« Depuis que ung homme est en prison misericorde lui est deue. Comment dont puisque droit le veult le pourroit occir celui qui l’a prins sans lui faire tort ? »2099. Cette sentence tirée de l’Arbre de bataille synthétise l’esprit chevaleresque. Les guerriers, férocement attachés à l’envie de l’emporter, se doivent d’observer le droit du vaincu à demander grâce et d’accorder la merci qui leur est requise2100. Seuls deux exemples de cette pratique sont présents dans la Prise de Pampelune et il faut l’intervention de Roland pour que soit appliqué le code éthique des chevaliers.
Lors de la prise de Cordoue, les soldats français ont le dessus et les Sarrasins sont obligés d’admettre leur défaite :
‘Alour cescun de ceus Paiens s’engenoilaAuparavant, Roland avait modéré les ardeurs de ses compagnons qui assaillaient Altumajor de toutes parts, malgré le désir de reddition affiché de celui-ci :
‘Sovant se voloit randre, mes jounes ne çanusA l’acharnement meurtrier et impulsif des combattants s’oppose la magnanimité du champion français qui permet à celui qui a perdu le combat de rester en vie.
Cet épisode évoque celui que décrit le Padouan lorsque Ysorié, assiégé, rend les armes. Malgré sa demande de grâce, le Païen est obligé de se défendre encore avec la plus farouche opiniâtreté car les assauts chrétiens continuent, ce que l’auteur commente :
‘Je j’ai veü combatre un castel,De la même façon, dans la Prise de Pampelune, c’est Roland qui permet au vaincu d’être traité dignement. Il reconnaît la valeur de son ennemi et lui propose de se rendre :
‘« Se tu te rends a moi, soies afisYsorié accepte ces conditions et se met alors au service de Roland. A deux reprises, dans l’Entrée d’Espagne et dans sa Continuation, le neveu de Charlemagne est donc celui qui applique la merci chevaleresque. Dès lors, il devient le garant d’une certaine valeur morale des combats au cours desquels il est nécessaire de préserver des vies humaines.
C’est que l’héroïsme se réinvente dans l’épopée franco-italienne et l’idéal que le poète véronais dépeint inclut dans ses critères de définition la débonnaireté vis-à-vis de l’ennemi. Dans la Pharsale, César n’incarne pas ces aspirations et est critiqué par le poète parce qu’il massacre ses ennemis jusqu’au dernier2105 malgré ses souhaits initiaux de voir l’emporter « celu q’a mains de cruelté » et le rappel des « homes esparagné […] par le temps trepasé »2106. Enfreignant lui-même la consigne qu’il avait donnée à ses guerriers de traiter différemment les adversaires en posture belliqueuse et ceux demandant grâce2107, il se révèle incapable de grandeur d’âme. Le départ qu’il effectue entre les deux catégories d’ennemis est conforme à l’image de magnanimité qu’il a voulu diffuser et que le Moyen Age a largement reprise. Mais il demeure purement théorique dans le texte de Nicolas de Vérone qui condamne les agissements du général victorieux. Aux yeux du trouvère franco-italien, le futur empereur romain n’a pas la qualité première du mythique roi des francs, qui incarne et représente les valeurs et vertus de l’Occident, « magne empereour » depuis le texte d’Oxford jusqu’à celui de Nicolas de Vérone2108,
Dans la Prise de Pampelune, la magnanimité de Charlemagne s’exprime par son dévouement. Après la conquête de La Stoille et de Logroño, il ordonne que ses guerriers dressent leurs tentes et leurs pavillons en dehors des murs de la ville parce que l’enceinte de la cité se révèle trop petite pour pouvoir accueillir autant d’hommes. Seuls y logeront ceux qui en ont la garde :
‘Quand Çarlle oit la Stoille e’ou Groing gaagniésLa considération pour les nouveaux convertis et la bienveillance envers le peuple sont connues depuis les textes les plus anciens. Mais Nicolas de Vérone adjoint à cette mansuétude une qualité plus originale, celle du sacrifice :
‘L’empereour mieme de hors se fu atendiés,De la sorte, l’image idéale de Charlemagne se voit complétée de la qualité nouvelle d’abnégation.
Dans les épopées franco-italiennes, le portrait idéal de la prodomie de Pépin comprend aussi bien sa renommée que sa miséricorde ou son indulgence, à quoi l’auteur de Karleto ajoute la commisération :
‘Ver pover jent avoit gran pietançe,Cette « pietançe » est la même que celle qui caractérise le personnage de Pilate dans la chanson de Nicolas de Vérone.
En effet, dans la Passion, l’attitude du gouverneur romain s’explique par la pitié qu’il éprouve pour Jésus dès qu’il le voit. Apparu dans la narration au vers 502,
‘Quand Pilat vid Jesu condut a tiel traïnCette compassionpremière pour le Christ est héritée du texte de Nicodème dans lequel Pilate appelle un courrier et lui demande : « Cum moderatione adducatur Jesu »2113. Cette mansuétude est loin d’être générale dans la production littéraire des Passions où le procurateur apparaît parfois ouvertement favorable à Jésus dès le début mais est tout aussi souvent présenté d’une façon neutre.
Dans de nombreux textes, il n’est consenti au personnage aucune réaction affective. Le poème franco-italien publié par A. Boucherie évoque la « cere palle e incline » du tribun2114 sans parler cependant de pitié ou de compassion, de la même façon que dans le Livre de la Passion, Pilate, défini comme « prevost »2115, assume un rôle purement judiciaire. Il écoute les accusations des Juifs et
‘Lors l’ala Pillate saisiL’absence de sentiment du personnage est alors d’autant plus étonnante que l’Evangile de Nicodème est revendiqué comme source d’inspiration quelques vers plus loin2117. C’est donc que l’auteur de cette Passion n’a pas voulu faire de Pilate un personnage positif au moment de sa première apparition. Dès lors, la neutralité du protagoniste n’est pas sans évoquer celle qui est dépeinte dans la Passion Notre Seigneur : dans ce mystère, Pilate se contente de chercher à connaître la vérité, sans condamner ni innocenter le Christ a priori 2118.
En revanche, Nicolas de Vérone insiste sur la débonnaireté du procurateur dès que ce dernier apparaît dans le poème, nous renvoyant, par là, à la présentation du juge dans la Passion du Palatinus. Dans ce mystère, Cayphe amène Jésus auprès de Pilate et l’accuse de tous les maux. Le gouverneur répond alors :
‘« Biau douz seigneur, que demandezLes appellations « preudome » et « amis » contrastent bien évidemment avec le portrait d’ennemi public que Cayphe avait dressé de Jésus, « ypocrite », « tricheor », « desloyal », « traïteur »2120, le présentant ainsi à Pilate comme un agitateur. De la même façon, le poète franco-italien ajoute dans son récit un certain nombre d’éléments pour peindre le personnage sous un jour positif. Défini par sa volonté inébranlable de sauver le Christ et d’éviter sa crucifixion, Pilate essaie de juger Jésus équitablement parce qu’il est animé d’une vertu proprement chrétienne : la compassion. Il semble alors que Nicolas de Vérone, à l’instar de Tertullien, premier écrivain de langue latine converti au christianisme, considère que Ponce Pilate est un chrétien de cœur2121.
Les chevaliers dont le poète franco-italien narre les exploits sont soumis aux codes et aux règles que leur ordre leur impose. Parmi ces engagements se trouve la nécessité d’accorder merci à qui l’a requise et il est possible de distinguer les héros des êtres vils en utilisant comme critère le respect de la grâce due à celui que l’on domine. Dans l’œuvre de Nicolas de Vérone, et cela ne doit pas surprendre, Roland incarne cette bravoure généreuse qui permet à l’ennemi défait de rester en vie. Compte tenu du portrait très noir que l’auteur de la Pharsale dresse de César, il n’est pas non plus étonnant que le personnage soit incapable, malgré ses discours, de compassion vis-à-vis des vaincus. Charlemagne quant à lui témoigne d’une sollicitude pour les populations vaincues qui ne se comprend pas sans un certain dévouement. Ce dernier est proche de l’abnégation de Pilate et de Pompée, parce qu’univers chrétien et antique se superposent.
Honoré Bonet, L’Arbre de batailles, éd. E. Nys, Bruxelles, Muquardt, 1883, IV, XIV, p. 102.
Au sujet de la merci chevaleresque, voir M. Bloch, La Société féodale, op. cit., « Le code chevaleresque », p. 441-444 ; J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Age, op. cit., p. 168-171 ; M.‑L. Chênerie, « Le motif de la merci dans les romans arthuriens des XIIe et XIIIe siècles », Le Moyen Age, LXXXIII, 1977, p. 5-52.
La Prise de Pampelune, v. 5492-5495.
La Prise de Pampelune, v. 2239-2246.
L’Entrée d'Espagne, v. 5446-5454.
L’Entrée d'Espagne, v. 5481-5483.
La Pharsale, v. 1909-1922.
La Pharsale, v. 784 et 785-786.
La Pharsale, v. 791-792.
La Chanson de Roland, v. 1 ; la Prise de Pampelune, v. 828
La Prise de Pampelune, v. 2458-2465.
La Prise de Pampelune, v. 2469-2470.
Karleto, v. 156-157.
La Passion, v. 509-514.
Evangile de Nicodème, I, 1, 2, p. 338.
La Passion du Christ, v. 180.
Le Livre de la Passion, v. 821.
Le Livre de la Passion, v. 841-842.
Le Livre de la Passion, v. 855-856 : « S’orés l’istoire / De Nicodème, qui est voire ».
La Passion Notre Seigneur, v. 1756 et suivants.
La Passion du Palatinus, v. 328-336.
La Passion du Palatinus, v. 321-322.
Tertullien, Apologétique ou Défense des Chrétiens contre les Gentils,éd. J.‑P. Waltzing, A. Severyns, Paris, Belles Lettres, 1971, XXI, 24 : « Pilatus, et ipse jam pro sua conscientia christianus, Caesari tunc Tiberio nuntiavit ».