1/ Expérience, empirisme et buona memoria

Pour mener une action moralement droite, il ne suffit pas d’avoir conscience, de façon plus ou moins nette, de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas. Encore faut-il savoir comment choisir la voie adéquate et en cela, l’expérience peut être du plus grand secours. La distinction, opérée depuis Aristote, entre les jeunes, impétueux et irréfléchis, et leurs aînés, plus sages et mesurés, découle directement de ce que les moralistes et théoriciens médiévaux, parmi lesquels l’italien B. Giamboni, appellent la buona memoria 1691.

Nicolas de Vérone, qui annonce dans les premiers vers de la Passion qu’il ne dira « nulle çouse d’enfançe »1692, se conforme à cette idée que la jeunesse est par essence immature et que la sagesse et le bon sens sont réservés à des hommes plus âgés, tels le traditionnel bon conseiller « Naimes le flori », « ch’avoit la tete grise »1693. Lorsque Charlemagne rit de la demande de Maozeris d’intégrer le corps des douze Pairs et qu’il prend cette requête pour une plaisanterie, le roi païen lui assure : « isu sui d’enfançe »1694 comme pour bien lui signifier que sa prétention est tout ce qu’il y a de plus sérieux. De la même façon, le père d’Ysorié éconduit Gaudin qui lui enjoint de regagner le camp chrétien pour respecter sa parole et prendre le baptême :

‘« Donc cuidiés vous che je soie un enfes petis,
Che dites che je viegne ao vetre roi ceitis ? »1695

La réponse du seigneur de Pampelune ainsi que des expressions comme « ou soit sen ou enfanze »1696 et « en toi ne se devroit fier joune ne gris »1697 témoignent de l’idée selon laquelle les années écoulées sont garantes d’une certaine sagesse. Elles illustrent parfaitement la sentence aristotélicienne : « multitudo temporis facit experientiam »1698.

L’expérience est valorisée et, dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, la prudence morale s’accompagne d’une théorie de l’empirisme. De la sorte, Charlemagne est reconnu expert au combat parce qu’il a eu souvent l’occasion de se battre. Son habileté en matière guerrière n’est que le résultat de son habitude à porter les armes :

‘« Vous avés tant apris de gerre le convin
Ch’a vous ne s’en puet prendre ne veilard ne mesclin ».
*
Alour distrent entr’eus tuit ceus barons d’aut lin
Ch’il ne fesoit mestier d’apprendre ao fil Pepin1699.’

Il est tout à fait significatif que le verbe apprendre désigne ce que seule la pratique permet d’acquérir. Ainsi, l’entraînement aboutit à une maîtrise de la technique guerrière, elle-même considérée comme une science.

Cela s’explique par la grande importance que Nicolas de Vérone accorde à la connaissance effective et pragmatique, qui se distingue d’une culture et d’une érudition purement ornementales. Ainsi, Maozeris connaît l’Espagne mieux que Roland et c’est ce qui lui permet de lui échapper facilement à plusieurs reprises. Après s’être battu contre son fils, le roi païen s’éloigne dans la forêt, de la même façon qu’il s’enfuit à la fin de la chanson en privant Roland du bonheur de le soumettre :

‘« Seignour », dist Isoriés, « pues ch’il est embatu
Par de dans le boscaze, il n’est home nascu
Che le seüst trovier, s’il fust da lu partu :
Car il n’est voie en Spagne ne poi ne bois foilu
Ch’il ne saze aussi bien com home c’onque fu ».
*
Lour se fiça ens le bois che plus terme ne quis,
E Rolland broza après e Sanson le Persis.
Mes ce ne valut riens, car joune ne floris
Ne sevent ainsi alier iluec ou sont noris
Com cil savoit d’Espagne mons e bois e laris1700.’

Le Sarrasin jouit d’une supériorité évidente sur ses adversaires car il est en territoire connu et Nicolas de Vérone fait de cette connaissance un atout majeur. C’est elle que Maozeris estime lorsqu’il hésite à tuer son fils. Ysorié représente une menace pour les païens car l’Espagne est son pays et n’a aucun secret pour lui :

‘« Se je me part de ci e lais mien enfançon
A servir Çarllemagne, a grand destrucion
Il metra tote Spagne, Galice e Aragon,
Car il n’est pont de pas en ceste region
Ch’il ne sace trou bien »1701.’

De fait, lorsque Roland cherche à sortir l’armée d’un mauvais pas, il demande conseil à Ysorié qui apparaît à ses yeux comme un meilleur guide que la Providence ou l’aide divine.

‘Rolland treit a une part le vailant Isoriés
E dist : « Vous qe les terres d’Espagne conoisiés,
Savés ou [ci] soit terre ne castieus ne cités
Ou se poüst vitaille prendre tant qe aisiés
En fust l’ost quatre jors, tant qe fusent rivés
Celour qe de nous terres en mainent a plantiés ? »1702

Si le champion s’en remet aussi facilement à l’homme et à son savoir, c’est parce que le temps des forces surnaturelles est désormais révolu et qu’est arrivé celui de l’être humain, animal raisonnable.

Estout illustre l’efficacité de l’apprentissage par l’expérience, à ses dépens. Alors qu’il doute de la loyauté d’Ysorié et fait part de sa réserve à Roland, le neveu de Charlemagne assure son compagnon de la valeur du converti en précisant :

‘« Je l’ay tant esprové, par dieu le glorious
Che je ne poroie etre de nul mal pensirous »1703.’

A en croire le fer de lance de l’armée française, cette première marque de confiance résulte de multiples mises à l’épreuve. Elle renvoie alors à celle de Pompée vis-à-vis de Dirotalius qu’il « avoit bien prové […] a prous e a loiaus e roy mout droitural »1704 et est révélatrice du processus empirique régissant la prudence de Roland. Dans la Prise de Pampelune, le héros estime ne rien avoir à craindre d’Ysorié puisqu’il a déjà eu l’occasion, par le passé, de confirmer ses intuitions. Cependant, cette assurance ne suffit pas à convaincre Estout qui n’a pas éprouvé personnellement les qualités de l’ancien païen.

Aussi, non content d’avoir mis en garde son cousin qui s’en remettait à Ysorié et à sa connaissance de l’Espagne pour trouver des vivres1705, il soupçonne le fils de Maozeris de trahison et imagine qu’il a prétexté partir chercher du renfort pour s’en retourner auprès de son père et fuir1706. A l’inverse, Roland a dépêché le converti auprès de Charlemagne afin de solliciter l’aide de l’armée chrétienne parce qu’il croyait en la valeur du jeune héros1707. Or, la vilenie incriminée par Estout ne s’avère pas puisque le messager ne tarde pas à revenir avec les troupes de l’empereur1708. Le chevalier médisant1709 tire une leçon de cette démonstration :

‘« Sire cuisin, mout m’avés bien apris.
Plus ne vous desdirai, par le cors saint Moris,
Car je sui par complir vous buen e vous delis »1710.’

Le Véronais, comme le Padouan, défend ainsi la qualité de l’individu par opposition à son lignage ou à sa généalogie, mais une sensible évolution s’est opérée entre les deux épopées franco-italiennes. Dans l’Entrée d’Espagne, c’était à son allure que Roland reconnaissait la valeur d’Ysorié et qu’il jugeait de son incapacité à trahir :

‘« Saracin frere, se une art ne mant,
Fisonomie, dun ja je apris auquant,
Vestre visaire e le oil ensemant
Mostrent ch’en vos n’ert pont de traïmant »1711.’

Dans la Prise de Pampelune en revanche, l’apparence ne suffit plus à prouver l’honnêteté d’Ysorié et c’est son action qui atteste sa loyauté. De la sorte, l’art de la physionomie1712 cède le pas devant l’empirisme dans le sens où les personnages acquièrent des connaissances et des certitudes grâce à l’expérience.

C’est que le souvenir d’événements antérieurs est indispensable à la mise en place de stratégies pour réduire l’ennemi. La démarche intellectuelle de Ganelon, qui prône l’envoi d’un messager à Marsile, dépend des leçons tirées du passé. Pour lui, le siège de Pampelune a été trop long pour que l’armée française puisse se permettre d’assiéger toutes les villes d’Espagne :

‘« Sire », dist Gainelon, « nous somes aprestiés
De fier vetre voloir, mes je sui porpensiés
Che trou li ostroierons, ains q’il soit conquistiés
Roi Jonas ne sa terre ; car sovant m’est contiés
Che la terre est fortisme de murs e de fosiés,
Si i a giant ne vitaille de dens a grand plantiés :
Ond mout hostoierons avant che vous l’aiés.
Se la Stoille e le Groing de legier pris avés,
Ce fu che Altumajor fu en droit lieu senés :
Fors ne seroit Jonas en tiel guise troviés.
Pampelune asiçames cinc ans - com vous savés -
Avant qe Maoçeris en fust deseritiés :
Si ne vaut Pampelune de Cordes la moitiés.
Ond se a cescune ville devons fer host, saciés
Che avant che notre afer soit dou tout acevés,
Le plus joune de nous iert de ceve[u]s mesliés »1713.’

Charlemagne a réuni le conseil avant de poursuivre la reconquête espagnole. Il envisage de progresser par sièges successifs mais ses chevaliers ne sont pas tous d’accord avec lui. Roland lui-même défend la validité des arguments de son parâtre et les reprend quasiment mot pour mot :

‘« Che se a cescune ville hostoier nous devron
Tant com a Pampelune hostoié nous avon,
Aou plus joune de nous florira le menton »1714.’

Les guerriers font appel à leur buona memoria pour éviter une attaque périlleuse et rejeter l’idée d’une tactique d’encerclement de l’ennemi qui serait beaucoup trop audacieuse au regard de l’opulence de la cité convoitée et de la faiblesse du camp chrétien. Leur raisonnement semble tout droit inspiré du Trattato di virtù e vizi :

‘Per buona memoria, ch’è la prima virtù di Prudenzia, si conosce la buona cosa dalla rea in questo modo. Tu hai a fare una cosa : puoi prendere molte vie, e dubiti qual è buona e quale è rea o quale è migliore delle buone, o delle ree qual è la meno rea ; e per te bene conoscere no’llo sai. Ricorri a questa virtù ch’è detta Buona memoria, e ricorditi d’alcuno fatto passato che tu abbi veduto o udito ad altrui dire, che sia come questo fatto, overo a questo simigliante, ch’ai tra le mani a diliberare, e vedi che via s’è tenuto, se n’è capitato bene o male. Se n’è bene capitato, tieni quella via ; se n’è capitato male, guàrdati di tenere quella via1715.’

Cette faculté morale et intellectuelle est employée à bon escient dans le cas de Ganelon et de Roland parce qu’elle se combine avec le pacifisme prudent qui caractérise désormais les héros carolingiens.

Cependant, elle peut tout aussi bien s’accompagner d’un opportunisme répréhensible. Dans la Pharsale, lorsque Futin conseille à Ptolémée de ne pas rester fidèle à Pompée parce que Fortune lui est contraire, il motive son argumentation par des leçons tirées du passé, c’est-à-dire par l’expérience :

‘« Mainte foys ais veü, si l’ay veü anch eu,
Qe quand l’en veut garder foy, loyauté e preu
Enver suen conoisant, ne anch ver damnideu,
Quand fortune li est contre, il ceit en celu leu
Ond il croit hoster l’autre, en cil miesme feu.
Ce lou qe tu te tegnes a cil, sens nul desreu,
A cui deu e fortune done’ou meilor dou jeu.
Qi veut fer suen meilor e guencir duel e heu
Ne doit garder plus droit, com feit le lous ao beu.
La force des riames periroit mout en breu,
Se l’en en toutes çonses feist droit en son treu »1716.’

Ce discours reprend mot pour mot celui contenu dans les Fet des Romains 1717, à une exception près. Dans le texte source, au début de son intervention, Futin dit qu’

‘« il est avenu que mals et domages avenoit a un home quant il voloit garder foi et loauté vers Diu et vers son connoissant ou vers son ami, en cele hore que fortune li avoit sa roe tornee et il estoit en perill d’aversité »1718.’

Nicolas de Vérone remplace « il est avenu » par « maintes foys ais veü, si l’ay veü anch eu ». Ce qui peut n’être qu’anecdotique dans les Fet des Romains est présenté comme un fait établi, survenu à de nombreuses reprises dans la chanson de geste. En d’autres termes, le poète franco-italien rend l’argument de Futin d’autant plus convaincant qu’il s’est vérifié en de multiples occasions.

Futin se souvient du passé et s’en sert pour légitimer son attitude actuelle. Certes, le personnage est condamnable, parce que c’est un mauvais conseiller qui sait pertinemment que son avis, s’il est suivi, tuera Pompée et cherche tout de même à convaincre Ptolémée, mais il recourt, pour ce faire, à la raison et à un certain aspect de la prudence.

Charlemagne, empereur des Francs, Ysorié, nouveau converti loyal, Roland, héros incontestable, Estout, paladin fougueux, Maozeris, roi païen dangereux, Ganelon, vassal fidèle dans la Prise de Pampelune et Futin, traître avéré, sont autant de personnages différents qui accordent pourtant une semblable importance à la connaissance et au savoir acquis de l’expérience. Les protagonistes ont des caractères bien différents et leurs rôles narratifs ne sont en rien comparables, mais Nicolas de Vérone peint un monde entièrement organisé autour d’un souci de pragmatisme qui se caractérise par une recherche du résultat.

De la sorte, la prudence, première vertu cardinale se divise en différentes catégories qui peuvent, ou non, se compléter : la buona memoria dont savent faire preuve aussi bien Roland que Futin, aussi bien des héros irréprochables que des opportunistes condamnables, ne saurait à elle seule définir le concept tel qu’il est envisagé au XIVe siècle. En effet, de même qu’elle ne peut être garante d’aucune moralité de l’action si elle ne se combine pas avec l’attrait du bien, elle ne suffit pas à permettre le choix du moyen le plus approprié pour mener ses actes dans le bons sens.

Notes
1691.

B. Giamboni, Il Libro dei vizì e delle virtudi e il trattato di virtù e vizi, VI, p. 127.

1692.

La Passion, v. 9.

1693.

La Prise de Pampelune, v. 175 et 1419.

1694.

La Prise de Pampelune, v. 510.

1695.

La Prise de Pampelune, v. 960-961.

1696.

La Prise de Pampelune, v. 3162 ; la Pharsale, v. 2425.

1697.

La Prise de Pampelune, v. 979. Voir également le v. 254.

1698.

J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, op. cit., sentence n° 116, p. 241.

1699.

La Prise de Pampelune, v. 1457-1458 et 1462-1463.

1700.

La Prise de Pampelune, v. 1247-1251 et 5019-5023.

1701.

La Prise de Pampelune, v. 694-698.

1702.

La Prise de Pampelune, v. 4145-4150.

1703.

La Prise de Pampelune, v. 4233-4234.

1704.

La Pharsale, v. 2504-2505.

1705.

La Prise de Pampelune, v. 4225-4236.

1706.

La Prise de Pampelune, v. 4491-4494.

1707.

La Prise de Pampelune, v. 4485-4488.

1708.

La Prise de Pampelune, v. 4661-4671.

1709.

Ce trait de caractère est propre à Estout depuis l’Entrée d'Espagne où Olivier lui reproche : « Anch de maudir un jor ne fust taisant », v. 2331.

1710.

La Prise de Pampelune, v. 4673-4675.

1711.

L’Entrée d'Espagne, v. 6286-6289.

1712.

Au sujet de la physionomie dans l’extrait cité de l’Entrée d'Espagne voir A. Limentani, « Astronomia, astrologia e arti magiche nell’Entrée d’Espagne », art. cit., p. 137 et 142-143 ; J.‑C. Vallecalle, « Roland est sage », art. cit., p. 72-73.

1713.

La Prise de Pampelune, v. 2485-2500.

1714.

La Prise de Pampelune, v. 2509-2511.

1715.

B. Giamboni, Il Libro dei vizì e delle virtudi e il trattato di virtù e vizi, VI, p. 127.

1716.

La Pharsale, v. 2813-2823.

1717.

Les Fet des Romains, p. 560, l. 9-28.

1718.

Les Fet des Romains, p. 560, l. 10-13.