Conformément à son habitude de création littéraire, le poète franco-italien propose des couples épiques fortement contrastés au sein desquels la largesse de l’un répond à l’avidité de l’autre : Charlemagne et Roland se distinguent de Maozeris, les Pompéiens, de César et Jésus de Judas. Parfois, ces mécanismes de symétrie transcendent le cadre du poème et un héros de la Prise de Pampelune s’oppose radicalement à un personnage de la Pharsale.
Dans la chanson carolingienne, l’armée française s’est rendue maître de nombre de villes espagnoles, grâce à l’aide d’Altumajor, et Charlemagne donne au Païen une récompense à la hauteur de ses services en lui offrant « la grand tere de Cordes » et « l’onour de la contree »2014. Parallèlement, l’empereur souhaite offrir la couronne d’Espagne à son neveu. Il lui donne la ville de Carriόn, expliquant « je ne vieul par moi de cist regne un boton »2015, et lui fait don de Cordoue parce que « De cist avoir nen vieul che vaile un blavian »2016. Lors de la prise de cette ville, les Païens s’en remettent à l’autorité de l’empereur, mais la cité revient à Roland :
‘Illuec estoit Rolland enver suen oncle aliésLa générosité du roi se manifeste par le partage concret des richesses. Incarnée par des héros chrétiens vertueux, la largesse caractérise également Roland.
En effet, dès le texte du Padouan, le neveu de Charlemagne manifeste une grande libéralité pour les habitants de Najera à qui il propose :
‘« De la part Diex e do roi de Paris,Il interdit le pillage de la ville de Nobles et sait, en toutes circonstances, se montrer généreux avec les vaincus :
‘Par ceschune des host fist da sa part crïerNicolas de Vérone ne contredit pas ces qualités dans la Prise de Pampelune et il les amplifie même jusqu’à présenter le héros comme un modèle de morale.
De la sorte, joignant éthique guerrière et générosité matérielle, Roland remet à Altumajor le trône usurpé par Jonas :
‘« Toute la primer ville che par nous sera priseDe la même façon, il fait preuve de largesse lorsque Charlemagne lui remet tout l’avoir de Cordoue et qu’aussitôt il
‘Le departi a sa giant com vailant cevetan,Cette vertu de celui « c’onque n’ama avarise »2022 se retrouve dans le portrait idéal brossé par le narrateur à la fin de l’épopée : le héros allie « noble franchise », « grand larçeçe » et « gentilise »2023. Roland est aussi apprécié parce qu’il se désintéresse des biens matériels, à l’image du Christ lui-même qui prône le partage des richesses. Jésus rappelle à ses apôtres avant sa Passion :
‘« Quand je vous envoiai pour le païs eransNicolas de Vérone suit ici littéralement la version de Luc2025 et ce n’est sans doute pas fortuit puisque cela lui permet de construire une image à deux reflets d’un même idéal chrétien : l’homme qui sait se dépouiller au profit des autres est exemplaire.
Cette apparence christique de Roland explique le discours du chevalier à son oncle où, tel le prophète éduquant ses disciples, il lui présente des principes moraux inaliénables :
‘« Sire, cil sir che vieut examplir autementCette forme nouvelle de partage revendiquée par le héros contraste avec la recherche d’un profit individuel et s’oppose alors logiquement à l’avidité de personnages condamnés, vils et méprisables. Désormais, les chevaliers sont louables parce qu’ils savent, comme Guron de Bretagne, payer « d’or un besant »2027 un sergent qui lui rend service. Plus généralement, ils sont honorables dès lors qu’ils se désintéressent des biens matériels. Cela vient du fait que la largesse épique, parallèlement à l’avènement de l’individu, se comprend désormais comme une exigence de morale pour soi-même.
Strict contrepoint des héros généreux, Maozeris est opportuniste et assoiffé de richesses. Roi sans scrupule, il cherche pragmatiquement ce qu’il peut y avoir de mieux pour lui et agit toujours de façon à favoriser son intérêt personnel. Cette ambition explique logiquement son hésitation entre deux seigneurs. De Charlemagne et de Marsile, l’ancien maître de Pampelune choisira celui qui lui concède le plus d’avantages. Il réfléchit, au début de l’épopée, et regrette d’avoir promis au roi des Français de se faire baptiser :
‘« Si ay gerpi mien sire, qe tant pris me feixoitDans cet extrait, la figure qui domine est celle de l’antithèse, accentuée par les constructions binaires et les reprises à l’identique, syntaxiques et lexicales : aux deux intensifs « tant / tuit » qui servent à définir Marsile correspondent les privatifs « nul / nul » qui désignent l’univers de Charlemagne comme totalement négatif. Maozeris regrette que l’empereur des Français soit incapable de lui offrir le « pris »2029 et « l’honour »2030 que le roi païen lui consentait. La différence entre les deux suzerains potentiels du père d’Ysorié se lit à travers l’opposition de l’article indéfini « un roi » et du possessif « mien sire ». Le personnage dépeint par Nicolas de Vérone accepte d’être le vassal de Marsile parce que l’oncle de Roland n’est, à ses yeux, qu’un roi fantoche, sans envergure et sans pouvoir, donc sans intérêt pour lui.
Cette présentation contradictoire des deux grands rois par Maozeris est récurrente tout au long de l’œuvre. Ainsi, dans la même laisse XIX, il considère successivement le « buen roi Marsille, qe toi paramoit tant »2031 et Charlemagne, « un roi qe ni est puisant / De toi metre en un ordre »2032. La construction est strictement similaire puisqu’à deux reprises le seigneur est qualifié par une proposition subordonnée relative qui détaille ses qualités. Et une fois encore, Charlemagne ne semble être qu’un roi parmi d’autres, comme le laisse supposer l’utilisation de l’article indéfini, alors que le nom de Marsile est précédé du groupe nominal « le buen roi » au sein duquel l’adjectif qualificatif antéposé prend toute sa valeur : le chef des Païens est un bon roi parce qu’il jouit d’une forte autorité. Or, celui qui hésite à se convertir envisage son éventuel lien avec Charlemagne comme un rapport de vassalité où la seule qualité attendue du seigneur est le pouvoir. Et Maozeris déplore précisément que le roi des Français ne soit pas « puisant »2033. La conclusion à laquelle il arrive alors est évidente et immédiate :
‘« De ci me partirai, par tiel convenantPour Maozeris, il est inconcevable de se mettre au service d’un roi « ceitis », c’est-à-dire faible. N’ayant rien à gagner avec le baptême, il préfère quitter le camp français et rejoindre Marsile.
Lorsque, un peu plus tard, Ysorié poursuit son père et tente vainement de le faire revenir dans l’armée chrétienne, le personnage affirme une nouvelle fois son refus de sacrifier le roi païen au profit de Charlemagne :
‘« Ond jamés n’amerai lu ne sa compegnie,La motivation première est l’avantage qu’il pourra tirer de son roi. Maozeris ne vit donc pas la relation de vassalité comme un service mutuel et une estime réciproque. Il ne conçoit de se mettre au service de quelqu’un que si son futur suzerain peut lui garantir gloire et pouvoir. C’est la raison pour laquelle il demande à Charlemagne, comme condition de sa conversion, de lui faire intégrer l’élite de la chevalerie française. :
‘« Or saciés que jamés je ni amai grand repoisLe baptême devient moyen de promotion sociale et Maozeris ne se fera chrétien que si ce changement de religion lui assure un statut reconnu de chevalier d’exception. Son avidité est sans limite et Charlemagne prend d’ailleurs cette ambition démesurée pour un gab 2037.
Mais l’avidité de Maozeris, qui n’a d’égal que son orgueil, est sans limite et devant le refus que lui impose Charlemagne, le père d’Ysorié n’hésite pas à réclamer une situation encore plus avantageuse :
‘« Pues qe je ne pois etre de la compagne ciere,Cette nouvelle tentative de négociation de sa conversion se caractérise par une thématique de la surenchère et du superlatif. Ambitieux jusqu’à demander l’impossible, car il n’existe pas de « zaere » plus estimée que l’ordre des douze Pairs, le roi païen fait preuve d’un orgueil dont la démesure dépasse celle de Roland à Roncevaux. Le personnage est blâmable parce qu’il est animé par une très haute opinion de lui-même et une très forte cupidité propre à sa nature de Païen endurci.
La Prise de Pampelune, v. 5633 et 5635.
La Prise de Pampelune, v. 5754.
La Prise de Pampelune, v. 5562.
La Prise de Pampelune, v. 5533-5540.
L’Entrée d'Espagne, v. 4337-4343.
L’Entrée d'Espagne, v. 9940-9942 et 10303-10305.
La Prise de Pampelune, v. 2360-2366.
La Prise de Pampelune, v. 5565-5570.
La Prise de Pampelune, v. 6107.
La Prise de Pampelune, v. 6100-6101.
La Passion, v. 239-241.
Luc, 22, 35.
La Prise de Pampelune, v. 5601-5604.
La Prise de Pampelune, v. 2947.
La Prise de Pampelune, v. 632-635.
La Prise de Pampelune, v. 632 et 635.
La Prise de Pampelune, v. 633 et 635.
La Prise de Pampelune, v. 641.
La Prise de Pampelune, v. 646-647.
La Prise de Pampelune, v. 646.
La Prise de Pampelune, v. 650-652 et 655-656.
La Prise de Pampelune, v. 1091-1093.
La Prise de Pampelune, v. 498-503.
La Prise de Pampelune, v. 504-507.
La Prise de Pampelune, v. 586-588.