C’est que les héros franco-italiens, à l’image du Roland de l’Entrée d’Espagne, savent s’accorder le temps de la réflexion1881. Avant de prendre une décision, ils considèrent les différents tenants et aboutissants des possibilités qui s’offrent à eux et examinent longuement les contraires, aussi bien dans la Pharsale que dans la Prise de Pampelune.
A ce titre, la préparation de la prise d’Astorgat est exemplaire. Ganelon propose de retarder le moment de lancer l’assaut car l’armée française n’est pas en pleine possession de ses moyens1882. La position que Roland expose par la suite est en parfait contraste avec celle de son parâtre puisque le neveu de Charlemagne conseille d’attaquer au plus vite.
Le discours qu’il adresse alors à son oncle a un double objectif. Le héros cherche à prouver que l’idée de Ganelon est fausse et à pousser l’empereur à ordonner, ou permettre, l’engagement des hostilités :
‘« Droit emperier », dist il, « par Dieu de maistié,L’étude de cette tirade révèle la détermination et la capacité de réflexion de Roland. Pour lui, il s’agit de convaincre Charlemagne que l’attente serait une erreur. En bon stratège, il commence par adhérer, du moins en apparence, au conseil de Ganelon. A cette concession des vers 5954-5961 succède une réfutation de l’argumentation adverse (« mais… », v. 5962-5967) et enfin la présentation d’une nouvelle thèse personnelle, appuyée par des arguments et des exemples (v. 5967-5985). La stratégie militaire proprement dite est donc étayée par une très solide stratégie argumentative et Roland, aussi bon rhétoricien que guerrier, manie avec autant d’aisance le verbe et l’épée.
Fort habilement, il donne d’abord raison à Ganelon qui a « mout buen consil donié », a « demotrié » ce qu’il avançait et avait raison : « e ce est veritié »1884. Ces trois expressions, qui se font écho à la rime, insistent sur le bien-fondé de l’argumentation adverse, de même que le « car » du vers 5957 ou le « ond » à l’attaque du vers 5961 montrent sa logique. Ce dernier connecteur amène une conclusion qu’on ne peut contester. L’enjeu du débat est bien le jour de l’attaque à mener contre la ville d’Astorgat comme le prouve l’enjambement des vers 5957-5958 : « combatre cestre metre citié / Demain ». L’adverbe temporel est sur-accentué en rejet au début du vers comme pour bien signifier que c’est sur ce point-là que les deux thèses vont diverger. Le point de vue de Ganelon est étayé de faits concrets, objectifs et incontestables1885, que Roland reconnaît d’ailleurs comme tels, mais la présence à deux reprises d’un mode de l’irréel dans cette concession tient l’auditeur en alerte. Le neveu de Charlemagne ne semble pas vraiment adhérer à l’idée opposée : « Se ainsi adevenist com il a devisié »1886. Ce subjonctif imparfait montre que Ganelon a raison, mais dans le cadre d’une hypothèse seulement (« se »). De même, le conditionnel du vers 5961 « vous porisiés perdre de mieus de vous berné » insiste sur l’incertitude du fait : il ne s’agit que d’une possibilité. Ainsi, dès la concession, Roland prépare la réfutation.
De fait, le « mais » à l’attaque du vers 5962 ne surprend guère. Le tort de Ganelon est d’avoir oublié un élément qu’il n’a « mie […] remembré », et ces deux termes sont accentués, l’un à la césure, l’autre à la rime. C’est ce fait objectif (en témoigne le passé composé accompli, incontestable) qui permet à l’argumentation de se développer, par l’intermédiaire de deux coordinations : « Ne cuidons […] » et « e che »1887. Ces vers 5964-5967, sous forme d’interro-négative, présentent les conséquences de l’envoi d’Estorgant à Marsile : non seulement le roi païen sera mis au courant de la difficulté où se trouve la ville assiégée1888, mais encore il enverra immédiatement des renforts, des « giant à cival e à pié »1889 pour venir en aide à la cité éprouvée. Ce soutien est doublement mis en valeur par le premier hémistiche du vers 5967, qui vient, par une hyperbate stylistique, conclure la question rhétorique et, par un enjambement à la rime, compléter le vers précédent : « Ne li don de sa giant […] / Par secorre sa terre ? ». Autrement dit, Roland présente ici les bénéfices que pourrait tirer le camp païen d’une attaque différée.
Cependant, il rejette cette éventualité en donnant immédiatement son avis personnel, et ce, sans ménager la moindre pause rythmique puisque la proposition du héros est formulée dans le même vers : « Mes je sui pourpensié / De combatre la vile avant qu’il soit tournié »1890. Ce qui est au cœur du débat ici, ce n’est plus le jour de l’attaque comme au vers 5958 (« demain »), mais bien l’attaque elle-même ; le premier hémistiche du vers, en enjambement par rapport au participe « pourpensié », en est révélateur.
Telle est donc la thèse de Roland : « combatre la vile avant qu’il soit tournié », c’est le centre de l’argumentation, et centre rythmique également puisque ce vers 5968 est au milieu exact de la tirade du champion. Les éléments qui suivent cette déclaration d’intention sont raisonnés, chiffrés. Roland fournit à Charlemagne des indications précises quant à la durée (« doze jors ») mais globales, superlatives quant à la quantité de renforts que Marsile pourrait envoyer, comme pour bien montrer que dénombrer la « giant » adverse serait impossible et donc que l’attente est une erreur. En fait, il retourne l’argument de Ganelon, « nous sommes trop faibles » en « ils seront trop forts », il y aura « de giant […] grand plentié »1891. Le parallélisme est parfait entre les deux points de vue, la coordination « belfroi ne engin drezé » du vers 5959 qui insistait sur la faiblesse de l’armée chrétienne par l’intermédiaire également de la forme négative, devient ici positive : « le mur e le fosié »1892. Ces derniers apparaissent comme autant d’éléments de la cité renforcée, fortifiée : une fois les hommes de Marsile arrivés, la « ville » serait imprenable, même le « mur » ou le « fossé » demeureraient inaccessibles, « ond ne vieul atendre » conclut tout naturellement le stratège au vers 5973, avant de réaffirmer : « demain […] / Combatray je la ville »1893.
A la différence de ce qui se passait dans l’argumentation de Ganelon, ce n’est plus le jour de l’attaque qui est mis en relief par l’enjambement, mais bien le combat lui-même, selon le même procédé qu’au vers 5968. L’argument suivant de Roland s’adresse au chef de l’armée : Charlemagne n’a aucune perte à redouter dans cette entreprise, « ne prince ne amirié »1894, puisque son neveu prend l’entière responsabilité de l’opération. A ce titre, la construction de la coordination est révélatrice car elle utilise par deux fois la conjonction « ne » alors que la construction « prince ne amirié » eût été possible1895. Mais Roland souligne l’absence totale de risque qu’il y a pour Charlemagne à le laisser mener l’assaut. Il ne reste plus au champion qu’à évaluer les besoins (« chatre mil arciers », « vint mil soudoiers »1896), souligner de nouveau qu’il s’agit de son bataillon personnel1897 et garantir un succès « avant tiers jors pasé »1898.
La stratégie argumentative de Roland est donc très efficace puisque sans jamais quitter le champ lexical de la guerre (« belfroi », « engin », « giant a cival », « a pié », « asaut », « arciers », « soudoiers », « esprovier la ville ») elle permet de passer de l’anaphore de « combatre ceste metre citié », « combatre la vile », « combatre la vile », « combatre le mur et le fosié »1899 à l’affirmation « Combatray je la ville » à l’ouverture du vers 5975. De la sorte, l’infinitif, mode virtuel, cède la place au futur simple qui actualise le procès de façon incontestable. Peu à peu, le combat s’affirme comme une évidence. Mais il était important que l’attaque guerrière fût précédée d’une délibération. Dans l’Entrée d’Espagne déjà, lors de la controverse l’opposant à Feragu, Roland était capable de présenter des arguments religieux d’une certaine force. Cependant, ils n’étaient pas assez convaincants pour soumettre le païen et le héros français regrettait de ne parvenir à ses fins par la parole et d’avoir à tuer le géant1900. A l’inverse, dans la Prise de Pampelune, la démonstration du héros ne souffre plus la contradiction.
L’avis de Roland diverge de celui de Ganelon et c’est la preuve qu’à ce point de l’œuvre, il y a deux « possibles narratifs » envisageables : le combat immédiat ou l’attente. Pour Nicolas de Vérone, les présenter tous deux, et insister sur les motivations de chacun des deux chevaliers, c’est inscrire les personnages dans une logique de la raison et de la réflexion. C’est également se plier aux exigences de la prudence qui veut que l’on examine les contraires avant de prendre une décision et le cas n’est pas isolé dans l’œuvre du poète franco-italien. Maozeris fait appel à la même vertu morale avant de décider s’il doit ou non tuer son fils1901 et le discernement dont il fait preuve l’inscrit dans le cadre nouveau d’un genre épique raisonné.
La systématisation de la réflexion avant toute prise de décision importante est un trait caractéristique de la Pharsale où nombre de personnages sont amenés à délibérer avant de s’engager dans une voie particulière. Les avis de Futin et Ancoreus sont aux antipodes l’un de l’autre au sujet de l’attitude à adopter envers Pompée vaincu, puisqu’à l’opportunisme calculateur du premier s’oppose la loyauté du second1902. De la même façon, Pompée hésite longuement avant d’élire l’Egypte comme terre d’exil. Le long débat qui le confronte à Lentulus est révélateur d’une certaine stratégie de la réfutation.
Celui qui vient d’être défait en Thessalie s’interroge pour savoir à qui demander de l’aide : à Ptolémée ou aux Turcs ? Son discours vise alors essentiellement à rejeter la première hypothèse et ses propos sont majoritairement exprimés à la forme négative :
‘« En le roy Tolomeu, ch’est d’Egipte saisi,En réponse à l’idée de Pompée de s’en remettre aux Turc, Lentulus n’agit pas autrement et son raisonnement est plus un plaidoyer contre l’avis du chef armé qu’une véritable proposition motivée. Le dénigrement du peuple étranger occupe une cinquantaine de vers1904 et envisage successivement son opposition viscérale à Rome, la faiblesse de son armée et sa polygamie, qui apparaissent comme autant d’arguments pour ne pas lui accorder confiance. A l’inverse, la proposition de se rendre en Egypte se résume en quatre vers, plus injonctifs que véritablement délibératifs1905. Son conseil sera fatal au chef romain mais le personnage n’en a pas conscience. Lentulus fait alors figure de mauvais conseiller par ignorance. Selon la classification établie par Dante, il s’oppose ainsi aux mauvais conseillers par malice, tel Futin, qui savent que leur avis est néfaste1906. Persuadé du bien-fondé des arguments qu’il développe, Lentulus s’illustre comme une voix de la prudence.
Les personnages sont fort habiles à apprécier les contraires et savent procéder à des examens rigoureux des différentes possibilités qui s’offrent à eux. En contexte guerrier, le combat ne s’impose pas de lui-même et n’est plus, comme dans la chanson de geste traditionnelle, le prétexte, l’occasion qui permet aux guerriers de faire montre de leur prouesse. « Rollant est proz e Oliver est sage » dit le Roland d’Oxford1907, et cet adage précède le moment où le neveu de Charlemagne se lance à corps perdu dans la lutte en refusant de sonner du cor. Nicolas de Vérone conserve cette volonté de Roland de combattre immédiatement, sans attendre un quelconque renfort, mais il justifie cet empressement, qui s’apparente alors à une stratégie. Le héros y gagne une sagesse supplémentaire, et le combat, ainsi approuvé, devient organisé.
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Le Trecento italien pendant lequel Nicolas de Vérone écrit ses textes favorise une certaine tendance au discours rhétorique : c’est l’époque où l’on découvre et traduit des lettres de Cicéron et l’Italie est habituée, depuis les affrontements entre l’Empire et la papauté, à des controverses et débats divers1908. Les héros de Nicolas de Vérone sont capables de s’en remettre à leur raison parce qu’ils ont acquis des compétences certaines d’abstraction et savent s’extraire de la réalité concrète pour mettre en forme des idées et des réflexions.
Le processus intellectuel dominant est celui qui part du concret pour aller vers une abstraction maximale. De même que la parole remplace le geste, le discours s’émancipe de la deixis et se caractérise par une rationalisation poussée à l’extrême.
D’une façon plus globale, le débat et la réflexion avant toute prise de décision deviennent primordiaux et une certaine idée de la morale s’impose dans l’œuvre de Nicolas de Vérone. La reconquête en elle-même - et le fait est singulier - intéresse somme toute assez peu l’auteur d’une chanson pourtant carolingienne, de même que le récit de la bataille de Pharsale proprement dite est loin d’être le plus important dans l’épopée antique du Véronais. Dans ces textes du XIVe siècle, l’analyse des points de vue antagonistes l’emporte sur l’intuition et le sentiment premier des personnages.
Voir à ce sujet J.‑C. Vallecalle, « Roland est sage », art. cit., p. 73-74.
La Prise de Pampelune, v. 5923-5949.
La Prise de Pampelune, v. 5954-5985.
La Prise de Pampelune, v. 5955, 5958 et 5960.
La Prise de Pampelune, v. 5959 : « nous n’avons ancour belfroi ne engin drezé ».
La Prise de Pampelune, v. 5956.
La Prise de Pampelune, v. 5964 et 5965.
La Prise de Pampelune, v. 5964 : « cist feit » lui sera « noncié ».
La Prise de Pampelune, v. 5966.
La Prise de Pampelune, v. 5967-5968.
La Prise de Pampelune, v. 5970.
La Prise de Pampelune, v. 5971.
La Prise de Pampelune, v. 5974-5975.
La Prise de Pampelune, v. 5976.
En témoigne la forme « belfroi ne engin » du v. 5959.
La Prise de Pampelune, v. 5978 et 5980.
La Prise de Pampelune, v. 5980 : « que sont souz ma poesté ».
La Prise de Pampelune, v. 5983.
La Prise de Pampelune, v. 5956, 5960, 5968 et 5975.
L’Entrée d'Espagne, v. 4039 : « Je toi disfi, ni ai plus soing de pleider ». Cet échec de la parole est d’autant plus retentissant que le géant avait reconnu en Roland un très bon prédicateur malgré sa « jovente » : « tant sais bien predichier », v. 3880.
La Prise de Pampelune, v. 694-733.
La Pharsale, v. 2797-2823.
La Pharsale, v. 2650-2659.
La Pharsale, v. 2707-2758.
La Pharsale, v. 2759-2762 : « Mais alons en Egipt, ch’est des terres la graine
E porte fruit sans pluvie, qar le Nile o resaine.
Le roy li est por toy e por toy se demaine,
Qar tu l’encoronas de sa terre anciaine. »
Dante opère cette distinction dans la huitième bolge du huitième cercle de l’Enfer : les mauvais conseillers par ignorance sont condamnés moins durement que les mauvais conseillers par malice. Voir l’Inferno, XXVI et XXVII consacrés respectivement à Ulysse et à Guido da Montefeltro.
La Chanson de Roland, v. 1093
En effet, les premiers traités de rhétorique médiévaux sont des traités d’épistolographie, ou artes dictaminis tel le Rethorimachia d’Anselme de Besate. A l’origine, ces textes sont issus de milieux proches de la papauté réformatrice. Ainsi, dans l’abbaye de mont Cassin, vers 1087, le moine Albéric intègre à sa rhétorique générale un livre entier sur le dictamen. Parallèlement, l’Université de Bologne produit dix artes dictandi entre 1110 et 1150. Voir à ce sujet M. Camargo, Ars dictaminis. Ars dictandi, Turnhout, Brepols, coll. Typologie des sources du Moyen Age occidental, n° 60, 1991, p. 30-39.