Dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, les joutes oratoires et l’art de bien parler sont particulièrement bien illustrés. A l’image du texte antique dont elle s’inspire, la Pharsale présente de nombreux passages rhétoriques, tels que les argumentations de Lentulus et de Futin, les nombreuses déplorations de Pompée ou le plaidoyer de Cicéron en faveur d’un assaut immédiat.
Aux yeux de Cicéron, le désir du peuple de se battre contre César est raisonnable. Le discours qu’il adresse à Pompée en ce sens est un modèle de rhétorique1842. Si le contenu est strictement identique à celui que l’on trouve dans les Fet des Romains 1843, la répartition du propos sur deux laisses permet une structuration de l’argumentation caractérisée par un mouvement du concret vers l’abstrait propre à la version rimée.
Dans la laisse XVII, l’orateur se met en scène dans son propre discours. Le vers d’intonation « entend a moi » fait apparaître un pronom tonique qui motive la rime. Toute la laisse est organisée autour de ce « moi ». Ainsi, les verbes de parole et de connaissance sont conjugués à la première personne : « buen consil qe te donray, ce croi », « sai bien, cum je conois et voi », « te diray tot ce qe dir te doy », « me mervoi »1844.
Dans ce premier temps de son argumentation, le rhéteur accorde une large place à la deixis, à ce qui se passe « or » et « ceste foi »1845 : le temps verbal utilisé est le présent, les verbes sont conjugués à la première personne du pluriel et César est directement nommé à quatre reprises1846. « Plus de cent somes là ou celor sont troi »1847, insiste Cicéron et cette donnée numérique concrète précise le cadre de la bataille souhaitée. L’idée générale est simple et le champ lexical du combat est largement développé : « guere », « qe Cesar seit or mis en esfroi », « vitoire », « tornoi », « lance, dard turqoi »1848.
Il en va tout autrement dans la laisse XVIII qui marque le passage à l’abstrait. L’orateur disparaît1849 et la parole se fait plus lyrique. De la sorte, l’apostrophe « O tu Pompiu » s’oppose au simple « Pompiu » du premier vers de Cicéron1850. Suivent deux interrogations rhétoriques composées chacune sous forme de distique :
‘« Ou est alee la force et le valorA ces questions s’ajoutent un peu plus loin la demande pressante : « Devons nous perdre ? »1852 et l’exclamation :
‘« Adonc tiens tu fable de jugleorLes modalités, qui traduisent implicitement la présence du locuteur dans son propos, donnent au texte une tonalité bien différente de ce qu’elle était au début.
A l’ouverture de la seconde laisse, les allusions à la situation précise dans laquelle se trouvent Pompée et ses hommes ont été remplacées par l’évocation du passé glorieux du héros : « ais eü tot çor », « t’ont feit », « ais conquis », « ne t’ont failli jamés », « t’avons esleü »1854. Le rythme ternaire s’impose, Cicéron énumère par exemple « la force et le valor / E la proece »1855. La tirade se conclut sur des formules généralisantes :
‘« Qi bien comance e por foble tenorCe déplacement rhétorique est le signe d’une modification de l’intérêt du combat. Il ne s’agit plus seulement de remporter la victoire, mais de répondre à un idéal, à une idée de soi. Les termes abstraits sont alors très nombreux dans cette deuxième partie : « force, valor », « proece », « tuen bien proprie, l’onor », « frans comun, desenor », « honir, folor », « francor », « li grand e li menor », « seçor », « vilté », « por le romein amor », « franchise, grand vigor », « le vaillant », « le meilor »1857.
Chez Nicolas de Vérone, le discours de Cicéron développe une même idée sur deux plans différents, l’un concret et l’autre abstrait : dans un premier temps, il est question du combat que Pompée doit livrer à César, puis de son enjeu, du respect que Pompée doit au peuple qu’il mène. Cette dynamique rhétorique, extrêmement efficace et totalement absente du texte source, semble suivre les préceptes du De Inventione, comme si Nicolas de Vérone combinait écriture épique et modèle de rhétorique. Or, à l’époque du trouvère franco-italien, l’art de formuler de beaux discours se fonde essentiellement sur l’étude de ce texte canonique et de la Rhétorique à Herennius 1858, faussement attribuée à Cicéron jusqu’au XVe siècle. Ces deux ouvrages sont les textes païens les plus copiés et les plus lus au Moyen Age.
En outre et à la différence de ce qui se passe en France, il circule en Italie, dès le XIVe siècle, des traductions d’ouvrages de rhétorique1859. Cette époque est également celle de la découverte de lettres de Cicéron, modèles pour de nombreux rhéteurs. Les pré-humanistes s’attachent à lire et à imiter les poètes et prosateurs classiques1860. Dans ce contexte, il est permis de se demander si le discours du Cicéron de la Pharsale, qui apparaît comme un modèle du genre, n’avait pas été rédigé par le poète indépendamment de sa chanson de geste, comme un simple exercice de style, une référence de rhétorique. Ainsi s’expliquerait peut-être la versification du passage en décasyllabe, cas unique dans l’œuvre de Nicolas de Vérone rédigée en alexandrins1861.
En revanche, la dynamique rhétorique du concret vers l’abstrait est très souvent représentée dans le poème antique franco-italien. Ainsi dans les laisses qui précèdent immédiatement le discours de Cicéron et qui décrivent l’impatience des guerriers de Pompée à se battre, il existe une opposition très nette entre les strophes XV et XVI, entre le discours direct et le discours indirect, entre le passé et le futur :
‘« Pompiu nous a seduit,A cette lamentation répond le projet : « Quand serons combatans », « serons Rome luitans », « pora fer », « Jamés a Rome ne verons nous enfans », « Si li serons de l’estor remembrans »1863. De la même façon, le souhait de mener « la bataille » est remplacé par une préoccupation plus directement républicaine1864 et en même temps que le désir des guerriers s’intensifie, la demande de combat est de plus en plus soutenue par un idéal. Ce n’est plus seulement pour se battre que les guerriers souhaitent engager la lutte, mais au nom de Rome. Une fois encore, l’intérêt s’est déplacé de la mêlée à son enjeu.
Nicolas de Vérone utilise un procédé d’abstraction similaire pour la rédaction du lamento de Pompée. Dans un premier temps, le Romain se reproche de n’être pas maître de ses hommes : il croyait les guider et se rend compte que ce sont eux qui le mènent1865. Mais dans la laisse suivante, et en particulier à partir du vers 546, le propos dénonce l’absurdité de toute guerre civile et déplore le mal engendré par un tel conflit. Le locuteur « je » devient « nous »1866 et le poète utilise des formules généralisantes, des indéfinis ou des impersonnels : « nul home », « quand il vera le pere », « l’un frer enver l’autre »1867. Le vocabulaire abstrait devient majoritaire : « çoie », « dolant », « blasmant », « honor », « fobles, ceitis », « pur ce que nous a tornastes tretuit a saovemant », « cum honor, cum victoire, liés e gais e çoiant »1868. Entre les deux laisses, un déplacement s’est donc opéré vers une problématique d’ordre ontologique. Pompée ne déplore plus de ne pas affirmer son autorité, il regrette le problème moral que pose toute lutte fratricide. Il ne s’apitoie plus sur son propre sort mais sait en tirer un exemple plus général.
Les discours militaires n’échappent pas à ce mouvement vers une rationalisation abstraite. La harangue de César à ses guerriers évoque ainsi successivement des données concrètes et une vision beaucoup plus lyrique du combat. Le premier temps du discours est celui de la deixis et des certitudes : « cist mons », « cist zorn », « ci sont assemblé », « ja », « de verté le savons », « qar bien le conoisons » 1869. Les tournures de phrases sont positives et les futurs et présents de l’indicatif y sont nombreux : « demotrera », « recobrerons », « sera », « quand aurons vencu », « sont asemblé », « entand », « cont », « font », « vont »1870. En outre, César évoque souvent directement Rome1871. Dans la laisse XXVII en revanche, César donne son avis personnel et apparaissent alors verbes de perception, subjonctifs et conditionnels : « Ne soiés pas dotans », « il m’est avis que je voie », « pensé se perdomes », « ze voudroie […] qe fust »1872. Les généralités et termes indéterminés se multiplient : « batailles de France e des autres asé », « nul de vous », « des homes esparagné / Por le temps trepassé », « tretous »1873. Enfin, le doute transparaît aussi bien par l’intermédiaire du lexique lui-même (« dotans », « dotance »1874) que par le recours fréquent à la tournure négative1875. Dans la Pharsale de Nicolas de Vérone, César, bien que critiqué, maîtrise parfaitement la rhétorique, cette discipline reine des arts du langage, couronnement d’une éducation libérale. C’est le propre d’un homme cultivé et le personnage n’est en que plus condamnable parce qu’il ne pèche pas par ignorance.
En effet, du point de vue de la forme, le discours de Pompée à ses hommes ressemble à celui de son adversaire. Comme lui, le chef insiste d’abord sur la situation précise du combat : « Veés », « a le derean stor somes », « ce est », « cist zorn »1876. L’impératif, le présent de l’indicatif et le démonstratif inscrivent la parole dans le contexte de l’action alors que le contenu de la laisse suivante est différent, beaucoup plus imagé, comme dans le cas des encouragements de César. Pour Pompée, il ne s’agit plus de convaincre que le temps est venu de combattre mais de rappeler le rôle des Dieux, aussi bien dans le passé1877 que dans le combat à venir1878. Les vers 847-861 sont une vision in absentia de Rome, de ses matrones et de ses vieillards, toute teintée de lyrisme, et la fin de la laisse répète les enjeux du combat : honneur et franchise 1879. A partir d’un thème identique, celui du combat, César et Pompée construisent donc leur exhortation à prendre les armes d’une façon comparable puisque l’évocation de l’engagement armé est suivie d’une abstraction qui vient rationaliser le propos.
De la sorte, le passage du concret à l’abstrait, signe d’une capacité de réflexion et de mise en perspective, est très souvent manifeste dans la Pharsale, aussi bien dans des morceaux discursifs que narratifs1880.
La Pharsale, v. 413-483.
Les Fet des Romains, p. 506, l. 10-p. 507, l. 9. Cicéron explique à Pompée que ses guerriers sont impatients de se battre, qu’ils le méprisent, et qu’il doit se souvenir de sa gloire et de son honneur passés. Il est à la tête du peuple pour le guider et il lui faut souffrir ce que fortune requiert. S’il ne se bat pas, ses hommes prendront les armes malgré lui.
La Pharsale, respectivement v. 414, 417, 421 et 436.
La Pharsale, respectivement v. 427 et 426.
La Pharsale, v. 419, 427, 431 et 439.
La Pharsale, v. 434.
La Pharsale, respectivement v. 420, 427, 430, 431 et 437.
A l’exception de la requête ultime : « te pri », v. 475.
La Pharsale, respectivement v. 441 et 413.
La Pharsale, v. 442-445.
La Pharsale, v. 461.
La Pharsale, v. 451-452.
La Pharsale, respectivement v. 443, 445, 446, 448 et 455.
La Pharsale, v. 442-443. Voir également les v. 447 et 470-472 : « Egipt, Espagne e des autres plusor », « Eis de touz nous condutor / E a toy sun li grand e li menor / E tu nous tient ci ».
La Pharsale, v. 479-483.
La Pharsale, respectivement v. 442, 443, 456, 457, 459, 460, 471, 472, 474, 475, 477, 481 et 483.
De ratione dicendi ad C. Herennium (Rhétorique à Herennius), éd. G. Achard, Paris, Belles Lettres, 1989.
Voir à ce sujet J. Monfrin, « Humanisme et traduction au Moyen Age », art. cit., p. 242.
Voir à ce sujet G. Billanovich, « L’humanisme médiéval et les bibliothèques des humanistes italiens au XIVe siècle », art. cit., p. 196 et « La bibliothèque de Pétrarque », art. cit., p. 210.
De la même façon, dans la Prise de Pampelune, la lettre de Charlemagne à Marsile que porte Guron de Bretagne est rédigée en octosyllabes (v. 2970-3028) comme si Nicolas de Vérone voulait marquer précisément le changement de situation d’énonciation. De la sorte, le discours de Cicéron peut être considéré comme un morceau indépendant de la narration des événements de la Pharsale.
La Pharsale, v. 371-374.
La Pharsale, respectivement v. 380, 384, 385, 389 et 391.
La Pharsale,v. 384, 386, 389 et 401.
La Pharsale, v. 486-518.
La Pharsale,v. 546, 547, 548, 550, 551, 552 et 553 : « aurons / vencons, remarons / aurons / serons / nos / nos somes / seromes ».
La Pharsale, v. 554, 555 et 556.
La Pharsale,v. 546 et 554, 547, 549, 550, 551, 560 et 561.
La Pharsale, v. 695, 708, 724, 727, 728 et 751.
La Pharsale,v. 708, 722, 738, 748, 724, 725, 726, 727, 728 et 736.
La Pharsale, v. 695, 699, 700, 701 et 720.
La Pharsale,v. 752, 760, 771 et 783.
La Pharsale, v. 754, 755, 784-785 et 794.
La Pharsale, v. 752 et 759.
La Pharsale, v. 752, 755, 756, 759, 765, 767, 781 et 794 : « ne … pas », « n’i a nul », « ne saüse », « n’ay mie », « ne vi onques mes », « n’est un camps », « non fués », « n’i auroit, ni soit nulle ».
La Pharsale, v. 825, 827, 828 et 831.
La Pharsale, v. 840-843.
La Pharsale, v. 834-839.
La Pharsale, v. 865-874.
Voir par exemple, en plus des exemples étudiés, les laisses XXXVII‑XXXVIII, XXXIX‑XL qui relatent respectivement le combat de Lentulus et le mécanisme des vengeances individuelles lors de la mêlée générale.