III/ Le temps de la réflexion

La pensée philosophique médiévale voit en l’homme une imago Dei 1818, que cette dernière soit présence d’immensité, d’illumination ou de grâce. Saint Bonaventure, qui hiérarchise ces trois degrés de ressemblance, ou d’imitation, entre le Créateur et sa créature1819, rejoint la pensée de Bernard de Clairvaux sur l’inamissible libre arbitre et celle de Thomas d’Aquin selon laquelle « imitatur intellectualis natura maxime Deum quantum ad hoc, quod Deus seipsum intellegit et amat »1820.

Ainsi, malgré d’incontestables divergences d’interprétation, la plupart des auteurs et théologiens fondent la ressemblance entre l’homme et Dieu sur la raison1821. Au XIVe siècle, la découverte du concept univoque « d’animal raisonnable » permet de préciser et de simplifier la définition de l’être humain en ce que doctrine religieuse et philosophie aristotélicienne sont identiquement fondées sur la raison humaine.

Cette dernière recouvre deux aspects distincts et désigne tout autant les moyens ou formes de connaissance que les contenus ou objets de cette connaissance. Pour les pré-humanistes, l’homme digne de ce nom se caractérise par ce qu’il sait et par sa réflexion. Placé au centre de son univers, l’être humain est en possession de capacités intellectuelles potentiellement illimitées. La quête du savoir et la maîtrise des diverses disciplines sont nécessaires au bon usage de ces facultés.

A cette époque, la notion latine d’humanitas organise la vision de l’homme idéal, lequel se réalise et atteint l’accomplissement intérieur grâce à l’étude des humanités. Cette quête de perfection témoigne de la plus grande confiance dans les progrès de l’humanité et le modèle dominant est celui qui propose une synthèse des qualités intellectuelles, sociales et affectives caractéristiques de la nature humaine.

Conformément à cet esprit, les héros de Nicolas de Vérone accordent tous une large importance au savoir, à la culture et à la connaissance. Mais dans les poèmes franco-italiens, il ne s’agit pas d’érudition gratuite. Toujours, les personnages cherchent à être efficaces parce que la connaissance possède une fin en soi. Non seulement elle est le reflet de l’humanité, en ce que l’homme est pourvu d’intelligence, mais encore elle permet la mise en œuvre de plans et de stratégies dans le but d’obtenir un résultat concret.

C’est que la raison, entendue comme outil de savoir, est une faculté de l’âme qui distingue l’homme de l’animal. Elle est synonyme de rationalité, et son sens est proche de l’intellect. Malgré les nuances apportées par les théologiens1822 et la « densité philosophique incontestable du terme ratio »1823, Thomas D’Aquin considère ainsi que raison et intellect ne sont pas deux parties de l’âme mais deux puissances de la même âme :

‘Ratio et intellectus in homine non possunt esse diversae potentiae. […] Intelligere enim est simpliciter veritatem intelligibilem apprehendere. Ratiocinari autem est procedere de uno intellecto ad aliud, ad veritatem intelligibilem cognoscendam. […] In homine eadem potential est ratio et intellectus1824.’

L’esprit humain n’a pas pour objet naturel et premier l’intelligible pur mais la forme donnée dans la matière et son procédé de connaissance est l’abstraction. Au Moyen Age, la « droite raison » évolue entre l’idée de norme éthique universelle et celle de prudence qui a pour vocation de juger des situations particulières.

Dans les poèmes de Nicolas de Vérone, les personnages sont confrontés au bon usage de leur raison et sont amenés à prendre le temps de la réflexion. Dans un souci de rationalisation maximale, la rhétorique tient une place de choix. Les héros analysent les situations et pratiquent le discours contradictoire.

Notes
1818.

Genèse, 1, 26-27 ; 5, 1 ; 9, 6 ; Colossiens, 3, 10 ; 1 Corinthiens, 11, 7 ; Ephésiens, 4, 24. Au sujet de l’image de Dieu au Moyen Age, voir R. Javelet, Image et ressemblance au douzième siècle, Université de Strasbourg, Facuté de théologie, 1967, p. 1-15.

1819.

La présence d’immensité induit que tout être créé est une trace de Dieu ; la présence d’illumination concerne les êtres doués d’intelligence, lesquels sont des images de Dieu ; le degré les plus élevé d’assimilation est caractéristique de la présence de grâce.

1820.

Somme théologique, I, question 93, article 4.

1821.

Ainsi, pour Bernard de Tours, l’homme renferme à la fois Dieu et la Nature. Son esprit vient du ciel et son corps issu d’éléments forme un tout unifié avec l’esprit. Voir à ce sujet J.‑W. Legowicz, « L’homme, œuvre de la nature et de la raison chez Bernard de Tours », L’Homme et son univers au Moyen Age, éd. C. Wenin, Louvain-Paris, Editions de l’Institut supérieur de Philosophie, 1986, vol. 1, p. 114-118. Sur la conception de l’homme au Moyen Age, voir également E.‑H. Weber, La Personne humaine au XII siècle, op. cit., p. 74-198.

1822.

Ainsi, de la même façon que Platon distingue dianoia et noésis, saint Augustin réserve la notion d’intellect à la partie supérieure de l’esprit directement illuminée par la lumière divine et supérieure à la raison. C’est également le cas chez Boèce pour qui la raison surpasse l’imagination mais est inférieure à l’intelligentia, qui a pour objet le divin éternel. Voir saint Augustin, Tractatus in Evangelium Iohannis, XV, IV, 19 et Boèce, De Consolatio philosophiae (traduit de façon anonyme vers 1350 : Le livre de Boece de consolacion, éd. G.‑M. Cropp, Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, 2006) V, §e, 82-91. Pour une édition moderne du texte original voir Boèce, Consolation de la philosophie, éd. C. Lazam, Paris / Marseille, Rivages, coll. Petite Bibliothèque Rivages, 1989.

1823.

P. Michaud-Quantin, « La ratio dans le début du Décret et ses commentateurs », Etudes sur le vocabulaire philosophique du Moyen Age, Rome, Ateneo, 1970, p. 195.

1824.

Thomas d’Aquin, Summa theologica, I, question 79, article 8. Au sujet de la distinction entre intellectus et ratio chez Thomas d’Aquin, voir E.‑H. Weber, L’Homme en discussion à l’Université de Paris en 1270, Paris, Vrin, 1970, p. 250-253.