a/ Les prodiges

La tradition littéraire, aussi bien païenne que chrétienne, est bien établie des prodiges qui accompagnent la mort de ceux qui furent exemplaires et Nicolas de Vérone, malgré une très grande réserve à l’égard des manifestations surnaturelles, ne se soustrait pas à ces mises en scène de présages funestes, tant elles participent de la définition même de la mort édifiante.

Ténèbres diurnes, tremblement de terre et orage violent sont autant d’éléments qui ébranlent le monde avant la bataille de Pharsale ou à la mort du Christ. Lorsque Jésus expire, le poète franco-italien, qui suit la version de Matthieu2194, écrit :

‘Lour perdi sa lumiere
Le soulel aou midi e ne moutra lux cliere
Jusque a ore de none […]
Lour la voute dou temple, desour jusque desous,
Se brisa mantinant e departi en dous,
Si se fendrent les pieres e vindrent terremous ;
Ancour li monimens se ovrirent da lour sous
E resusitarent pluxors mors blans e rous2195.’

Ces prodiges terrestres et célestes ne sont pas sans évoquer ceux qui, depuis le texte de Lucain, précèdent l’engagement armé en Thessalie et que Nicolas de Vérone décrit dans sa Pharsale:

‘Volés oïr s’il fist fortune des signaus
Le çorn qe devoit etre le crueus batistaus ?
Il devint tenebrous e ne lusoit solaus,
Foudres avaloient qe zetoient feu chaus
Pour de sour l’ost Pompiu, le prince principaus ;
Lour armes fumoient cum boce de fornaus,
Maintes nues de mouches descendoient sor aus
Pongant plus qe maoffés, e ferent tiés asaus
Qe elles abatoient maint homes e civaus ;
E sembloit qe li mons combatissent entr’aus :
Heumus, Pindis e Ouse e Parnasus li biaus
- Ces quatre mons circundent tot environ cil vaus -,
E qe un flum de sang corist por un canaus2196.’

Le poète franco-italien n’affectionne que très modérément cette littérature de l’horreur et réduit considérablement les descriptions présentes chez Lucain2197, scrupuleusement respectées par l’auteur de la chronique française qui multiplie les détails effroyables pendant plus d’une page2198. Mais les nuées de mouches et l’obscurité angoissante sont bien présentes dans la chanson de geste, comme elles le sont dans les autres textes qui relatent l’affrontement de César et de Pompée. Les Fatti di Cesare y consacrent par exemple le chapitre V : « Come, appena gli eserciti scesero al campo de la battaglia, apparirono per l’aria molti segni spaventevoli »2199. Ces signes annoncent la violence de l’affrontement ainsi que ses tragiques conséquences, tout en faisant des personnages qui vont mourir des héros à l’image du Christ lui-même.

En effet, ces prodiges sont comparables à ceux qui accompagnent le passage de l’Apocalypse de saint Jean, à l’ouverture du septième Sceau, quand les Sept Trompettes des Sept Sages annoncent la consommation des Siècles2200. D’autre part, saint Augustin fait figurer dans le De civitate Dei les prophéties de la sibylle Erythrée concernant les signes précurseurs de la fin du monde2201. Au XIIe siècle, ce texte est publié isolément sous le titre les Quinze Signes du Jugement Dernier 2202 et le motif, que l’on trouve également dans les Géorgiques de Virgile au moment de la description de la mort de César2203, est très prisé au Moyen Age. De fait, il apparaît aussi bien dans le Roland d’Oxford que dans les différentes versions du Pseudo-Turpin. Dans le premier cas, il annonce le massacre de Roncevaux et la mort de Roland2204, dans le second, la disparition de Charlemagne. A chaque fois, le jour s’obscurcit :

‘En France en ad mult merveillus turment :
Orez i ad de tuneire e de vent,
Pluies e gresilz desmesureement ;
Chiedent i fuildres e menut e suvent,
E terremoete ço i ad veirement.
De seint Michel del Peril josqu’as Seinz,
Des Besençun tresqu’as port de Guitsand,
N’en ad recet dunt del mur ne cravent.
Cuntre midi tenebres i ad granz;
N’i ad clartet, se li ciels nen i fent.
Hume nel veuit ki mult ne s’esspoant.
Dient plusor : « Ço est li definement,
La fin del secle ki nus est en present ».
Il nel sevent, ne dient veir nient :
Ço est li granz dulors por la mort de Rollant2205.’

Les merveilles ne sont pas moins nombreuses dans le texte latin du Karolellus qui leur consacre la rubrique « De signis, que apparuerunt ante mortem Karoli » :

‘Sol et luna modo miro quasi compacientes
Abscondere suos radios, septemque dierum
Continuo spacio nigrum tenuere colorem […]
Dumque die quadam Karolus procederet, atra
Est effecta dies subito, lumenque diurnum
Vertitur in tenebras, et mox globus igneus ingens
Ante suos oculos a dextra parte recurrens2206.’

Cette leçon est similaire à celle que l’on retrouve dans l’Historia Karoli Magni en prose et dans sa traduction anglo-normande2207.

Il existe donc un lien très fort entre l’épopée latine, la Passion du Christ et l’épopée traditionnelle qui font toutes trois une peinture similaire des manifestations extraordinaires accompagnant la mort exemplaire de leurs protagonistes2208. Le moment tragique du trépas est toujours annoncé par des signes exceptionnels qui permettent de désigner celui qui va mourir comme un héros. Les présages et autres interventions du surnaturel que Nicolas de Vérone conserve dans ses œuvres, malgré sa réticence à décrire des faits hors norme, sont le signe même d’une mort édifiante. Ce sont eux qui légitiment l’expression « Passion épique ».

Notes
2194.

Matthieu, 27, 45 et 27, 51. Voir aussi 24, 24.

2195.

La Passion, v. 875-877 et 891-895.

2196.

La Pharsale, v. 594-606.

2197.

Lucain, De Bello civili, VII, v. 154 et suivants.

2198.

Les Fet des Romains, p. 509, l. 29-p. 510, l. 6. Voir à ce sujet R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 130-131.

2199.

Les Fatti di Cesare, V, p. 201-202.

2200.

Apocalypse, 16, 18.

2201.

Saint Augustin, De civitate Dei , XVIII, 23. Cette prophétie comporte 27 vers qui forment un acrostiche dont le sens est « Iesus Christus Dei filius saluator ».

2202.

Les Quinze signes du Jugement Dernier, poème du XII e siècle, éd. R. Mantou, Mons, L. Loseau, 1966.

2203.

Virgile, Géorgiques, éd. J. Pingeaud, E. de Saint-Denis, Paris, Belles Lettres, 1998, I, v. 465 et suivants.

2204.

Voir à ce sujet R. Louis, « La grande douleur pour la mort de Roland », Cahiers de Civilisation Médiévale, III, 1960, p. 62-67.

2205.

La Chanson de Roland, v. 1423-1437.

2206.

Karolellus, p. 191 et 193, v. 58-60 et 68-71.

2207.

Historia Karoli Magni, XXXIII, p. 190, l. 45-67 ; Chronique de Turpin, XXXII, p. 84-85, l. 1329-1340.

2208.

Au sujet de cette concordance voir M. Wilmotte, L’Epopée française, op. cit., p. 98 ; Le Français a la tête épique, Paris, La Renaissance du livre, coll. Bibliothèque internationale de critique, Lettres et Arts, 1917, p. 128.