Conclusion

Une certaine vision de la prudence, héritée des vertus romaines, s’impose dans l’œuvre de Nicolas de Vérone. Ainsi, l’impétuosité belliqueuse des personnages est modérée par une recherche d’économie des vies humaines qui n’a que peu de points communs avec la prise de conscience tardive du péché d’avoir tué que l’on trouve dans les textes de croisade. De la sorte, la fortitudo s’accompagne systématiquement, que les personnages soient chrétiens ou païens, d’une sapientia qui pousse à préférer le bien au mal et la négociation au bain de sang. Par leur « sens de l’humain » et leur souci de « bien faire l’homme », leur désir d’éviter tout ce qui pourrait détruire l’intensité et l’originalité de la vie, les héros se définissent comme des humanistes1909.

Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, ils sont amenés à faire usage de leur raison, entendue dans le sens d’une faculté de l’âme qui distingue l’homme de l’animal, pour mettre en œuvre ce fondement moral pacifique. Les différentes qualités intellectuelles qui tracent les contours de l’homme idéal tel qu’il se définit au XIVe siècle, dans la littérature franco-italienne en général et dans l’œuvre de Nicolas de Vérone en particulier, permettent d’approcher une certaine idée de la sagesse sensiblement distincte de ce qu’elle était dans les légendes françaises. Entièrement tournée vers l’action, elle s’applique à permettre une attitude louable. Aux yeux du trouvère franco-italien, les discours sont plus importants que les combats parce que l’épopée selon Nicolas de Vérone est bien autre chose que le simple récit de hauts faits. En ce sens, elle semble antithétique de la fortitudo épique et cela n’est pas sans incidence sur l’idéal héroïque mis en scène par le trouvère courtisan.

La geste s’inscrit dans une nouvelle vision du monde, propre à l’époque tardive de rédaction des textes et à l’influence des écrits didactiques et moraux. A plusieurs reprises, les poèmes franco-italiens deviennent prétextes à la mise en évidence du besoin de prudence. Caractérisée par une prise en considération du passé et du futur, une rationalisation maximale et un examen minutieux des contraires, la prudence apparaît comme toute manifestation de l’esprit et de la réflexion qui évite une réaction trop spontanée ou dépourvue d’analyse préalable.

Ainsi, quatre catégories principales permettent de définir et d’illustrer le concept tel qu’il est envisagé dans l’œuvre de Nicolas de Vérone. Il ne saurait être question de limiter la prudence à sa définition romaine ou à un synonyme d’une certaine philanthropie, pourtant incontestable. En effet, le refus de la guerre, motivé par un sentiment inné de moralité, s’accompagne d’un avènement de l’empirisme, et d’une forme nouvelle de projection dans l’avenir. Or, ces différentes catégories correspondent précisément à celles qui se dégagent du Trattato di virtù e vizi de B. Giamboni. Pour le moraliste italien, la prudence est la première vertu, de laquelle naissent buona memoria, buon conoscimento, buon provedimento, buon esaminamento et buona elezione 1910. Ces termes traduisent ceux du Tresor de Brunet Latin :

‘Donques est prudence celui abit par qui on puet consillier a veraie raison entor les bonnes et les mauvaises choses de l’home […]. Prudence amesure les commencemens et la fin et l’issue des choses […]. Prudence conferme les choses et les fet bones et les amaine a justice […]. Ensi la prudence nous ensegne fere ce ke covenable est en cele maniere k’il covient1911.’

Tirer des enseignements du passé, imiter ce qui était bien, délaisser ce qui était mal, adapter le passé au présent, connaître intuitivement le bien, imaginer les choses et faire ce qu’il y a de mieux, se projeter dans l’avenir, voir les tenants et aboutissants de ses actions dans le futur, examiner les contraires pour trouver la bonne voie et enfin choisir le bien, sans se contenter de le connaître, sont autant d’impératifs moraux que l’œuvre de Nicolas de Vérone illustre à travers la présentation de personnages multiples et contrastés.

Aucun héros ne peut se prévaloir de posséder toutes les vertus morales et d’apparaître ainsi comme un exemple irréprochable. En revanche, chacun illustre tel ou tel aspect de la prudence, qui la réserve, qui la retenue, qui le discernement. « Habens unam virtutem habet omnes »1912… C’est précisément dans le partage de ces qualités que l’héroïsme épique devient accessible à des personnages à qui il était jusqu’alors interdit : Ganelon et Pilate en sont de bons exemples.

Notes
1909.

Voir à ce sujet A. Forest, « La tradition humaniste et la pensée médiévale », art. cit., p. 40.

1910.

B. Giamboni, Il Libro dei vizì e delle virtudi e il trattato di virtù e vizi, V, p. 126. L’analyse de ces cinq facultés est développée dans les chapitres V à X, p. 126-131.

1911.

B. Latin, Li Livres dou Tresor, livre 2, XXXI : « Les œvres de l’ame », § 2, 5, 6 et 7, p. 201-202.

1912.

J. Hamesse, Les Auctoritates Aristotelis, op. cit., sentence n° 120, p. 241.