Les héros des textes de Nicolas de Vérone sont confrontés à des morts d’autant plus exemplaires qu’ils ne semblent pas responsables des épreuves qu’ils ont à affronter. Dès lors, leur innocence les rapproche du Christ qui subit, non seulement la volonté divine, mais encore les outrages du peuple juif. C’est lors de la réunion du Sanhédrin qu’il est décidé de faire mourir Jésus, tout comme la décapitation de Pompée est envisagée, puis approuvée, par Ptolémée à la suite de la confrontation des avis divergents d’Ancoreus et de Futin2209.
Le parallèle entre ces deux destins est intéressant car Nicolas de Vérone, adaptant deux sources totalement divergentes, le récit historique d’une chronique tiré d’un poème antique d’une part et les Evangiles d’autre part, traite les deux moments décisifs selon le même schéma narratif. Or, ce motif est un topos de la littérature épique : il s’agit d’une scène de conseil sur laquelle s’ouvrent nombre d’épopées. La Passion franco-italienne, écrite sous forme de chanson de geste débute ainsi comme la Chanson de Roland avec la représentation de l’assemblée des Païens2210 :
‘Ond ceus pontifices e princes - lor en droit -La décision de tuer Jésus est prise par les Juifs avant même qu’il ne soit question de la trahison de Judas. Dans le texte de Nicolas de Vérone, cette dernière favorise les desseins des grands prêtres mais la responsabilité des hauts dignitaires est première par rapport au désir de vengeance personnelle de Judas2212.
Dans la Pharsale, Pompée se réfugie en Egypte pour venir y chercher de l’aide. Mais le conseil qui se réunit autour de Ptolémée n’est pas unanime : Ancoreus veut rester fidèle à Pompée en souvenir des bienfaits passés du général romain alors que Futin, « q’a mal consil doner mais ne li sembla greu »2213, envisage plutôt, par opportunisme, de se ranger du côté de César puisque Fortune le favorise2214. C’est lui qui propose de trancher la tête de Pompée et de l’offrir au vainqueur du combat pour s’en attirer les bonnes grâces. Nicolas de Vérone précise au sujet de Ptolémée :
‘Le roy fu mout felon e sa gient deshoneste,Sans nul doute, il le juge traître envers son hôte, comme semble d’ailleurs le faire Dante lorsqu’il donne à la troisième subdivision du neuvième cercle de l’Enfer le nom de Tolomea 2216. Les hommes de main choisis pour cette inavouable mission sont des êtres vils et méprisables :
‘Exlirent Achillas, un tyran du put lin,Ces hommes, « Achillas le felon, Setimus le traït »2218, sont définis avec les mêmes termes que ceux utilisés pour désigner Judas et cela ne doit pas surprendre : renégat, Settimus est un traître qui n’hésite pas, au moment fatidique, à saluer Pompée « en la lengue de Rome », « por covrir suen traimant »2219. Comme le disciple de Jésus, il l’approche en ami avant de le tuer ou de le faire prendre.
C’est que les héros des textes épiques sont victimes de félonie et de trahison2220, à l’instar du Christ. Ce parallèle entre littérature épique et hagiographique permet de parler d’Imitatio Christi puisque les personnages, qui souffrent une Passion comparable à celle du fils de Dieu, sont, comme lui, livrés par leurs proches. A ce titre, la peinture de l’épisode de Guron de Bretagne par Nicolas de Vérone est révélatrice.
La Pharsale, v. 2786-2893.
Sarrasins dans le texte d’Oxford (la Chanson de Roland, v. 1-95), Juifs dans la Passion.
La Passion, v. 45-49 et 65-66.
Cette version est similaire à celle que présente Matthieu dont le fort caractère antisémite, ou « anti-judaïque », a été souligné à nombreuses reprises (voir par exemple : U. Luz, « L’antigiudaismo nel vangelo di Matteo come problema storico e teologico : uno schizzo », Gregorianum, n° 74, 1993, p. 425-445 ; D. Marguerat, « Quand Jésus fait le procès des Juifs : Matthieu 23 et l’antijudaïsme », Procès de Jésus, procès des Juifs, op. cit., p. 101-126). Cependant nombre d’exégètes soulignent à juste titre que le « jugement de Jésus dévoile la culpabilité de tous les hommes, des Juifs comme des autres, sans oublier les chrétiens, bien au contraire ». Voir Procès de Jésus, procès des Juifs, op. cit., en particulier V et VII : R. Meynet, « Procès de Jésus, procès de tous les hommes », p. 75-100 (c’est de cet article qu’est extraite la citation ci- dessus, p. 75) ; C. L’Eplattenier, « Les Juifs dans le quatrième évangile », p. 127-132.
La Pharsale, v. 2809.
La Pharsale, v. 2808-2887.
La Pharsale, v. 2795-2796.
L’on sait que les avis des dantologues divergent à ce sujet. Pour les uns, le nom de Tolomea, avant-dernière subdivision de l’Enfer, celle des traîtres envers leur hôte, est emprunté à Ptolémée roi d’Egypte, meurtrier de Pompée (Lucain, De Bello civili, VIII, v. 692-700. Pour les autres, il faut le relier à Ptoléméé, fils d’Abobus, qui « commit une grande trahison » en faisant tuer dans un festin Simon Macchabée et ses fils (Premier livre des Macchabées, XVI, 11-17).
La Pharsale, v. 2891-2894.
La Pharsale, v. 3086.
La Pharsale, v. 2979 et 2980.
Au sujet de ce motif dans l’épopée voir A. Dessau, « L’idée de la trahison au Moyen Age », art. cit.