Selon la théorie des vertus remèdes, la largesse est strictement opposée à l’avidité et Nicolas de Vérone propose des portraits contrastés pour illustrer ces antagonismes. De même que Roland, Charlemagne et Jésus apparaissent comme des images de la générosité et de la magnanimité, Maozeris est condamnable à cause de l’appât du gain qui explique en grande partie sa conduite, comme c’est le cas pour César ou Judas.
Or, la convoitise est très vivement dénoncée par les moralistes pré-humanistes ainsi que par les auteurs franco-italiens qui n’hésitent pas à motiver la trahison de Ganelon par la cupidité. Ainsi, de la même façon que Judas dénonce le Christ pour trente deniers, le parâtre de Roland désire profiter du trésor des païens dans l’Entrée d’Espagne. Aux explications du premier répond alors le jugement du Padouan sur le second :
‘« Je le lour trairay e ne saura pas conCette interprétation de la trahison de Ganelon est propre à l’épopée franco-italienne.
Dans le texte d’Oxford, Ganelon, en livrant Roland à Marsile, cherche avant tout à régler ses querelles personnelles à l’occasion d’une campagne de son seigneur. C’est en ce sens qu’il faillit à ses obligations de vassal qui proscrivent cette attitude. La victoire de Tierri sur Pinabel apparaît comme la réponse judiciaire à l’action du parâtre de Roland mais le problème évoqué lors du procès est uniquement celui de savoir si le comportement de Ganelon à Saragosse constitue une trahison au sens du droit féodal2041. L’accusé s’en défend :
‘« Jo desfiai Rollant le poigneorTierri est plus catégorique et assimile l’attitude de Ganelon à une trahison pure et simple :
‘« Que que Rollant a Guenelun forsfesist,Il en va tout autrement dans les adaptations italiennes de la légende et les auteurs du XIVe siècle ont profondément modifié l’esprit de la chanson initiale dont n’était pourtant pas exclu le thème de la cupidité de Ganelon2044. Dans le texte de Turold, la convoitise n’apparaît pas déterminante de l’action du traître comme c’est le cas dans les manuscrits V4 ou V7.
Dans les remaniements franco-italiens, le procès tente de déterminer si l’appât du gain est à l’origine de la trahison. Le parâtre a certes déclaré la guerre à Roland2045, mais il refuse de reconnaître ses actes, malgré les accusations portées contre lui :
‘« Car je mon cors de trahison deffantLe problème strictement juridique de la Chanson de Roland est remplacé par une analyse de morale générale qui tend à préciser les liens entre la vengeance personnelle et le gain financier obtenu en contrepartie2047. Le rapprochement est très net entre Judas et Ganelon, entre trahison et avidité : dans les textes franco-italiens, Ganelon vend Roland, comme le Judas biblique ; parallèlement, dans la Passion de Nicolas de Vérone, Judas trahit Jésus, comme le Ganelon d’Oxford. L’amalgame des deux vices et des deux péchés les plus répréhensibles est le témoin de l’importance accordée à la largesse, non seulement définie comme la vertu remède de l’avidité, mais encore considérée dans ses rapports à la casuistique. Le motif épique traditionnel de la trahison s’en trouve profondément moralisé.
Parallèlement, dans la Pharsale, Nicolas de Vérone, dénonce l’attitude de César qui pille le camp de l’armée ennemie une fois sa victoire assurée. Le poète insiste sur la cupidité du protagoniste alors que les Fet des Romains évoquent très brièvement la récompense des guerriers qui « mout troverent es tentes grant tresor »2048. Dans la chanson de geste, le poète décline les différentes richesses acquises, sans pour autant les lier à une quelconque idée de rétribution de ses soldats :
‘« Or alons a lor tendes, ne prendons plus terminLa chronique en prose respecte les réalités de la guerre médiévale et envisage les « soldees »2050 des guerriers. Elle fait de César un véritable chef d’armée qui se préoccupe de récompenser ses hommes. Tel est d’ailleurs le sens de l’occupation du camp adverse :
‘« Chevaliers ne se doit pas fere semondre trop de sa proie prendre et de sa deserte et de ses soldees recevoir. Nos avonmes plene victoire de noz anemis ; il n’i a que de prendre vostre loier, et jel vos doi mostrer »2051.’César félicite ses guerriers de leur victoire et les rétribue dignement, de même qu’il envisageait avant le combat de les payer grâce au butin conquis :
‘« Cist jors vos remanra en voz terres et fera vivre en repos quant vos avrez receües voz granz sodees que cist jors vos doit. […] Ge sui cil qui vos porra doner or et argent et autres dons et quanque cil roi ont, qui ci sont assamblé, se nos veinqons »2052.’Le héros des Fet des Romains se conforme au besoin de payer les soldats pour le travail, le service qu’ils fournissent. L’auteur du texte en prose a adapté l’épisode antique à certains aspects des conflits de son temps où pillages, vols de bétail et de récoltes, incendies, destructions et déprédations de toutes sortes sont fréquents2053. Au Moyen Age, ces ravages sont rapportés à la fois « avec une grande régularité et un grand laconisme par les annales qui se contentent de signaler, sans commentaire, qu’en telle année, tel prince voisin ravagea la terre et la dépeupla »2054. De fait, pour certains chevaliers, la guerre et le tournoi constituent la seule source de revenus. La chronique transforme ici César en « capitaine d’armée »2055.
En revanche, la chanson de geste de Nicolas de Vérone évoque le sac des richesses des Pompéiens sans le justifier pour autant par des nécessités militaires. Dans la version rimée, César ne pense qu’à son propre profit2056, que Nicolas de Vérone qualifie de « maovés »2057 parce qu’il est le signe de son avidité : le personnage pille mais ne partage pas le butin et vise son seul enrichissement personnel sans en faire profiter ses hommes. Cette appropriation du trésor de Pompée, signe d’un profond égoïsme, est amplement décriée.
Ainsi, le peuple de Larisse accueille Pompée comme un grand seigneur malgré sa défaite et lui témoigne son amitié. A cette occasion, les habitants de la ville manifestent un très profond mépris pour César et les siens qu’ils n’hésitent pas à assimiler à de vils mercenaires. Ils proposent à Pompée de reprendre le combat et veulent lui céder leurs biens :
‘« E sempre ais servi a ceschun sans volpine.Pompée refuse leur offre et conseille l’opportunisme à ceux qui sont prêts à le suivre encore2059. Dans les Fet des Romains, les habitants « abandone[nt] li mesons, temples, tresors et richeses »2060 et confortent le vaincu dans l’idée qu’il peut encore l’emporter, mais ils ne condamnent pas l’avidité de César. La critique du vainqueur que le Véronais introduit dans son poème au moment du dialogue entre Pompée et les siens est le signe que « le dépouillement de l’ennemi abattu sur le champ de bataille, réalité historique, est devenu motif littéraire et matière à réflexion spirituelle »2061. Dépouiller le vaincu prend alors trois significations principales, militaire, économique et morale : il s’agit non seulement de rendre l’autre définitivement inoffensif, mais aussi de s’approprier ses richesses et, surtout, de lui ôter son identité. Cette dernière motivation explique sans doute le sursaut d’énergie belliqueuse du Roland de la Chanson fracassant la tête du Sarrasin qui, le croyant mort, tente de lui prendre son épée2062. Elle est également liée au désir des grands de ce monde de se faire enterrer avec leurs armes et richesses. En dépouillant l’ennemi de ses biens, César ne fait pas seulement preuve d’avidité, il se caractérise comme une être immoral qui inflige une véritable « damnatio memoriae »2063 aux Pompéiens vaincus.
Nicolas de Vérone n’hésite pas à forcer le trait et l’orgueil du guerrier s’en trouve accentué dans la Pharsale par rapport à la chronique en prose car il est évoqué à plusieurs reprises en des endroits où le texte français n’en dit rien2064. Pour Cicéron, César est condamnable et le poète franco-italien rend son jugement plus tranché et plus incisif encore que dans les Fet des Romains. César, « par cui toz li mondes a esté en long triboul et en longue descorde » 2065 devient un modèle de démesure et d’orgueil dans la version rimée. L’orateur conseille à Pompée de
‘« guieredoner Cesar de suen foloiDans le poème franco-italien, l’agitation et le désordre des temps de guerre évoqués par la chronique française se transforment en « duel » dû à une folie personnelle. Le conflit ne semble plus légitime dès lors que le « desroi » dont parle Cicéron renvoie à une action coupable, un manquement grave. Par ailleurs, il ne s’agit plus de lutter contre « Cesar et les soens »2067 mais contre « Cesar e ceus qi font de nous gaboi », « ch’enci nous cuident honir por lor folor »2068. « Folor / foloi / desroi / gaboi » : de nombreux éléments à la rime affinent le portrait du guerrier. César impose au monde ses ambitions personnelles sans se soucier des conséquences de ses actes : il fait preuve d’un profond égoïsme. Le personnage est alors comparable à celui de Maozeris et le discrédit porté sur les deux païens est similaire.
L’œuvre du Véronais présente trois personnages animés des mêmes défauts, sans que cela ne soit strictement dû au respect des sources utilisées. Dans chaque poème, un protagoniste fait preuve d’une grande avidité, comme si le poète avait voulu proposer une galerie de portraits comparables sur le plan moral bien que dépendant d’inspirations différentes. Dans la Passion, conformément à la tradition littéraire, Judas cherche à obtenir les trente deniers de l’onguent répandu par Marie Madeleine. Malgré son originalité, la figure de Maozeris se conforme quant à elle à des stéréotypes épiques particulièrement sévères envers les païens et il n’est pas surprenant de voir le père d’Ysorié comme un exemple même d’avidité. Le fait est plus remarquable pour la peinture de César quoique cohérent avec le portrait global du vainqueur par Nicolas de Vérone. Non seulement la Pharsale franco-italienne s’oppose à la légende du héros mais encore elle adapte la chronique en prose et en modifie l’esprit.
Ainsi, l’écriture de Nicolas de Vérone, plus ou moins tributaire des sources dont elle s’inspire, vise à la présentation d’un univers moral uniforme où la recherche égoïste d’une richesse personnelle est en parfaite opposition avec l’idéal de largesse. Comme dans la geste épique, l’avidité des uns s’oppose au partage que pratiquent les autres. Mais la condamnation de la cupidité prend un sens nouveau en ce qu’elle devient systématique.
La Passion, v. 112-114.
L’Entrée d'Espagne, v. 2787-2790.
Voir à ce sujet, K.‑H. Bender, « Les métamorphoses de la royauté de Charlemagne », art. cit., p. 44-46.
La Chanson de Roland, v. 3775-3778 et 3769-3770.
La Chanson de Roland, v. 3827-3830.
La Chanson de Roland, v. 515-519 et 617-660.
V4, v. 326 et V7, XXIX, v. 9-11.
V7, CCC, v. 10-11 et CCCCI, v. 4-6.
Voir à ce sujet K.‑H. Bender, « Les métamorphoses de la royauté de Charlemagne », art. cit., p. 166-167.
Les Fet des Romains, p. 541, l. 19-20.
La Pharsale, v. 1964-1966, 1972-1976 et 1981-1982.
Les Fet des Romains, p. 541, l. 28.
Les Fet des Romains, p. 541, l. 3-6.
Les Fet des Romains, p. 513, l. 1-3 et p. 514, l. 31-33.
C’est une certitude pour le premier exemple : au moment où César félicite ses troupes, il leur promet une rétribution, p. 541, l. 1-4 de l’édition des Fet des Romains. Or, les derniers mots de cette phrase (« et de sa deserte et de ses soldees recevoir ») qui concernent justement le salaire des soldats, sont une adjonction par rapport au texte de Lucain, De Bello civili, VII, v. 737-746. Voir à ce sujet L.‑F. Flutre, Li Fet des Romains, t. II (introduction et commentaires), p. 189.
Le cas est visiblement plus délicat pour l’exemple qui concerne la harangue de César à ses hommes avant le combat, les Fet des Romains, p. 513, l. 2-3 : « quant vos avrez receües vos granz sodees que cist jors vos doit », dans le sens où ce qui pourrait servir de source à cette citation là, à savoir Lucain, De Bello civili, VII, v. 257-258, manque dans tous les manuscrits du texte latin, sauf dans le manuscrit Gs m vz (voir L.‑F. Flutre, t. II, p. 186 et p. 28) que le rédacteur de la chronique médiévale devait donc avoir à disposition…
J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Age, op. cit., p. 154 : « les réalités de la guerre ».
E. Gaucher, La Biographie chevaleresque, op. cit., p. 587.
La fin de la citation trouve une correspondance chez Nicolas de Vérone dans les v. 768-770 mais « l’or et l’argent » dont parlent les Fet des Romains sont remplacés par les « çastieus, bors e cité » parce que le meneur d’hommes de l’épopée n’envisage la victoire qu’en termes de conquêtes territoriales, et non pas d’acquisition d’un quelconque butin qui permettrait de payer les soldats.
La Pharsale, v. 1987.
La Pharsale, v. 2109-2114.
La Pharsale, v. 2116-2124.
Les Fet des Romains, p. 540, l. 8-9.
A. Crépin, « Les dépouilles des tués sur le champ de bataille dans l’histoire, les arts et la pensée du haut Moyen Age », La Guerre, la violence et les gens au Moyen Age, éd. P. Contamine, O. Guyotjeannin, Paris, CTHS, 1996, vol. 1, p. 22.
La Chanson de Roland, v. 2280-2282.
A. Crépin, « Les dépouilles des tués sur le champ de bataille », art. cit., p. 24.
Voir par exemple les v. 2510, 2868 et 2879 : « por le orgoil Cesar », « Cesar, qe tant est afarous», « orgoilous ». A chaque fois, il s’agit d’un ajout par rapport au texte source.
Les Fet des Romains, p. 506, l. 19.
La Pharsale, v. 419-420 et 427-428.
Les Fet des Romains, p. 507, l. 2.
La Pharsale, v. 439 et 459.