1/ Agir et parler

Dans la tradition épique, la sagesse s’oppose habituellement à l’impétuosité non maîtrisée et à l’usage instinctif et irréfléchi d’une force brute. La prouesse en est le pendant et la fortitudo qui caractérise le Roland primitif est largement condamnable. Dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, une même critique de l’emportement hâtif se lit dans la Passion où la violence des bourreaux se distingue du discours mesuré et raisonné de Pilate. Ce n’est pas seulement le fondement idéologique que Nicolas de Vérone blâme dans l’action des Juifs qui crucifient le Christ, mais encore le choix de la méthode utilisée : la brutalité des coups est inefficace puisque Jésus ne répond pas aux questions qui lui sont posées alors que le prisonnier accepte de dialoguer avec Pilate dont la sapientia est couronnée de succès1825. De la même façon, la démonstration de force de Charlemagne est inopérante face à la résistance de Désirier et seul le discours de Roland permet à l’empereur de se rendre maître de Pampelune1826. Estout souligne cette efficacité de la parole de Roland lors de l’épisode de la prise de Toletele dans lequel le baron de Langles est sensible aux propos de son cousin et accepte finalement d’accueillir Charlemagne :

‘« Je ne vi onque meis preste ne cleregon
Che mieus seüst de vous dir a point suen sermon !
Or vous ferai ovrir sens plus demoreison »1827.’

Il n’est sans doute pas fortuit que Marsile refuse cet idéal de rationalisation et de prépondérance du discours par rapport à l’action. Quand Guron de Bretagne lui transmet le message de l’empereur, la Païen s’exclame :

‘« Bien me tient Çarlle a fol e a brichon,
Quand il me croit conquir pour vers ne pour sermon ! »1828

Ainsi, par quatre fois et dans des contextes fondamentalement distincts, le trouvère illustre le bien-fondé de l’utilisation du verbe pour l’obtention d’un résultat précis que seul peut contester un éternel ennemi.

C’est que l’œuvre de Nicolas de Vérone dénigre la force au profit d’une exaltation de la prudence. Paradoxalement, si le poète choisit de transcrire sous forme de chanson de geste une partie des Fet des Romains, le thème guerrier de la bataille de Pharsale ne sert que de prétexte à la présentation de héros nouveaux, réfléchis, attentifs aux conséquences de leurs actes comme sait l’être Pompée.

Le républicain aurait dû l’emporter sur son adversaire car ses troupes étaient numériquement supérieures et en pleine possession de leurs moyens, alors que les Césariens, privés de vivres, affaiblis, mangeaient du blé encore vert1829. Pourtant, à l’encontre de toute logique guerrière, le combat tourne à la défaveur de celui qui souhaitait une résolution pacifique du conflit. C’est le signe que l’héroïsme des personnages ne se définit pas par rapport à leur ardeur combattive. Du reste, l’épopée voit s’affronter deux conceptions de la guerre civile et deux visions du monde : César se bat et Pompée réfléchit, parlemente et débat. Le seul long discours prononcé par le vainqueur est la harangue qu’il adresse à ses guerriers avant le début de la bataille1830. En revanche, Pompée multiplie les prises de parole.

Or, l’homme d’action est désavoué et largement critiqué par le poète franco-italien alors que le héros défait est porté aux nues. La structure de l’œuvre met en évidence la prépondérance du verbe sur le geste. De part et d’autre du récit de la bataille proprement dite1831, les passages discursifs se multiplient et deviennent d’autant plus nombreux que l’action se ralentit, à la fin du poème. Avant que les deux armées ne s’affrontent, Cicéron et Pompée ont une controverse au sujet du bien-fondé de l’engagement militaire et, pendant 150 vers1832, chacun essaie de convaincre l’autre de son point de vue. La place de la parole s’accentue dans la dernière partie de l’œuvre où les discours sont légion : Pompée conseille l’opportunisme aux habitants de Larisse qui souhaitent lui rester fidèles1833, il reproche à Cornélie l’exubérance de sa douleur1834, il hésite à demander de l’aide au roi Ptolémée ou aux Turcs et en discute avec Lentulus1835, il s’exhorte à mourir dignement1836. De leur côté, Futin et Ancoreus débattent de l’attitude à adopter vis-à-vis de leur ancien seigneur1837 et Cornélie déplore son sort à plusieurs reprises1838. Entre le moment où Pompée quitte le champ de bataille1839 et l’explicit de l’œuvre1840, plus de la moitié des vers sont consacrés à des discours directs1841. Ainsi, il est possible de définir la Pharsale comme une épopée délibérative.

Notes
1825.

La Passion, v. 463-556.

1826.

La Prise de Pampelune, v. 227-333.

1827.

La Prise de Pampelune, v. 5092-5094.

1828.

La Prise de Pampelune, v. 3031-3032.

1829.

La Pharsale, v. 497-506.

1830.

La Pharsale, v. 695-796.

1831.

La Pharsale, v. 891-1865.

1832.

La Pharsale, v. 413-561.

1833.

La Pharsale, v. 2115-2132. La situation se répète avec le peuple de Mytilène, v. 2368-2402 et 2406-2441.

1834.

La Pharsale, v. 2265-2316.

1835.

La Pharsale, v. 2615-2682.

1836.

La Pharsale, v. 3014-3041.

1837.

La Pharsale, v. 2797-2887.

1838.

La Pharsale, v. 2322-2357, 3047-3052 et 3056-3077.

1839.

La Pharsale, v. 2085.

1840.

La Pharsale, v. 3166.

1841.

Soit un total de 526 vers de discours pour 1081 vers. Au sujet de la prédilection de Nicolas de Vérone pour le discours direct, voir F. di Ninni, « Tecniche di composizione nella Pharsale di Niccolò da Verona », art. cit., p. 117-122 et « Il discorso diretto nelle opere di Niccolò da Verona », art. cit., p. 263-294.