Les personnages de la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion apparaissent comme autant de doubles moraux qui illustrent la théorie thomasienne des vertus remèdes : humilité contre orgueil, largesse contre avarice, amitié contre envie, abstinence contre gourmandise. L’univers moral de la Passion trouve des échos inattendus dans le genre épique et les chansons les plus belliqueuses : Charlemagne et Estout, parfois condamnables, se rapprochent des figures évangéliques de Pierre ou de Longin ; en revanche, César et Judas s’endurcissent et ne reconnaissent pas leurs erreurs.
Les vertus proprement chevaleresques subissent des mutations profondes dans l’épopée franco-italienne. La largesse est poussée à son comble et se comprend désormais comme un désintérêt des biens matériels. Dans le même temps, la générosité, la clémence et la magnanimité se muent en une forme constante d’altruisme et une recherche ascétique du dépouillement. L’avidité est toujours condamnable en ce qu’elle apparaît comme une entrave à l’épanouissement personnel mais la grandeur humaine ne se révèle que dans l’épreuve et la déchéance parce que toute gloire est vanité : « Alexandre de Macédoine et son muletier, une fois morts, en sont réduits au même point »2177. L’apparence ne correspond plus à l’essence et le sage est celui qui, en quête de vérité et de sincérité, se défait de tout ce qui est accessoire parce que l’humilité est vertu première. Le poète franco-italien illustre ici l’adage stoïcien médiéval diffusé par Barlaam de Séminara dans son Ethica secundum stoicos des années 1340 selon lequel « virtus seipsa est contenta, ad bene beateque vivendum »2178.
Les personnages dépeints par Nicolas de Vérone sont capables de changement et d’évolution et c’est ce qui les rend pleinement humains et louables. Bien plus, ils parviennent à un total oubli d’eux-mêmes qui semble directement inspiré de conceptions néostoïciennes. Le recours aux stéréotypes littéraires pour les seuls personnages négatifs s’explique alors par la volonté du poète de condamner les caractères immuables et de saluer, à l’inverse, la capacité d’adapter son attitude au contexte. La perfectibilité devient un critère de définition de l’idéal humain en ce qu’elle témoigne de l’action et de la volonté individuelles dans l’acquisition des vertus.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, 24, p. 102.
Barlaam de Séminara, Ethica secundum stoicos, p. 1345D.