3/ Un nécessaire dépouillement

Dans chacun de ses poèmes, Nicolas de Vérone insiste sur les rapports inextricables qui unissent la richesse extérieure au statut d’homme important. Dans la Prise de Pampelune, Guron de Bretagne se dirige directement et sans la moindre hésitation, vers Marsile alors qu’il ne l’a jamais vu,

‘Car bien l’oit coneü a la sieze plus grant
E a la corone aussi q’estoit d’or fin luisant2143.’

De la même façon, dans la Passion, la puissance de Pilate est liée à une aisance matérielle certaine. Lorsque Jésus est conduit auprès du tribun romain, le poète précise que le gouverneur réside « aou paleis marbrin »2144 avant d’ajouter :

‘Là dens plus ni entra Juïs vielz ne mesclin
Car Pilat o luy avoit celour de plus aut lin2145.’

La richesse de la demeure et la noblesse de l’entourage servent donc à définir Pilate comme un personnage haut placé. Aucun Evangile ne fait mention du « palais »2146 et seul Jean rapporte que les Juifs ne suivent pas le Christ jusque devant son juge. Cependant, il donne une tout autre raison que celle avancée par le trouvère franco-italien : « Non introierunt in praetorium ut non contaminarentur sed manducarent Pascha »2147. Nicolas de Vérone transforme ce désir de pureté en inconvenance sociale et dans sa Passion versifiée, la résidence de Pilate est réservée aux personnes de haut lignage.

Les héros antiques n’échappent pas à cette concordance du faste et de la renommée. Lorsque César apparaît dans la Pharsale, il est « ricemant adobé de sor un detrer grais »2148 et cette précision est la première qui serve à définir le chef d’armée dans la chanson de geste. Ce vers correspond au début du paragraphe 21 des Fet des Romains, mais la mention de l’équipement luxueux de César est absente de la chronique médiévale qui se contente de rapporter que « Cesar fu par avanture oissuz de ses tentes ce jor »2149. Nicolas de Vérone choisit d’accentuer l’apparat qui entoure son personnage pour en signifier le rôle de princeps. Avant toute chose, et au moment même où César entre dans le récit, il est désigné par les marques extérieures de sa puissance.

De la même façon, Pompée bénéficie d’attentions particulières de la part des Romains. Quand il se lève, il lui faut « mant barons de grand bruit / Q’a luy vestir si penerent tretuit »2150. Là encore, le détail est absent des Fet des Romains et le poète de cour se montre désireux de peindre la puissance telle que son public, et en particulier son seigneur, Nicolas Ier d’Este, peut la reconnaître. A l’époque, le Signore de Ferrare avait certainement nombre de serviteurs prêts à l’habiller et à veiller sur ses moindres désirs. La mention des « barons de grand bruit » au service de Pompée, alors même que l’armée est en opération militaire en camp, dans un pays étranger, et que tous se contentent de tentes pour logement, vient rappeler la puissance du général. En effet, l’aura d’un homme dépend des aspects matériels les plus concrets et Pompée, bien qu’il soit en fuite et qu’il refuse de rester auprès du peuple de Mytilène, bénéficie, dans l’épopée franco-italienne, d’un traitement de faveur de la part des habitants qui

‘Ferent eslir la meillor nef q’estoit
A le port Metelaine e che’o mer mains dotoit.
De toutes celles couses qe mester li avoit
La ferent bien fornir cum a seignor droit2151.’

Dans la chronique en prose l’auteur juxtapose directement le discours de Pompée et son embarquement sans mentionner quoi que ce soit à propos du choix du bateau2152. Nicolas de Vérone ajoute cette précision car l’importance d’un personnage se devine à son faste et à sa morgue :

‘Q’il est raysnable zonse - ce savent li pluxor -
Qe l’avoir e l’auteçe soient frer e seror2153.’

Cet adage prononcé par le héros de la Pharsale prend tout son sens dans l’épopée antique qui raconte son infortune.

Dans ces conditions, il est normal que la défaite et la déchéance du héros se perçoivent à l’évocation de détails concrets. Pompée vaincu n’a pas d’écuyer pour lui porter son bouclier et il est obligé d’entrer dans Sélice qu’il gouverna jadis aussi anonymement qu’un vulgaire marchand :

‘« Or ne ay un scuer qi me port mien escu ».
*
Or se stuit aconter as estrançes bidas,
Cum s’il fust merceant e vendeor de dras2154.’

Or, l’absence d’écuyer ne fait pas partie des préoccupations de Pompée dans les Fet des Romains et seul est mentionné le sentiment de sûreté et de sécurité à l’arrivée à Sélice2155. Le poète franco-italien n’hésite donc pas à modifier la source qu’il utilise, comme il le fait lorsqu’il décrit le retour du héros auprès de Cornélie. Dans la Pharsale, il est seul lorsqu’il rejoint sa femme et cette solitude, qui renvoie à celle de Guillaume revenant auprès de Guibourc2156, signe incontestablement sa défaite puisque l’héroïne romaine voit Pompée

‘venir sens creature
Qe li feïst compagne, fors le stormant qe plure,
E avoit empoudree e tainte l’armeüre,
Lour conuit bien q’il est mis a desconfiture
E che fortune s’est feite ver luy trou dure2157.’

Dans le texte des Fet des Romains, il n’est fait aucune allusion à l’entourage immédiat de Pompée au moment où il arrive et c’est la « chiere pale et mate et encline et sa robe enpoudree »2158 qui permettent à Cornélie de comprendre que César a gagné le combat. Sur les dix-neuf manuscrits susceptibles d’avoir été consultés par le poète franco-italien, trois contiennent une iconographie en rapport avec cet épisode, ceux que L.‑F. Flutre désigne par les initiales B2, M et P192159. Deux miniatures représentent plusieurs personnes dans le bateau, cinq dans le manuscrit de Bruxelles, trois dans celui de Paris. Mais l’enluminure du manuscrit de Venise ne laisse voir que deux personnages, Pompée et le conducteur du navire. Il est alors probable que Nicolas de Vérone se soit inspiré du manuscrit présent dans la bibliothèque des Gonzague2160 et ait infléchi la lettre des Fet des Romains en fonction de son illustration. La solitude du guerrier, affirmée aussi bien par le coloriste du manuscrit M que par l’auteur de la Pharsale, est le signe infaillible de son échec.

C’est également le cas lors de l’arrivée du héros à Larisse lorsque les « borçois »2161 l’accueillent avec les honneurs qui lui sont dus,

‘Mes quand i l’ont veü venir a tel traïne,
A si petite giant, ceschun bien endevine
Qe Cesaron l’avoit sconfit celle matine2162.’

Une fois encore, la précision est absente de la chronique en prose2163. Ainsi, à plusieurs reprises, le poète franco-italien adapte le texte initial et cette récurrence n’est pas le fruit du hasard parce que tous les détails ajoutés permettent de construire une image homogène de l’héroïque Pompée : grand seigneur au début de l’œuvre, il perd peu à peu toutes ses prérogatives d’homme puissant pour être vilement décapité par Settimus et Achillas.

Cependant, si Nicolas de Vérone souligne en de nombreuses occasions l’indignité de ce sort qui accompagne la défaite et la déchéance du héros2164, il est tout à fait remarquable que Pompée ne s’en plaigne jamais. Le vaincu énonce des préceptes dignes de ceux du Manuel d’Epictète et rappelle par exemple :

‘« Nul ne devroit amer honor ne grand treü
S’il n’est cert de morir, qand l’onor a perdu »2165.’

A sa femme qui se lamente, il explique l’amour vrai et le sentiment pur :

‘« Mes se le aut gerpi suen ais e suen seçor
Por le pobre servir, ce est d’amor la flor […]
Il ne part qe per moi soiés en tiel freor,
Mes seulmant por l’avoir qe ay perdu cist jor
Und qe ce ne resemble amor ne grand douzor »2166.’

Pompée dénonce la vanité des richesses et de la gloire en opposant radicalement l’être et l’avoir. Il refuse les apparences et est en quête de sincérité. Pour lui, il faut se défaire du superflu pour aimer l’homme. Il n’est que cet amour franc et droit qui soit digne de louange. Cette leçon s’apparente à celle que Sénèque donne à Lucilius : « Ista negotatio est, non amicitia, quae ad commodum accedit, quae quid consecutura sit spectat […] Detrahit amicitiae majestatem suam qui illam parat ad bonos casus »2167. C’est précisément dans les circonstances infâmantes que se révèle la grandeur humaine de Pompée qui semble s’en remettre au précepte stoïcien : « Tout ce qui a trait à l’ostentation et au luxe, efface-le »2168.

L’importante discordance entre la valeur du personnage et la façon humiliante dont il est traité rapproche le héros antique du martyr chrétien. Depuis le texte biblique, le scandale de la mort du Christ, outre la problématique opposition entre la divinité du personnage et sa finitude terrestre, est celui de la dichotomie fondamentale entre l’innocence de Jésus et la sentence de mort que Pilate prononce2169, entre les qualités du prophète, sa bienveillance et sa pureté, et la crucifixion indigne qu’on lui inflige. Nicolas de Vérone respecte la lettre des Evangiles lorsqu’il décrit la mise en croix : il ne multiplie pas les évocations triviales ou grossières que l’on trouve dans nombre de textes théâtraux2170. Il n’omet cependant pas la scène centrale de dérision qui consiste à habiller Jésus comme un roi, à lui donner ce titre, à s’agenouiller devant lui et à le traiter comme un esclave2171 :

‘Quand Jesu fu vestu de la veste pourprine
Une corone en chief li mistrent d’espine
E tant la ficerent desour sa blonde crine
Che daou cief jusque aou pié le sang de lu decline.
Une rosele en mein mistrent li outremarine
Pour fer de notre sire plus gab e plus traïne.
Grand partie a chief nu par devant lu s’encline,
Diant : « Roy des Juïs, Dieu te sauf che domine ! »
Grand colees li donent par face e par petrine,
Scicant a lu en la face, e par plus discipline
Fierent lu de’ou rosel sour le cief sens volpine2172.’

Le poète se refuse à tout développement légendaire ou amplification comique, tels que le jeu des bourreaux2173 par exemple, et il suit le texte de Marc :

‘Milites autem duxerunt eum intro in atrium praetorii et convocant totam cohortem. Et induunt eum purpuram et inponunt ei plecentes spineam coronam. Et coeperunt salutare eum : « Have, rex Iudaeorum ». Et percutiebant caput eius harundine et conspuebant eum et ponentes genua adorabant eum. Et postquam inluserunt ei exuerunt illum purpuram et induerunt eum vestimentis suis et educunt illum ut crucifigerent eum2174.’

L’héroïsme de Jésus consiste ici à supporter les outrages qu’on lui fait subir sans amertume ni révolte. Il consent à sa Passion et le Christ, Sauveur de l’humanité est crucifié comme un vulgaire larron.

***

*

Nicolas de Vérone propose donc une vision du monde commune dans des contextes d’inspiration différente, guidée ou non par une source contraignante. Pompée apparaît comme un héros stoïcien qui atteint l’ascèse en se défaisant de tout apparat superflu alors que le Christ est révélé comme Dieu par l’ignominie même des traitements qu’il subit. La christologie de Marc et la sagesse stoïcienne convergent donc vers un même idéal moral ascétique2175.

Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, la recherche de la sagesse se comprend comme un nécessaire détachement de tout ce qui n’est pas indispensable à l’être. L’ascèse, qui peut évoquer celle des ermites retirés, s’oppose à la vision de César qui se cantonne dans un luxe ostentatoire et voudrait être tel il paraît. Son désir de mourir vaillamment participe d’une logique épique belliqueuse où l’image que l’on donne de soi est capitale, alors que dans le cas de Pompée et de Jésus, les signes extérieurs de la puissance disparaissent au profit d’une richesse intérieure. Leur déchéance matérielle est nécessaire à la découverte de l’homme et à son avènement parce que l’apparence et l’essence ne correspondent plus. En cela, leur parcours illustre la pensée de Marc Aurèle selon laquelle « plus on se dépouille de ces choses et d’autres semblables, plus on supporte d’en être dépouillé, et plus on est homme de bien »2176.

Notes
2143.

La Prise de Pampelune, v. 2952-2953.

2144.

La Passion, v. 504.

2145.

La Passion, v. 505-506.

2146.

Jean, 18, 28 ; Luc, 23,1 ; Marc, 15, 1 ; Matthieu, 27,11.

2147.

Jean, 18,28.

2148.

Pharsale, v. 678.

2149.

Les Fet des Romains, p. 512, l. 3.

2150.

La Pharsale, v. 362-363.

2151.

La Pharsale, v. 2444-2447.

2152.

Les Fet des Romains, p. 550, l. 11-p. 551, l. 14.

2153.

La Pharsale, v. 2304-2305.

2154.

La Pharsale, v. 2180 et 2581-2582.

2155.

Les Fet des Romains, respectivement p. 546, l. 14-24 et p. 554, l. 2-16.

2156.

La Chanson de Guillaume, (G2), CXL, v. 2244-2248.

2157.

La Pharsale, v. 2242-2246.

2158.

Les Fet des Romains, p. 547, l. 5.

2159.

L.‑F. Flutre, Les Manuscrits des Fet des Romains, op. cit.,p. 26-87. Les miniatures se trouvent aux folios 350, v° pour le manuscrit B2 de Bruxelles, 177, r° pour le manuscrit M de Venise et 304, b pour le manuscrit P19 de Paris.

2160.

Cette miniature servirait alors d’argument à la conviction d’A. de Mandach selon laquelle Nicolas de Vérone travaillait en se servant du manuscrit M des Fet des Romains. Voir A. de Mandach, « Les manuscrits uniques de La Passion et de La Pharsale », art. cit, p. 241-243.

Cependant, il est difficile d’imaginer que Nicolas de Vérone s’en soit exclusivement remis à ce manuscrit. En effet, on lit au folio 181 r° : « ce fu droit au mois de septembre, la veille au jor qe nos cretiens faisons la feste saint Luc li evangelistes ». Or, Nicolas de Vérone évoque la saint Matthieu (v. 2788), leçon qui correspond à celle du manuscrit utilisé par L.‑F. Flutre pour l’édition des Fet des Romains (p. 559, l. 24).

2161.

La Pharsale, v. 2090.

2162.

La Pharsale, v. 2091-2093.

2163.

Les Fet des Romains, p. 540, l. 3-22.

2164.

La Pharsale, v. 2795-2796, 2825, 2861, 2890-2894, 2919, 2980-2988, 2999, 3029, 3038, 3086, 3104-3108, 3141, 3166.

2165.

La Pharsale¸v. 2181-2182.

2166.

La Pharsale, v. 2307-2308 et 2314-2315.

2167.

Sénèque, Lettres à Lucilius, éd. F. Préhac, H. Noblot, Paris, Belles Lettres, t. I, 1964, lettre 9, § 10 et 12. Voir également t. I, lettres 4 et 6. Au sujet de l’importance de l’amitié dans le stoïcisme, voir C. Morana, « L’éthique stoïcienne des sentiments : Amor, Amicitia », Revue de philosophie ancienne, Bruxelles, 1997, vol. 15, n° 2, p. 189-222 ; J. Follon, J. Mac Evoy, Sagesses de l’amitié, op. cit., vol. 1 pour des textes de l’époque antique et vol. 2 pour une analyse historique et littéraire.

2168.

Epictète, Manuel, éd. M. Meunier, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, XXXIII, 7, p. 224.

2169.

Le tribun réaffirme l’innocence du Christ par cinq reprises : la Passion, v. 549-550, 577, 582, 316-614, 656, 661 et 680-681. Pourtant, il le livre au peuple juif, v. 697.

2170.

Voir par exemple la Passion d’Auvergne, v. 2915 et 2921. Dans cette pièce, la scène de crucifixion s’apparente à une scène de comédie : v. 2571-2776. C’est le cas aussi dans la Passion du Palatinus, v. 902.

2171.

Au sujet de cette scène voir P.‑M. Beaude, « Jésus le roi des Juifs : citations, énoncés et énonciations », Procès de Jésus, procès des Juifs : éclairage biblique et historique, éd. A. Marchadour, Lectio Divina, hors série, Paris, Editions du Cerf, 1998, p. 42.

2172.

La Passion, v. 629-639.

2173.

On retrouve ces jeux dans la Passion Notre Seigneur, v. 1590-1679 puis v. 2106-2119 ; la Passion du Palatinus, v. 392-401 ; la Passion des Jongleurs, v. 814-895 ; le Livre de la Passion, laisses XXII, XXXIII.

2174.

Marc, 15, 16-20.

2175.

Au sujet de cette convergence, voir L. Zanta, La Renaissance du stoïcisme au XVI e siècle, op. cit., p. 339-340. Sur la solitude du sage voir R. Müller, Les Stoïciens, Paris, Vrin, coll. Bibliothèques des philosophies, 2006, p. 245-246.

2176.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, livre V, 15, p. 88. Le démonstratif « ces choses » renvoie aux « choses qui n’appartiennent pas à l’homme en tant qu’homme ».