Lorsque Nicolas de Vérone rédige ses œuvres au milieu du XIVe siècle et qu’il fait le choix formel de la chanson de geste, il s’écarte du mouvement général de remaniement en prose des légendes épiques. La tradition héroïque est toujours bien vivante à la fin du Moyen Age et elle s’exprime en vers ou en prose. Les deux formes concourent au même but : la mise en lumière, aux fins d’imitation, des preux d’autrefois ou de ceux qui, par leur valeur, peuvent leur ressembler. Mais, dans la littérature française tardive, comme l’explique F. Suard,
‘l’accent est différent : à la chanson de geste revient, grâce au discours lyrique et à la fiction de la transmission vivante d’un récit oral, la fonction de célébration dans le cadre d’une œuvre unique ; à la prose se trouve attachée, sur le mode du récit, la mission de dire le vrai et de peindre, dans une fresque aux couleurs de la réalité, une histoire exemplaire2179.’Le choix de la forme est donc lié à un projet littéraire précis, celui de louer les exploits de héros devenus mythiques dans un but édificateur.
Cependant, la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion ne se donnent pas comme des fictions étrangères à tout référent extérieur ou historique mais cherchent à préciser un contexte sinon parfaitement authentique du moins vraisemblable d’où sont exclues les principales manifestations du surnaturel et de la transcendance divine. Ainsi, le poète franco-italien vise à célébrer tout en disant le vrai. De la sorte, la vérité du sens de la chanson de geste, qui peut d’ordinaire fort bien s’accommoder de la fiction, est liée, chez Nicolas de Vérone, à un besoin de présenter des héros ayant existé dont l’épopée raconte la mort glorieuse.
Evénement le plus naturel pour l’homme et en même temps éminemment culturel, la mort est une « charnière bio-anthropologique »2180 selon l’expression d’E. Morin, un moment tout à fait particulier où l’humain, soumis à la loi des espèces, s’affirme comme individu. En effet, à la différence de l’animal, l’homme a conscience de sa finitude et le rapport qu’il entretient avec la mort, la sienne et celle de ses proches, est révélateur de ce qui, précisément, le définit comme une personne. Omniprésente, la mort occupe une place considérable dans les préoccupations et la vie de l’homme médiéval. Au dire de P. Ariès, dont les essais « discutés mais pionniers et stimulants »2181 ont initié la recherche sociologique, elle est « apprivoisée »2182 et fait partie du quotidien. M. Lauwers s’accorde avec cette idée d’une mort vécue sereinement et envisagée comme une période de repos dans l’attente d’un Jugement Dernier collectif2183.
Le XIIIe siècle marque une rupture dans ces conceptions de la vie humaine et l’affirmation de l’individu va de pair avec une émergence des angoisses de la mort dont la présence traumatique était comme dissoute par la prépondérance du groupe social. Lors de cette nouvelle « mort de soi », le trépas est directement suivi du jugement particulier de chaque défunt et la « naissance du Purgatoire »2184 est ainsi directement liée à celle de la conscience individuelle2185.
Plus précisément, dans le domaine littéraire, la mort constitue une thématique très prisée, entre autres dans les chansons de geste où elle apparaît comme un moment symbolique et est décrite selon des impératifs stylistiques, poétiques et formulaires codifiés. Dans l’univers épique, c’est la mort qui fait le héros, puisque « c’est dans le futur que se réalise [s]a gloire »2186. Si l’héroïsme se définit comme l’accomplissement d’un exploit, seul le souvenir du haut fait du guerrier subsiste. C’est donc que la relation au temps est essentielle dans la mémoire d’un passé légendaire2187. Voué à mourir, le héros est alors confronté à son propre trépas et son attitude face à cette épreuve le révèle comme personnage exemplaire.
Dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, les protagonistes vivent leurs aventures dans un cadre fondamentalement différent de celui auquel était habitué un public plus ancien : ils évoluent dans un monde strictement terrestre parce que la vision de l’idéal humain n’est plus la même que celle qui inspirait les textes originaux. Il convient donc de s’interroger sur les caractéristiques de l’esprit épique tel que Nicolas de Vérone le conçoit et de chercher à définir les nouvelles orientations idéologiques qui en découlent.
Fait de violence et de passions exacerbées, le monde héroïque tend à la présentation de scènes de mort brutale, expression ultime de la démesure épique. C’est là un moment privilégié de la narration où l’auteur met en scène sa conception de la vie et les aspirations des héros. Conformément à ce qui se passe dans la littérature hagiographique, la mort est exemplaire et certains critiques parlent même de « Passion épique »2188. Le thème de l’Imitatio Christi 2189 est largement répandu et la chanson de geste apparaît comme « une sorte de liturgie de l’héroïsme sacré »2190. Mais la classique oscillation entre héroïsme et sainteté semble dépassée dans les œuvres de Nicolas de Vérone au profit de l’apologie d’un nouveau comportement exemplaire qui s’apparente à la sagesse antique.
Bien que l’auteur présente des scènes de martyres héroïques, les chevaliers ne paraissent pas pouvoir prétendre à une quelconque sanctification.
F. Suard, « La tradition épique aux XIVe et XVe siècles », Revue des Sciences humaines, 183, 1981-1983 (Moyen Age flamboyant : XIV e -XV e siècles), t. III, p. 103. Cette distinction entre vers et prose se retrouve au XIIIe siècle dans l’historiographie, lorsque l’octosyllabe à rimes plates utilisé jusqu’alors est délaissé par les premiers prosateurs qui le jugent inapte à dire le vrai. Voir à ce sujet C. Croizy-Naquet, « L’Histoire ancienne jusqu’à César, les Fet des Romains : entre sermon et chronique, entre histoire et roman », art. cit., p. 103.
E. Morin, L’Homme et la mort devant l’histoire, Paris, Corréa, 1951 (réédition Paris, Seuil, 1970), p. 12.
M. Lauwers, La Mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et sociétés au Moyen Age, Diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles, Paris, 1977, p. 9.
P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, op. cit., p. 21.
M. Lauwers, La Mémoire des ancêtres, le souci des morts, op. cit., p. 385.
J. Le Goff, La Naissance du Purgatoire, op. cit., p. 224-226 et 284-288.
Voir à ce sujet E. Morin, L’Homme et la mort devant l’histoire, op. cit., p. 50-52 ; P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, op. cit., p. 37-50 : « La mort de soi » ; M. Lauwers, La Mémoire des ancêtres, le souci des morts, op. cit., p. 381-387.
A.‑J. Gourevitch, La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, op. cit., p. 34.
Voir à ce sujet l’analyse de A.‑J. Gourevitch sur la littérrature héroïque dans La Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, op. cit., p. 33-114.
Voir à ce sujet J. Garel, « La chanson de geste », art. cit., p. 102. La mort de Roland est la plus représentative mais M. de Combarieu du Grès rapproche également la mort de Vivien de la Passion du Christ, L’Idéal humain et l’expérience morale chez les héros des chansons de geste, op. cit., p. 610.
D. Boutet, La Chanson de geste, op. cit., p. 218. Il s’agit ici de la mort de Roland.
J. Subrenat, Etude sur Gaydon, op. cit, p. 107. Cette analyse prévaut pour les textes rédigés au moment de l’âge d’or du genre.