux Juifs : « je le çastierai », « il mendera soi ». Devant l’insistance répétée de la foule, il revient au Christ, lui fait « autres demandeisons », lui rappelle qu’il a « la poësté de (s)a delivreison » et cherche tous les moyens de « luy delivrer »1665. Toujours, la probité guide le juge. Pilate veut une sentence juste, en accord avec le forfait commis.
Cette idée d’une justice équitable est largement représentée dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, non seulement dans la Passion mais également dans la Prise de Pampelune et la Pharsale. Sur la croix, l’un des deux larrons reconnaît : « Nous somes ci par droit, de ce che avons meris »1666 de la même façon que Désirier demande à Roland « Che selong le mesfeit me doiés fer merir »1667. Auparavant, le neveu de l’empereur avait lui-même refusé à Charlemagne de livrer assaut aux Lombards sans autre forme de procès, préférant une alternative plus équitable : « Mes selong le mesfeit sera lour roi meri »1668. Domice, quant à lui, annonce à César que son « faus traimant » et son « mauvais labor » le « meriront »1669. Cette insistance sur l’adéquation entre méfait et châtiment se retrouve dans l’Entrée d’Espagne lorsque Naimes, expliquant les liens de vassalité, précise que « segunt l’euvre li doit etre salvage »1670. Elle est le signe d’un souci permanent de justice. Pilate cherche à convaincre la foule de ne pas condamner Jésus à mort parce qu’il ne mérite pas une telle sentence.
Ses tentatives de négociation sont multiples et, en dernier recours, le procurateur propose de libérer Jésus en lieu et place de Barrabas :
‘Alour la turbe grand alerent a prierLa très grande proximité des formules « Je l’otroy » et « Voliés vous otroier » témoigne de l’esprit dans lequel agit le gouverneur : il espère qu’en apportant satisfaction à la foule sur un point, le peuple s’en remettra à ses raisons sur un autre. C’est compter sans l’obstination des Juifs, qui demeurent intraitables. Cet ultime essai de tractation est révélateur de la préoccupation pacifique du personnage.
La Passion de Nicolas de Vérone est totalement originale et ne ressemble à aucune autre dans la présentation qu’elle fait de Pilate. Lors du procès, le juge romain cherche à faire éclater la vérité au sujet de Jésus et à faire entendre raison au peuple juif. A maintes reprises, il déclare son prisonnier innocent, et tente de le faire gracier bien que le Christ, par ses propos, se soit montré ouvertement hostile à l’hégémonie de l’empereur Tibère César. Loin de la sévérité de Matthieu envers le tribun, le poème franco-italien propose une lecture de la Passion du Christ qui rappelle celle de Luc et où les confessions de Pilate font écho aux reniements de Pierre. De même que l’apôtre est pardonné, le Romain est excusé. Cette interprétation évoque l’apocryphe de Nicodème et son intention apologétique1672, Pilate devenant le témoin privilégié de l’innocence et de la divinité de Jésus. En outre, chez Nicolas de Vérone, il incarne un idéal proprement philanthropique de respect et de protection de l’homme.
Cette attention à autrui apparaît avec une force particulière au moment où les Juifs refusent que Pilate libère Jésus et condamne Barrabas :
‘Lour Pilat as Juïs dist, a loy d’ome human:Cet échange est poétiquement représentatif de l’affrontement entre le gouverneur et la foule. Composé sous formes de distiques, l’extrait fait apparaître un dialogue où la voix singulière du tribun romain s’oppose à la multitude des Juifs. A la rime, les contrastes manifestent l’état d’esprit des deux camps en présence : d’un côté, les hommes sont « hors dou san » et éprouvent « grand aan »1674, de l’autre, Pilate, « omble e plan », cherche à agir « a loy d’ome human »1675. Les deux partis en présence divergent au sujet de la crucifixion du roi des Juifs. Le thème est mis en valeur par la présentation en chiasme des termes « roy / crucifie / cruciferay / roy ». Il est tout à fait remarquable que le juge romain se définisse comme un « home human ». Ce qualificatif, absent des Evangiles et de toutes les autres Passions, n’apparaît qu’une fois dans l’œuvre de Nicolas de Vérone et en donne une clé d’interprétation : l’homme « human » est celui qui, cherchant à agir conformément à sa nature, tente d’éviter un homicide.
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Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, le poète franco-italien propose une lecture du monde où l’attachement à la vie humaine est une valeur inaliénable : la « mort de toi »1676 y paraît toujours regrettable. C’est là un fait totalement inédit de la part de qui souhaite narrer des grands combats, des défaites militaires et des exploits guerriers, dont certains trouvent leur source dans des conflits idéologiques. Cela n’est pas sans appeler de commentaire.
Dans son œuvre, Nicolas de Vérone évince le motif connu du regret d’avoir tué et le remplace par la thématique du regret de devoir tuer. Ce glissement est fondamental parce qu’il met le refus d’homicide au cœur de nombre de conflits internes vécus par les protagonistes, quelle que soit la manière dont il est interprété.
Pompée, Ganelon et Pilate représentent tous trois une facette de la prudence, héritée de la vertu romaine, qui veut que l’on effectue naturellement le départ entre le bien et le mal et que l’on préfère épargner son prochain plutôt que de se battre de façon inconsidérée. Ainsi, l’œuvre de Nicolas de Vérone est animée d’un premier principe relatif à une définition de la prudence, qui s’exprime par la volonté d’ajournement des combats, la tentative de négociation et le refus de la violence.
Par trois fois, le trouvère courtisan se distingue des autres représentants des matières qu’il traite. Les figures qu’il célèbre incarnent un idéal qui s’éloigne des impératifs guerriers des héros épiques : Ganelon n’est en rien condamné pour son pacifisme, Pompée n’est pas directement responsable de la poursuite de César et Pilate tente obstinément de discuter avec les accusateurs du Christ.
De la sorte, Nicolas de Vérone trace les contours d’un comportement héroïque qui transcende les distinctions établies entre Païens et Chrétiens. En effet, l’attitude du gouverneur romain et celle de Pompée convergent sur de nombreux points. Par deux fois, dans deux contextes bien différents, le refus de tuer, expliqué par des motivations diverses, stratégiques ou judiciaires, s’interprète de la même façon et est le reflet d’une certaine idée de l’homme : sur le plan humain, Pilate et Pompée sont animés du même principe moral qui interdit de donner volontairement la mort à autrui.
Ce pacifisme, qui représente la forme traditionnelle attendue de la prudence, est défini dans l’œuvre même de Nicolas de Vérone comme un idéal strictement humain. Il est le fait d’un homme « human »1677 : en ce sens, Pilate est un humaniste. C’est-à-dire que le trouvère franco-italien donne une interprétation moderne à la vertu romaine et en fait un premier pilier fondateur de la morale.
La Passion du Christ franco-italienne publiée par A. Boucherie, fait exception : seuls sont reprochés au Christ ses actions religieuses et ses miracles. Voir par exemple les termes : « fause doctrine », « contamine mant homes », « feissant miracles por vertuç enfernin », « dist ch’el mond il domine », « e roi el ert »…, la Passion du Christ, v. 186-190.
Voir par exemple le Livre de la Passion, v. 835-839, la Passion Notre Seigneur, v. 1753-1755, la Passion, v. 517-521 et 683-685.
La Passion, v. 549-550, 577-582, 613-614, 656, 661 et 680-681.
Le procès se lit en Luc, 22, 54-23, 25. Les reniements de Pierre se trouvent aux versets 22, 54-62, les confessions de Pilate aux versets 23, 13-25.
Luc, 22, 61.
Luc, 23, 22.
Evangile de Nicodème,4, 1 ; 4, 2 et 4, 4, p. 350 et 351.
Pour la Passion de Nicolas de Vérone, ces éléments ont été soulignés par R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 173, 174, 180 et 185.
Voir, à ce sujet, R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 180.
Dans la Passion du Christ, Pilate ne mentionne son innocence qu’à deux reprises (v. 32-233 et 337-339), dans le Livre de la Passion, nous ne pouvons la lire (ou plutôt la deviner : il y a précisément une lacune du texte à cet endroit…) qu’aux vers 850-852.
La Passion du Palatinus, v. 348-356, 670-676 et 726-735.
La Passion du Palatinus, v. 575-576.
La Passion du Palatinus, v. 577-585. Le jeu des bourreaux s’étend ensuite du vers 586 au vers 669.
Le Livre de la Passion, v. 994-1002.
La Passion, v. 493.
La Passion, v. 503-504 : « Batu e flaiellé fu condut cil matin / Jesu Crist a Pillat ».
La Passion, v. 623-628.
La Passion, v. 630, 631 et 633.
La Passion, v. 649.
La Passion, v. 678-679.
La Passion, v. 602-603 et 615-616.
La Passion, respectivement v. 549, 576, 581, 586, 587, 588, 615, 616, 669, 671 et 678.
La Passion, v. 811.
La Prise de Pampelune, v. 194. Voir également le v. 3045 où Marsile propose à Maozeris de « merir » Guron de Bretagne.
La Prise de Pampelune, v. 167.
La Pharsale, v. 1728-1729.
L’Entrée d'Espagne, v. 7126.
La Passion, v. 599-603.
Dans sa première partie du moins, la seconde, qui raconte la descente aux Enfers, étant de caractère apocalyptique.
La Passion, v. 696-703.
La Passion, v. 698 et 702.
La Passion, v. 696 et 700.
P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, coll. Points Histoire, 1975, p. 51.
La Passion, v. 696.