III/ Ascèse et oubli de soi

Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, l’humilité chrétienne et la largesse épique, que César et Judas ignorent pareillement, se combinent à une certaine magnanimité caractérisée par la pratique de l’altruisme, traditionnellement défini comme une attention pour son prochain. Cet intérêt porté à autrui est un des critères de qualification des chevaliers épiques. Ainsi, sensible au bien-être de ses captifs, Roland « fist tous li prisons servir a grand honour »2096.

Cependant, l’œuvre de Nicolas de Vérone révèle une sensible évolution de l’idée de magnanimité qui tend à s’apparenter à une attitude christique de sacrifice. Cette dernière n’est pas réservée à Jésus et il est particulièrement significatif qu’elle s’applique à deux Romains : Pilate et Pompée.

On a vu que l’obstination du gouverneur de la Passion est louable car le personnage n’hésite pas à mettre de côté son intérêt personnel pour considérer uniquement le point de vue moral de ses actes. La pureté de ses intentions et le dévouement à la charge qui est la sienne font de lui un héros vertueux irréprochable, ce qui le rapproche de la figure héroïque de Pompée.

Contraint de suivre les avis du peuple juif, Pilate se lave les mains mais refuse d’assumer la responsabilité du martyre de Jésus :

‘Quand Pilat vit che’ou suen dir ne montoit un pan,
Il se fist portier yeve e dist lavant ses man :
« Innocent sui dou sang de cist just, pour certan »2097.’

Dans le poème franco-italien, il n’y a pas de condamnation de ce geste comme c’était le cas dans la tradition testamentaire et le procurateur, sans être voué à la damnation, apparaît comme un personnage positif parce que sa résignation est comparable à celle du héros antique de la Pharsale qui, à contrecœur, laisse ses hommes prendre les armes :

‘« Und ne me blasmes mie, s’eus seront deceüs,
Qe mal ou bien qe viegne, nen veul lous d’un festus »2098.’

Dans les deux cas, celui qui autorise le désastre est convaincu que cette décision, non conforme au bien recherché, est une erreur. Il s’en remet cependant aux avis et souhaits de la majorité parce qu’il considère la foule comme souveraine au détriment de sa propre intuition et de son intérêt individuel.

Dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, cette qualité politique est subordonnée à un idéal moral proche de l’adage stoïcien de l’oubli de soi comme si la simple magnanimité épique impliquait désormais le mépris de sa propre personne.

Notes
2096.

La Prise de Pampelune, v. 5124.

2097.

La Passion, v. 704-706.

2098.

La Pharsale, v. 517-518. Ces vers reprennent le « Ge n’en quier avoir blasme se il sont veincu, ne loenge se il veinquent » du texte source, les Fet des Romains, p. 508, l. 28-29.