1/ Prendre conscience de son impuissance

On a vu de quelle façon l’œuvre de Nicolas de Vérone reflète des conceptions idéologiques et morales propres à l’Italie seigneuriale en accordant, par exemple, une place majeure à la prudence envisagée non seulement dans ses aspects romains les plus conventionnels mais aussi dans une acception proprement humaniste. C’est que les valeurs du Trecento imprègnent notablement l’univers héroïque. Forts d’une capacité nouvelle à maîtriser leur ardeur, les protagonistes savent désormais reconnaître leur impuissance.

Pompée incarne la prudence romaine et fait preuve d’une grande humilité lorsqu’il admet qu’il ne pourra l’emporter face à son adversaire et décide de quitter le combat. Cette vertu se retrouve, et c’est plus surprenant, chez Roland. Au début de la Prise de Pampelune, le neveu de Charlemagne tente de rattraper Maozeris qui s’est enfui pendant la nuit, mais Ysorié lui explique qu’il sera impossible de retrouver son père, tant il connaît bien l’Espagne1943. La première réaction du chevalier français est émotionnellement intense, mais la colère est immédiatement suivie d’un aveu d’impuissance et d’une acceptation de cette impuissance :

‘« Ami », ce dist Rolland, « je en suis mout irascu
Or retorniéns arier, car je nen pois fer plu »1944.’

Roland est désormais suffisamment modéré pour reconnaître les limites de ses capacités et pour rebrousser chemin. La situation est strictement comparable lors du dernier combat où apparaît Maozeris. Une nouvelle fois, le roi païen s’enfonce dans les bois et sa familiarité avec le territoire espagnol lui donne une évidente supériorité sur Roland :

‘Quand Rolland vit q’il fu da lu si esvanoïs,
Arier s’en retourna : da dieu l’oit maleïs1945.’

L’ardeur guerrière du héros apparaît à présent tempérée par un idéal de modestie dont le fer de lance de l’armée française était incapable dans la tradition. Pour Nicolas de Vérone, montrer Roland « retorni[er] arier » c’est faire le choix d’un héroïsme de l’humilité.

A ce titre, le champion sollicite l’aide et les conseils d’Ysorié. Reconnaissant en lui une âme noble, il lui fait totalement confiance et souhaite que le converti, en homme avisé, guide l’armée en quête de ravitaillement1946. Cette demande spontanée d’assistance se lit comme un aveu d’humilité puisque le héros ne sait pas comment, seul, sortir ses hommes de l’embarras où ils sont. C’est ce qui explique qu’il s’en remette de son plein gré et sans hésitation aucune au fils de Maozeris, y compris pour ce qui concerne la direction des opérations purement militaires :

‘« Tout tuen comand ferai, - qi veut en ait dolour ! –
Ond de cist feit serais e cief e condutour. […]
Nous farons ce qe nous comandera
Isorié le vailant, qe ci conduit nous ha »1947.’

Le héros admet son impuissance et prend conscience de ses limites. Capable d’une profonde humilité, il se distingue nettement du personnage du manuscrit d’Oxford et des légendes héroïques.

Cette aptitude inattendue à reconnaître les bornes de ses capacités est largement illustrée dans la Prise de Pampelune. Ainsi, il est significatif que Charlemagne ordonne à ses troupes, en arrivant à Cordoue : « ja meixon ne bour / Ne brusliés »1948, parce qu’il constate l’inefficacité de telles manœuvres. Un peu plus tard, l’empereur n’hésite pas à mettre un terme à un assaut qu’il juge impossible à remporter :

‘Ond il fist cil asaut remainir e laisier,
Car perdre li pooit e non pas gaagnier1949.’

A chaque fois, le roi des Francs accepte son impuissance, tout comme Roland, à la Stoille, interrompt les exactions qu’il a lui-même ordonnées1950 parce qu’elles se révèlent inaptes à l’obtention du but recherché. Tous les efforts ont été faits pour faire sortir Altumajor de sa cité, et le seigneur est toujours invisible. Il faut donc en déduire son absence et se résoudre à l’attente patiente plutôt qu’à des ravages inutiles1951. L’héroïsme impétueux du héros s’est assagi et les démonstrations de force et d’humilité alternent.

Ce bon sens et cette mesure ne sont pas le propre des personnages chrétiens. Alors que Désirier est venu prêter main forte à Charlemagne au mont Garcin, Maozeris sait lui aussi arrêter un combat dans lequel il ne peut avoir le dessus. Il propose alors à Altumajor, non encore converti, de se rendre auprès de Marsile :

‘« Nous ne poons plus Çarlle combatre en la valure,
Car plus a giant de nous e plus fort e plus dure.
E d’autre part je ay ancour gregnor rancure,
Car s’il venist Rolland, qe tant est plain d’ardure,
Jamés de Saragoçe nen veirons la mure.
Or en allons tantost par celle lande ouscure,
Pues poierons dou mont en la gregnor aouture ;
E quand nous serons tous là sus a la seüre,
Nous en porons alier le pas e l’ambleüre
De jousque ao roi Marsile a la noble stature ».
« Roi », dist Altumajor, « parlé avés par mesure,
Mes je m’en alerai par ceste autre planure
Tout droit envers la Stoille, tant com la voie dure,
Avant q’il li soit Çarlle a la fiere figure :
Car ja mie ne voudroie par aucune fature
Etre enclus dehors -ce est veritié pure ! […]
Or t’en va, car de ce ais raixon e droiture »1952.’

La « mesure », la « raixon » et la « droiture »1953 dont font preuve les deux Païens paraissent comme autant de qualificatifs nouveaux qui permettent de définir les contours de l’idéal humain. Il est particulièrement intéressant qu’ils s’appliquent à des personnages dangereux et destinés à le rester1954 : c’est le signe que l’univers dépeint par le poète franco-italien est complexe et que les protagonistes, désormais moins monolithiques, peuvent incarner telle ou telle facette de l’idéal tout en étant condamnables par ailleurs.

A n’en pas douter, Nicolas de Vérone renverse totalement la tradition française dont il s’inspire pourtant. A cet effet, il propose dans la Prise de Pampelune un épisode inédit, qui n’a aucun correspondant dans les autres représentants de la matière espagnole, et qui reprend, a contrario, la célèbre scène du cor du texte de Turold. Attaqués par Maozeris qui, par « fortune e mesceance »1955, arrive de la mer à point nommé pour porter assistance à Jonas, les douze Pairs sont en infériorité numérique trop flagrante pour prétendre soutenir la mêlée. Cependant, il ne saurait être question de fuir1956 et Olivier suggère alors à Roland d’appeler l’empereur au secours :

‘Quand oit ce dit Rolland, Olivier dist : « Biau sir,
Pues qe vous ne voliés la proie relinquir,
Envoiés a Çarllon qe sens terme querir
Il nous viegne secorre ou part de suen enpir :
Car mestier nous aura avant le departir ».
« Volentier », dist Rolland, « quand vous est a plaisir :
Donc le veul envoier home par non mentir,
Che soit creü da Zarlle »1957.’

La scène est tout à fait comparable à celle de la Chanson de Roland, quand Olivier cherche à convaincre son compagnon de sonner du cor. Mais à la différence de ce qui se passe sur le champ de bataille de Roncevaux, celui qui ici n’a été trahi par personne s’en remet immédiatement à l’avis de son ami. Acceptant de reconnaître son impuissance face à l’ennemi et tolérant l’idée d’avoir besoin d’aide, le héros oublie l’orgueil démesuré qui le mène à la catastrophe dans le texte primitif. Dans l’épopée franco-italienne, il perd son fanatisme et son total abandon à Dieu pour entendre des conseils de modération et d’humilité.

L’obstination du personnage est déjà quelque peu condamnée dans la Chanson d’Aspremont où, par un effet d’écho, le roi païen Eaumont agit de la même façon que le héros d’Oxford, avec les mêmes conséquences tragiques1958. « Continuation à rebours »1959 de la Chanson de Roland, le texte raconte la jeunesse du héros et ses premiers exploits, en particulier ceux qui lui ont permis de conquérir l’olifant et l’épée Durendal en tuant le chef sarrasin. Ainsi, la scène du cor, majeure chez Turold et constitutive du sens même de l’œuvre, est reprise et inversée sans que cette imitation n’ait rien d’exceptionnel.

En effet, on en trouve un autre exemple dans l’Entrée d’Espagne. Dans l’œuvre du Padouan, Roland en difficulté accepte d’envoyer un messager à Charlemagne pour lui demander du renfort1960. Mais cet appel à l’aide n’est pas immédiat et est précédé d’un catégorique refus de solliciter l’appui de l’empereur :

‘« Sir », dit Berart, « il ne ferait folie
Mander a Çarles a la barbe florie
Ch’il nos envoi Richart de Normandie
E Salemons, chi ne nos heite mie ».
Respont Rolant : « Dehait chil vos otrie !
Honte n’avroie de ceste coardie,
Si feit l’avoie, en tretote ma vie ;
Vos voleç bien che dan Hestous s’en rie »1961.’

L’évolution du personnage est donc commencée mais ne paraît pleinement réalisée que dans la Prise de Pampelune, qui renvoie plus directement à la scène du cor de la Chanson de Roland, puisque c’est Olivier lui-même qui suggère au héros de demander de l’aide, et que le héros s’en remet instantanément à la proposition de son compagnon.

De la sorte, un renversement complet des valeurs épiques s’est opéré depuis le texte d’Oxford. Nicolas de Vérone fait clairement allusion à la scène centrale de la tradition rolandienne mais il en modifie fondamentalement la portée. Le regard humaniste qu’il pose sur la légende française fait de Roland le plus accompli des héros : sans rien perdre de sa prouesse, il gagne en valeur morale. Désormais, Roland est humble et c’est tout à fait nouveau.

Notes
1943.

La Prise de Pampelune, v. 1247-1251.

1944.

La Prise de Pampelune, v. 1252-1253.

1945.

La Prise de Pampelune, v. 5024-5025.

1946.

La Prise de Pampelune, v. 4146-4150.

1947.

La Prise de Pampelune, v. 4323-4324 et 4352-4353.

1948.

La Prise de Pampelune, v. 3897-3898.

1949.

La Prise de Pampelune, v. 3999-4000.

1950.

La Prise de Pampelune, v. 1510-1564.

1951.

La Prise de Pampelune, v. 1565-1578.

1952.

La Prise de Pampelune, v. 2004-2022.

1953.

La Prise de Pampelune, respectivement v. 2014 et 2022.

1954.

Nicolas de Vérone annonce en effet que la conversion d’Altumajor sera réversible et que son baptême n’est pas sincère. Après la mort de Charlemagne, le personnage représente, une véritable menace pour les chrétiens. Voir la Prise de Pampelune, v. 5651-5653 et 5668-5669.

1955.

La Prise de Pampelune, v. 4430.

1956.

La Prise de Pampelune, v. 4459-4464.

1957.

La Prise de Pampelune, v. 4465-4472.

1958.

La Chanson d’Aspremont, v. 5387-5427.

1959.

A. de Mandach, éd., p. 5.

1960.

L’Entrée d'Espagne, v. 7679-7695.

1961.

L’Entrée d'Espagne, v. 7643-7650. Voir à ce sujet N.‑B. Cromey, « Roland as baron révolté », art. cit., p. 289.