Conclusion de la deuxième partie

Dire de l’œuvre de Nicolas de Vérone que c’est un humanisme revient à attribuer au poète franco-italien nombre de caractéristiques propres à l’univers culturel dans lequel il évolue. C’est reconnaître tout d’abord que l’utilisation qu’il fait des Fet des Romains a une double motivation : convenir du prestige de la langue française et en même temps revenir à la source latine en ce que la Pharsale franco-italienne est plus proche de l’esprit du texte de Lucain que de celui de la compilation mise en vers. Cette attitude intellectuelle est nouvelle dans l’histoire de la pensée et l’humanisme se définit alors comme la conquête progressive de la connaissance de l’Antiquité classique1913.

Mais la notion même d’humanisme ne se borne pas à cette utilisation de sources anciennes. Comme le dit avec raison E. Gilson :

‘L’humanisme, c’est à la fois le culte de l’Antiquité grecque et romaine, le sentiment de la valeur et de la beauté de la forme prise en elle-même, c’est enfin le sentiment correspondant de la valeur, de la dignité de la nature de l’homme comme tels1914.’

Les personnages de Nicolas de Vérone évoluent au cœur d’un univers exclusivement terrestre. L’idéal que prône le trouvère dans son œuvre est celui d’une connaissance de soi. De la sorte, les héros semblent plus romanesques qu’épiques et leur épaisseur psychologique vient en grande partie de l’importance qu’ils accordent à l’introspection.

Ce n’est pas que l’auteur fasse preuve d’une réelle volonté de rupture par rapport aux modèles qu’il utilise et admire, mais l’épanouissement idéal qu’il peint implique désormais le respect de sa nature humaine parce que la vision du monde épique a changé. Il ne s’agit plus d’un univers organisé verticalement au sein duquel l’homme occupe une place médiane, intermédiaire entre l’infra-humain, représenté par la destruction des corps, et le sur-humain réservé à la sainteté et à la divinité. Dans les textes de Nicolas de Vérone, le monde est horizontal et l’homme en est le centre, sans doute par souci de rattacher les figures exemplaires au juste milieu que constitue le Popolo auquel l’auteur s’adresse. L’intérêt tout entier est porté sur l’homme et le regard se focalise vers le plus intime et le plus personnel.

De la sorte, dans la Prise de Pampelune, l’attention se déplace de l’exploit collectif de la Reconquête espagnole vers la déploration personnelle de Maozeris obligé de choisir entre son fils et sa patrie. L’on oublie assez aisément les détails de la reprise des différentes villes par l’armée française mais l’on se souvient de la figure tout à fait singulière du roi païen qui pleure la perte de sa cité et de son enfant.

Le héros se conçoit toujours comme un guerrier valeureux et un chevalier preux mais il a désormais conscience de lui-même1915 et l’exercice qu’il fait de sa force est influencé par des impératifs jusqu’alors inconnus. L’idéal humain tel que le conçoit le poète franco-italien est fait de rapports cordiaux entre les individus. En ce sens, les aspirations des protagonistes diffèrent de celles des textes plus anciens : ils espèrent désormais mieux vivre ensemble.

Dans chacun des trois poèmes du corpus, un personnage tente de sauver un ou plusieurs autres hommes de la mort : Maozeris, dans la Prise de Pampelune, hésite à sacrifier son fils, Pompée refuse une guerre sanguinaire entre parents et Pilate essaie, dans la Passion, de ne pas condamner Jésus. Or, Pompée, Maozeris et Pilate sont tous trois païens et destinés à le rester. Pourtant, chez eux, le respect de la vie terrestre d’autrui est devenu prépondérant. Chacun affronte un dilemme qui oppose intérêt individuel et intérêt collectif : si Maozeris privilégie sa personne, Pompée et Pilate s’en remettent aux avis de la majorité.

Ainsi, se dessine une hiérarchie des héroïsmes dont Maozeris, largement condamné dans la Prise de Pampelune, représente le premier niveau. Son idéal humain est moins développé que celui de Pilate, parce qu’il fait le mauvais choix. Le gouverneur romain, quant à lui, par opposition à Hérode qui essaie de faire mourir Jésus et n’y parvient pas, tente de sauver le Christ et le condamne. Seul Pompée demeure admirable en ce qu’il se sacrifie d’abord pour plaire à ses hommes puis pour leur épargner le trépas, tout en cherchant à réduire ses adversaires sans les mettre à mort.

C’est que la pensée humaniste, caractérisée par l'amour du peuple, le pacifisme, l'esprit œcuménique et la volonté d'équilibre entre les pouvoirs, est également amenée à tenter d'influer sur les décisions politiques. S’inspirant des idées de Marsile de Padoue, selon lesquelles tout pouvoir provient des hommes et non de Dieu, les textes de Nicolas de Vérone décrivent un monde d’une profonde modernité où le modèle romain de la république et des libertés est adapté à l’esprit épique. Tout comme dans l’humanisme civique, la tradition républicaine perpétuée par Nicolas de Vérone fait l’apologie de Pompée et la louange des libres communes italiennes. La dédicace à un seigneur indépendant est le signe d’un fort désir d’autonomie. L’insistance du poète sur la nécessité d’une élection est caractéristique de la foi en la force de la vox populi.

L’œuvre de Nicolas de Vérone véhicule donc un projet politique fort où les hommes, définis comme autant d’individus différents, établissent un pacte social pour vivre en commun. L’idéal moral qui sous-tend ces théories gouvernementales place la prudence au premier plan.

Incarnée par Pompée, la vertu romaine telle que le poète franco-italien la présente est proche de celle des ouvrages didactiques médiévaux. Elle ne se limite pas à un sentiment philanthropique mais inclut la réflexion et la délibération pour mener à bien ses actions. Manifestation de la raison, elle est ainsi le propre d’un homme nouveau, aux qualités potentiellement illimitées.

Ainsi, les chansons de Nicolas de Vérone reflètent des conceptions pré-humanistes en vogue à son époque, définies comme toute pensée qui met au premier plan de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l'homme et qui dénonce ce qui l'asservit ou le dégrade. L’inspiration aristotélicienne du poète franco-italien se combine avec une certaine approche de la philosophie antique, proche du stoïcisme de Lucain.

Notes
1913.

J. Frappier, « Remarques sur la peinture de la vie des héros antiques dans la littérature française du XIIe et XIIIe siècle », art. cit., p. 53.

1914.

E. Gilson, « L’humanisme médiéval et la Renaissance », art. cit., p. 175.

1915.

H.R. Jauss, L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XII e au XIV e s., op. cit., p. 52.