Dans la Pharsale, à la fin de la lutte contre César, Pompée tente une dernière fois d’épargner son prochain et quitte le champ de bataille avant l’extermination complète de ses unités. Cette attitude, loin de lui être imputée à lâcheté, est louée par le poète :
‘Alor non fist il pas cum font maint chivalerL’idée, déjà présente dans les Fet des Romains 2123, prend un relief particulier dans l’épopée franco-italienne. Nicolas de Vérone explique en effet :
‘Por troy çonses se prist dou camps a desevrer :Le chef de guerre préfère la retraite à l’anéantissement de ses troupes et l’abandon du champ de bataille, qui eût pu être considéré comme une indignité au regard de l’idéal épique tel qu’il était prôné par exemple dans le texte de Turold, est ici justifié par l’attention toujours renouvelée au sort d’autrui et devient donc louable. Si Pompée se retire d’abord parce « q’il ne voloit laser sa gient (a) tuer »2125, c’est que l’idée de l’héroïsme a changé, que la prouesse, la fortitudo et finalement l’orgueil personnel du guerrier ont cédé le pas devant une morale humaine où la valeur à sauvegarder par excellence est la vie. L’idéal est loin de celui qui poussait les héros à ne jamais déclarer forfait quelles que pussent être les conséquences. L’altruisme de Pompée est motivé, non par la pitié, mais par l’oubli de soi.
L’inquiétude de Pompée pour ses hommes, que l’on retrouve dans les Fet des Romains et les Fatti di Cesare 2126, permet aux auteurs qui retracent ses exploits de légitimer sa fuite alors que cette dernière est jugée assez sévèrement par les historiens grecs. Ainsi pour Appien :
‘Pompée, voyant la déroute des siens perdit complètement la tête : il se retira dans son camp et une fois entré dans sa tente, il se tint immobile et silencieux : on eût dit Ajax, fils de Telamon, de qui la fable raconte le même fait, quand un dieu frappa son esprit2127.’Lucain se donne déjà beaucoup de mal pour justifier son héros et son abandon du combat, précisant que le chef ne manque pas de bravoure ou de courage pour affronter les assauts ennemis :
‘Nec derat robur in ensesMais la première raison que le poète expose pour expliquer le retrait du guerrier reste obscure2129 et les auteurs médiévaux l’ont reformulée de façon à mettre en lumière une préoccupation altruiste. La fuite de Pompée devient juste et louable en ce qu’elle vise à économiser le sang versé. Cette stratégie est elle-même sous-tendue par un présupposé selon lequel les guerriers n’abandonnent pas leur seigneur au combat : les soldats préféreraient mourir auprès de Pompée plutôt que de garder la vie sauve en ayant quitté la lutte.
De fait, cet idéal épique et féodal est bien présent dans l’œuvre de Nicolas de Vérone. Dans la Prise de Pampelune, aucun des douze Pairs ne veut laisser Roland pour porter un message à Charlemagne, alors qu’attaqués par surprise au moment où ils étaient partis en quête de ravitaillement, ils se trouvent dans une fort mauvaise posture. Personne n’envisage de quitter le combat :
‘Quand Rolland s’en perçuit, n’en oit nul despleixir,Les oppositions terme à terme à la rime soulignent l’état d’esprit des guerriers français : plutôt « morir » que « garir, gerpir » ou « soy garentir » s’il s’agit de « servir » son seigneur car, dans le code féodal, expirer pour lui est un honneur qui ouvre les portes du martyre et de la sainteté2131.
Nicolas de Vérone n’adhère plus à cette vision du monde où les guerriers aspirent à une gloire post-mortem mais les chevaliers conservent cependant une éthique qui les empêche d’abandonner leurs pairs en situation périlleuse, qu’il s’agisse de leur seigneur - comme dans le cas de Roland - ou de leurs compagnons - comme lors du tragique retour de Guron, Taindres et Andriais auprès de Charlemagne -2132. Dès lors, si Pompée se retire de l’engagement, c’est pour que ses hommes l’imitent. L’objectif du chef romain est donc de sauver des vies humaines, quitte à se sacrifier pour épargner autrui. Il prend conscience que son rôle de meneur d’hommes n’implique plus que les autres meurent pour lui mais consiste au contraire à mourir pour les autres. Ainsi, l’esthétique de l’épopée primitive est remplacée par une éthique stoïcienne d’abnégation.
De la sorte, l’attitude de Pompée évoque celle du Christ. De la même façon que Jésus, lors de son arrestation, demande à être pris sans que ses disciples ne soient inquiétés, Pompée adresse à Fortune, au moment de quitter le champ de bataille, une prière qui va en ce sens. Il demande que son peuple ne soit pas abattu si lui-même doit l’être :
‘E dist : « Some virtus, un don veil demander :Là où le fils de Dieu demandait aux Juifs :
‘« Se moy volés avoir, leisiés a saovementCe qui rend Pompée sublime, comme Jésus, c’est la tension entre l’intérêt privé et l’intérêt collectif et la capacité à privilégier le bien commun au détriment de sa personne. Pompée est prêt à sacrifier ce qui lui tient le plus à cœur pourvu que les dieux ne se préoccupent plus de « le mond reverser »2135. Or cette expression, qui clôt la prière du combattant, est tragique parce que vouée à être déçue malgré ses intentions louables.
Mais la requête est noble en ce que le héros ne demande pas trivialement, comme dans les Fet des Romains : « lesse les autres ester »2136. Cette expression est vulgaire, et réductrice (« les autres », ce n’est pas le « monde ») et elle envisage la défaite, ou la victoire, sur un plan vertical statique : « ester », c’est ne pas bouger, s’immobiliser, ne pas chuter. Dans la chronique en prose, tout le discours de Pompée est articulé sur une antithèse entre le haut et le bas, comme en témoignent l’apostrophe « O soveraines vertuz, quant einsi est que vos me volez metre de haut em bas » et l’acceptation « Ge voil bien chaoir, mes que li autre remaingent en estant »2137. A l’inverse, dans le terme « reverser » choisi par Nicolas de Vérone est contenue toute l’idée de mouvement perpétuel et circulaire. Le monde décrit par le poète franco-italien n’est plus organisé de façon verticale, l’univers est bien plus complexe, et l’image de la roue en donne une bonne illustration. La prière de Pompée sera forcément déçue, parce que tôt ou tard la roue de Fortune doit tourner, chacun voit son heure de gloire et son heure de déchéance se succéder. Tel est l’enseignement de la Pharsale, et à ce moment du récit, Pompée sait ce qu’il en est2138. Qu’importe, il implore tout de même les dieux, et c’est dans cette persistance de l’altruisme que le héros devient sublime.
A proprement parler, Pompée ne meurt pas, comme le Christ, pour le salut de ses hommes, mais il est prêt à renoncer à l’idéal héroïque et à assumer l’image qu’on se fera de lui. Il abandonne ainsi la lutte et accepte de sacrifier sa famille pour ménager ses guerriers. Le personnage manifeste un grand intérêt pour la vie d’autrui qu’il cherche à épargner et son dévouement de chef païen est aussi digne que celui du Christ salvateur ou de Pilate qui recherche la justice au détriment des intérêts liés à sa charge de tribun.
Le comportement de Pompée a des résonances christiques en ce que le héros refuse de tuer ses adversaires et de laisser mourir ses hommes. Christianisme et stoïcisme se rejoignent ici, Pilate applique le « Non occides »2139 et le commandement divin selon lequel il faut aimer son prochain trouve un écho dans la maxime de Marc Aurèle : « Le propre de l’homme est d’aimer même ceux qui l’offensent. Le moyen d’y parvenir est de te représenter qu’ils sont tes parents »2140. Le parallèle n’a rien d’artificiel et les deux doctrines, bien qu’elles se soient développées de façon autonome, présentent nombre de similitudes2141. Les deux modes de pensée ont développé des concepts analogues au sein desquels l’oubli de soi revêt une importance capitale2142, même s’il est motivé tantôt par la compassion, tantôt par un sentiment plus largement philanthropique. Le souci du bien d’autrui au détriment de sa propre personne devient un idéal héroïque.
La Pharsale, v. 1871-1873.
Les Fet des Romains, p. 538, l. 12-16.
La Pharsale, v. 1885-1893.
La Pharsale, v. 1886.
Les Fet des Romains, p. 539, l. 2-7 ; les Fatti di Cesare, XVIII, p. 222.
Appien, Les Guerres civiles à Rome, LXXXI.
Lucain, De Bello civili, VII, v. 669-670.
Comment comprendre en effet les vers 671-672 : « Sed timuit, strato miles ne corpore Magni / Non fugeret supraque ducem procumberet orbis » ?
La Prise de Pampelune, v. 4476-4482.
Voir à ce sujet, M. Bloch, La Société féodale, op. cit., p. 326.
La Prise de Pampelune, v. 3693-3704.
La Pharsale, v. 1876-1882.
La Passion, v. 363-364.
La Pharsale, v. 1882.
Les Fet des Romains, p. 538, l. 27.
Les Fet des Romains, p. 538, l. 18-20 et 22-23.
Voir à ce titre les commentaires du narrateur au sujet du combat entre César et Brutus et le discours de Pompée sur la nécessité de sa chute, v. 1831-1832, 1851-1856 et 1862-1865.
Exode, 20, 13 ; Deutéronome, 5, 17 ; Matthieu, 5, 21 ; Luc, 18, 20 ; Epître de Paul aux Romains, 13, 9.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, éd. M. Meunier, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, VII, 22, p. 117.
Voir à ce sujet : A. Bridoux, Le Stoïcisme et son influence, op. cit., p. 190 ; V. Delbos, Figures et doctrines des philosophes, Paris, Plon, 1929, p. 92-93 ; M. Spanneut, Permanence du stoïcisme de Zénon à Malraux, op. cit., p. 130-178. Une différence essentielle entre les deux courants de pensée concerne la vision de ce qui se passe après la mort.
Voir à ce sujet M. Spanneut, Permanence du stoïcisme de Zénon à Malraux, op. cit., p. 130-138 : « Le stoïcisme et le dogme chrétien » ; J.‑J. Duhot, Epictète et la sagesse stoïcienne, op. cit., p. 211-237 : « Stoïcisme et christianisme ».