II/ Le rapport au temps

Au XIVe siècle, la prudence est équivalente au pacifisme, comme l’était la vertu romaine et comme elle l’est encore deux siècles plus tard, dans le Plaidoyer pour la paix d’Erasme1678. Toujours synonyme d’un refus de la guerre, elle ne se cantonne cependant pas à un simple sentiment philanthropique parce que sa conception médiévale ne se borne pas à l’analyse des fondements éthiques d’une action mais envisage également les modalités de sa mise en œuvre.

En cela, les moralistes du Moyen Age tardif sont influencés par la philosophie aristotélicienne qui est largement répandue dans les milieux universitaires à partir du XIIIe siècle1679. Un savoir profane fort différent de la vision chrétienne véhiculée par les œuvres des Pères de l’Eglise se diffuse alors et Aristote, dont l’étude fait partie intégrante du programme de l’université de Paris dès 1255, et malgré les multiples condamnations des autorités religieuses1680, est considéré comme la référence unique en matière de pensée philosophique.

Depuis l’aristotélisme le plus radical, hérité des commentaires d’Averroès et représenté par Siger de Brabant1681, jusqu’aux protestations des théologiens conservateurs, tels Bonaventure et son disciple Jean Peckam1682, l’univers spirituel est profondément modifié par la connaissance des textes anciens. Thomas d’Aquin tente de concilier les doctrines antiques et les enseignements chrétiens1683 et cet aristotélisme modéré reste très vivace jusqu’au XIVe siècle, époque de l’apogée du genre littéraire des florilèges d’Aristote1684.

Utilisés par les professeurs pour leur enseignement, puis par les prédicateurs et les lettrés, ces ouvrages se retrouvent ensuite dans les bibliothèques privées. Copiés, modifiés et annotés, ils sont le témoin d’une diffusion massive, quoique parcellaire et pour ce, condamnée par certains humanistes1685, des thèses du Stagirite. Parmi ces recueils, les Auctoritates Aristotelis, ou Parvi flores, ont une influence considérable et correspondent précisément à l’univers culturel de Nicolas de Vérone et des intellectuels padouans du Studium 1686.

Brunet Latin l’utilise pour son Tresor lorsqu’il décrit les facultés de l’âme : « En ame sont V choses par qui ele dist verité en afermer ou en niier, ce sont art, science, prudence, sapience et intellec »1687. Cette définition est une traduction littérale de la sentence 108 du florilège extraite du livre VI de l’Ethique à Nicomaque : « quinque sunt in anima quibus verum dicitur, scilicet ars, scientia, sapientia, intellectus et prudentia »1688. Les citations suivantes définissent les termes et qualifient la prudence de « recta ratio agibilium »1689 avant d’ajouter immédiatement : « juvenes non possunt esse prudentes, quia prudentia praerequirit experientiam quae indiget tempore »1690.

C’est-à-dire que la bonne intention ne suffit pas et que les moyens utilisés doivent être en adéquation avec l’objectif recherché. Différents aspects de la prudence, envisagée comme morale de l’action, peuvent alors se combiner. Parmi eux, la relation au temps prend une importance capitale. Dans les épopées de Nicolas de Vérone, les héros ne vivent plus dans l’immédiateté, ils doivent prendre conscience de la temporalité et être capables de se souvenir du passé comme de se projeter dans l’avenir.

Notes
1678.

Erasme, Plaidoyer pour la paix, 1516, éd. C. Labré, Paris, Arléa, coll. Poche-Retour aux grands textes, domaine latin, 2004.

1679.

En fait, la pénétration d’Aristote en Occident a connu deux phases, celle initiée par les traduction de Boèce au VIe siècle et celle, plus tardive, due à l’introduction des commentateurs grecs et arabes au XIIe siècle.

1680.

Dès 1210-1215, elles interdisent l’enseignement des Libri naturales (c’est-à-dire principalement la Physica, le De anima, le De caelo et la Metaphysica). Le mouvement anti-aristotélicien culmine en 1270, puis 1277, avec la condamnation d’Etienne Tempier.

1681.

Voir à ce sujet F. Van Steenberghen, La Philosophie au XIII e siècle, Paris, Louvain, 1966, p. 372-373 et 426.

1682.

Voir à ce sujet F. Van Steenberghen, La Philosophie au XIII e siècle, op. cit., p. 426 et 483.

1683.

Voir à ce sujet F. Van Steenberghen, La Philosophie au XIII e siècle, op. cit., p. 426-427.

1684.

Le genre littéraire des florilèges est bien antérieur au XIIIe siècle. On trouve dès l’Antiquité des recueils d’Auctoritates et la littérature doxographique compte de nombreux florilèges contenant des extraits d’auteurs latins classiques ainsi que des Pères de l’Eglise. Voir à ce sujet J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, un florilège médiéval, étude historique et édition critique, Louvain-Paris, 1974, p. 9-13 ; M. de Boüard, « Encyclopédies médiévales. Sur la connaissance de la nature et du monde au Moyen Age », Revue des questions historiques, Avril 1930, n° 112-113, p. 265 ; G. Paré, A. Brunet, P. Tremblay, La Renaissance du XII e siècle. Les écoles et l’enseignement, Publications de l’Institut d’études médiévales d’Ottawa, 3, Paris, 1933, p. 153 ; E.‑K. Rand, « The Classics in the Thirteenth Century », Speculum IV, 1929, p. 264 ; M. Grabmann, Methoden und Hilfsmittel des Aristotelesstudiums im Mittclater, Sitzungsberichte der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, Philosophisches-historische Abteilung, Munich, 1939, p. 156 ; H.‑M. Rochais, « Contribution à l’histoire des florilèges ascétiques du haut Moyen Age latin : le Liber Scintillarum », Revue bénédictine, t. 63, 1953, p. 246-247 ; J. De Ghellinck, L’Essor de la littérature latine au XII e siècle, Bruges, Desclée, 1954, p. 212-213.

1685.

Dans une lettre adressée à Pietro Paolo Vergerio, Coluccio Saluti dénonce le recours aux florilèges comme source de citation. Voir Epistolario di Coluccio Saluti, XIV, 11, éd. F. Novati,Fonti per la storia d’Italia, 18, Rome, 1905, p. 83-84. On trouve d’autres attaques virulentes sous la plume de Pétrarque. Voir E. Cocchia, « Magistri Iohannis de Hysdinio Invectiva contra F. Petrarcham et F. Petrarcae contra cuiusdam Galli calumnias apologia », Atti della reale accademia di archeologia, lettere e belle arti, 7, 1920, p. 91-202 ; P. de Nolhac,Pétrarque et l’humanisme, Paris, Champion, 1907, vol. 2, p. 303-312 ; B.‑L. Ullman, « Some aspects of the origins of Italian humanism », Studies in the Italian Renaissance, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1955, p. 34 ; R.‑H. Rousse, « Cistercian aids to study in the Thirteenth century », Studies in the medieval Cistercian history, éd. J.‑R. Sommerfeldt, Cistercian studies series, 24, II, 1976, p. 134.

1686.

Au sujet des florilèges d’Arisote et de leur importance, voir J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, op. cit., p. 7-12 ; « Les florilèges philosophiques, instruments de travail des intellectuels à la fin du Moyen Age et à la Renaissance », Filosofia e teologia nel Trecento, Studi in riccordo di E. Randi, éd. L. Bianchi, Louvain-la-Neuve, 1994, p. 479-491 ; « La diffusion des florilèges aristotéliciens en Italie du XIVe au XVIe siècle », Platonismo e Aristotelismo nel Mezzogiorno d’Italia, sec. XIV.‑XVI, Testi della VII settimana residenziale di studi medievali dell’officina di studi medievali, Carini, 19-25 Ottobre 1987, éd. G. Roccaro, Palermo, 1989, p. 39-54. Les Auctoritates Aristotelis sont le florilège le plus répandu au XIVe siècle. En 1974, dans son édition du texte médiéval, l’auteur moderne a proposé de l’attribuer à Marsile de Padoue avant d’avancer avec certitude, vingt ans plus tard, le nom de Johannes de Fonte, lector franciscain dans le Studium generale de son ordre à Montpellier. La date de création de l’ouvrage reste inchangée : entre le 22 Novembre 1267 et l’année 1325, soit dans les dernières années du XIIIe-début XIVe siècle. Voir à ce sujet, J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, op. cit., p. 38-43 et « Les florilèges philosophiques », art. cit., p. 495.

1687.

B. Latin, Li Livres dou Tresor, livre 2, XXXI : « Les œvres de l’ame », § 1, p. 201.

1688.

J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, op. cit., p. 240.

1689.

J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, op. cit., sentence n° 112. La sentence précédente précise : « ars est recta ratio factibilium », p. 241.

1690.

J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, op. cit., sentence n° 115, p. 241.